Chapitre 21 : Gabriel

— Oh. Oh ?

La bouche en rond, Aaron cligna des yeux. Gabriel gémit pour ce qui devait être la centième fois consécutive. Son corps, si brûlant et fébrile pendant de longues minutes, lui semblait glacé à présent. Plonger ses mains dans la fourrure douce et épaisse de son chat lui faisait à peine du bien. Alangui de tout son être sur les genoux de son maître-esclave, Pompon ronronnait tout en malaxant l'air de ses pattes. Que ne donnerait-il pas pour se réincarner en une telle bête, vraiment !

— C'est aussi génial que gênant, continua son ami. Je ne sais pas quoi te dire.

Oh, bon sang... Assis à côté d'Aaron sur leur petit canapé, Gabriel se prit la tête dans les mains, dépité. Les choses n'auraient jamais dû se passer ainsi. Jamais. A quel moment, sur toutes ces photos, n'avait-il pas reconnu le corps de cet homme ? Parce qu'il n'est jamais à poil au boulot, abruti ! Dommage. Avec ce qu'il avait vu, il pouvait presque envisager de monter un groupe de chippendales. Avec Tian en tête. Ça marcherait du tonnerre.

— Éric a raison, maugréa Gabriel. Je vais faire du télétravail et on n'en parle plus.

— C'est quoi le rapport avec Éric ? s'étonna Aaron. Gaby, plus sérieusement, qu'est-ce que tu vas faire ?

— Moi ? Rien.

— T'es fou ? T'as tripoté un des employés les plus baisables !

Gabriel ouvrit la bouche dans un O des plus choqués.

— Aaron, ne me dis pas que le type que tu fréquentes te fait avoir ce vocabulaire.

— Quoi ? Non ! Mais, enfin, je veux dire... ce n'est pas parce que je ne touche pas que je ne regarde pas ! Je sais quand quelqu'un est beau, Gaby, c'est littéralement mon boulot.

Gabriel se renfrogna. Si même Aaron s'y mettait...

Se murant dans ce nouveau silence que son ami lui octroyait, il repensa à toute cette scène, à laquelle il ne s'était pas attendue. Un homme bâti comme il l'aimait, attendant nu, plongé dans les ténèbres d'un bandeau ? Oui, c'était ce qu'il avait désiré et demandé de façon très directe. Ce qu'il n'avait pas anticipé, en revanche, c'était que cet homme serait son homme de main, celui qui ne cachait pas son intérêt pour lui entre les murs du Manoir, celui qui, en toute discrétion, éveillait chez Gabriel des envies qu'il passait beaucoup trop de temps à réfréner.

Il avait pesé le pour et le contre, le cœur battant et à deux doigts de faire demi-tour en claquant la porte.

« Il n'en saurait rien, » s'était-il piteusement dit.

Ce n'était même pas du courage que de faire ces pas jusqu'au lit où attendait ce corps frémissant. Il l'avait à peine touché du bout des doigts que Tian avait laissé échapper un souffle, attisant le désir de Gabriel.

Ce n'était pas du courage. Rien d'autre qu'une couardise qui lui valait toutes ses fuites depuis des années. Il avait repoussé, un par un, tous les hommes qui l'avaient couvé d'un regard enamouré ou empli d'envie. Lentement, sans un mot, Gabriel remonta ses genoux contre son torse et essaya d'oublier la sensation de cette peau chaude et si réactive sous sa main. La façon dont les muscles avaient tenté de se rebeller quand il l'avait obligé à s'allonger. Un corps large, travaillé tant par les efforts que le travail quotidien.

— On n'en a jamais vraiment parlé, reprit Aaron. Enfin, pas depuis des années. Ton « petit » souci, là...

Gabriel grimaça.

— Tu sais me parler, hein ?

— Tu m'y obliges, Gaby. Je disais, ce n'est pas parce qu'un homme t'a traité comme une merde...

Dans son ventre, la douleur du souvenir se raviva. Presque aussitôt, la main nue de son ami fut là, contre son bras, dans un contact rassurant.

— ... qu'ils seront tous comme ça...

— D'autres ont ri, rétorqua-t-il.

— Tu penses vraiment qu'on avait un environnement sain, avant tout ça ?

Pas vraiment. En réponse, il se contenta d'entourer ses genoux de ses bras et d'y déposer son menton, songeur. La fin de leur adolescence et le début de l'âge adulte avait été marqué par les premiers émois et les désillusions de toutes sortes, émotives comme physiques. Des soirées à n'en plus finir, entre deux journées de cours qu'ils écoutaient d'une oreille distraite en décuvant. Si ces années-là étaient tout de même un souvenir amusant, elles allaient de paire avec d'autres évènements qui coupaient toute lumière pour le futur.

Peut-être qu'il existait des gens capables de la rallumer, qu'en savait-il exactement ? Il n'était pas le seul sauveur existant.

— Ecoute, soupira Aaron. Je ne dis pas du tout que tu tomberas forcément sur quelqu'un de bien dès le début, tu sais ? Des abrutis, on est bien placés au Manoir pour savoir qu'il y en a à la pelle, mais...

Il haussa ses frêles épaules, tentant un petit sourire.

— J'ai aussi vu que les temps changent.

Une toute, toute petite voix qui étreignit ses pensées. Il était stupide, songea-t-il en glissant un œil sur la main délicate, aux doigts dont les extrémités étaient piquées par les aiguilles et épingles.

Que redoutait-il le plus, au juste ? Le fait que Tian soit son employé ? Ou l'idée même d'une relation ?

Dans les deux cas, c'était une question de confiance. Bien évidemment, il en manquait cruellement.

— Qu'est-ce que tu ferais, toi ?

— Moi ? Je crois bien que je cherche un appartement pour pouvoir faire la cour à un type qui ne me regarde même pas, Gaby, à ton avis qu'est-ce que je ferais si j'étais à ta place ?

Gabriel ne put s'empêcher de rire. Autrefois, Aaron était si rentre-dedans qu'il en était leur vent de fraîcheur. La peur du rejet ne l'alimentait jamais, son sourire désarmait dès le premier contact et sa vivacité d'esprit en avait attiré plus d'un par surprise. Quel âge avaient-ils à l'époque ? Dix-huit, dix-neuf ? Gabriel était le plus vieux de leur petit groupe et avait été le premier à finir ses études de commercial. A l'époque, il passait trop de temps dans l'atelier que dirigeait son père, et y faire intégrer Aaron avait semblé la chose la plus logique.

S'il avait su.

— Tu me dis de foncer ?

— Je te dis de faire ce que ton cœur rêve de faire.

— C'est vraiment la pire réponse que tu m'aie jamais donnée.

— Et la pire que je vais suivre, crois-moi.

Soufflant un rire, Gabriel lui donna un petit coup contre le biceps. Le silence était parfois confortable, comme ce soir-là. Tanguy gérait à sa place, pour une fois, ce qui absorberait une bonne partie de son surplus d'énergie. Il était insupportable, mais s'il y avait bien une chose pour laquelle il agissait avec sérieux, c'était le travail. Il remplaçait parfois Gabriel, lui permettant de souffler une soirée ou deux. Pas plus. Il avait besoin de voir comment les choses se déroulaient. Il voulait être certain.

Manque de confiance, hein ?

Il sortit de ses pensées en sentant Aaron s'installer plus agréablement contre lui, sa tête contre son buste.

— Tu sais, Gaby...

— Mmh ?

— Je suis certain que Tian ne serait pas quelqu'un de violent.

— Ce n'est pas la question...

Mais une pierre avait déjà sombré dans son ventre. Par réflexe, il tira sur ses manches longues. Durant combien d'années avait-il effectué ce geste lorsqu'il était plus jeune, pour camoufler le bleuissement qui courait jusqu'à ses poignets ? Aaron intercepta son geste et avança une main abîmée. Ses doigts maigres s'y enroulèrent.

— Je pense que c'est totalement la question, murmura-t-il. C'est aussi pour ça que tu prends autant soin des gosses comme... Maël, c'est ça ? Celui qui est venu m'aider l'autre fois.

Gabriel hocha lentement la tête. Le poids dans son estomac ne s'allégea pas. Aaron ne le lâcha pas immédiatement, sa voix brusquement plus ferme :

— Ecoute-moi. Tous les hommes ne te traîneront pas dans la poussière, ne te frapperont pas parce que ça les amuse de te rabaisser, et ne se moqueront pas de toi à cause de ta différence.

Il eut un petit reniflement.

— Tout comme tous les hommes avec qui je vais sortir n'iront pas me couper les doigts.

Sur les derniers mots, sa voix trembla, mais les bras de Gabriel se refermaient déjà sur lui pour le serrer. Contre lui, le corps de son ami était plus calme qu'il ne l'avait été durant des années s'il venait à aborder le sujet, et la fierté de ce qu'accomplissait son ami fit déborder son cœur.

— Tu avances, hein ? souffla-t-il.

— Je vais bientôt courir si ça continue, gloussa Aaron.

— Ça veut dire que tu as trouvé un appartement ?

— J'ai une visite la semaine prochaine.

— Je suis content pour toi.

Mais triste. Et seul. Pompon était doux et un peu envahissant comme chat, mais ce n'était pas la même chose de vivre avec une autre personne. Aaron ayant des besoins, il comblait la nécessité de Gabriel de s'occuper de quelqu'un qui ne pouvait pas rester seul et se gérer. A présent, l'idée d'être face à lui-même le rendait presque nauséeux. Prendre un colocataire, cependant, ne l'attirait pas le moins du monde et proposer la chose à Tanguy relevait du masochisme. Il avait beau être l'un de ses plus proches amis, il ne parviendrait jamais à vivre avec lui.

— Est-ce qu'il te plait ? demanda tout à coup Aaron.

— Mh ?

— Tian.

— Tu ne lâches jamais, hein ?

— Pour une fois qu'un truc se passe.

Gabriel grogna. A vivre du Manoir jour et nuit, il ne pouvait pas vraiment réfuter cet argument.

— Je ne sais pas, admit-il après un moment de réflexion. J'ai besoin de réfléchir. Et puis, il va demander des explications. Je ne sais pas à quel point je suis prêt à... ces trucs-là...

— Tu étais bien prêt à astiquer un inconnu dans une chambre d'hôtel, je pense que tu l'es pour t'aventurer avec un mec que tu connais bien comme lui. Ce n'est pas ton petit bouchon qui va l'arrêter, si je prends en compte la façon dont il te dévore du regard à chaque fois.

— Sérieusement, c'est Tanguy qui te dévergonde comme ça ? Il va m'entendre !

Le rire d'Aaron sonna comme du miel à ses oreilles. L'inquiétude le tiraillait toujours, mais se teintait d'un petit quelque chose qu'il connaissait mal : l'espoir, avec ses bords râpeux et son cœur sirupeux. 

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