Chapitre 19 : Gabriel

RadiantObus : Possible. De quel type de rencontre parlons-nous ?

RadiantObus : J'ai bien compris que ce n'était pas ton genre, la chevauchée habituelle.

Gabriel avait lu et relu ces messages plusieurs fois. C'était déjà plutôt positif qu'avec les échanges qu'ils avaient eus, cet homme soit tout de même intéressé. Et le fait qu'il prenne en considération la façon dont tout avait été tourné le rassurait également. Il avait réfléchi longtemps à comment faire. Autant pour son bien-être personnel que celui de l'autre, tout en respectant tout ce qu'il avait mis en place.

A l'hôtel. Je ne souhaite pas que tu me vois. J'ai besoin que tu aies les yeux bandés. Que tu ne bouges pas et que tu me laisses faire.

Si ce type n'était pas stupide, il refuserait probablement.

Je n'ai pas l'intention de parler. Je souhaite que tu suives mes instructions attentivement.

« Vu ».

Il soupira et posa son téléphone sur son bureau. C'étaient les limites de cette technologie censée rapprocher les gens, mais Gabriel ne s'était jamais senti aussi seul qu'avec ces appareils et applications dans les mains. Il avait des réseaux sociaux, pleins à craquer, mais personne avec qui converser quotidiennement. Ses contacts étaient... plus professionnels, d'une certaine façon.

D'un mouvement, il baissa l'écran de son ordinateur portable pour mettre un terme à son activité du moment. Quand il se leva, la fatigue des heures précédentes l'assomma un peu. Le premier service n'allait pas tarder à commencer, nota-t-il en jetant un coup d'œil à l'horloge au-dessus e la porte de son bureau. Dans les couloirs, l'effervescence avait commencé. Il croisa plusieurs silhouettes agitées, sans chercher à les identifier vraiment sinon par les vêtements qu'ils portaient. Les âges variaient, les positions également, et lorsqu'il se trouva tout à coup nez à nez avec Maël et son tout petit sourire, celui qu'il ne créait pas de toute pièce, Gabriel ne put s'empêcher de songer que ses décisions n'étaient probablement pas toutes mauvaises.

— Salut Gabriel !

— Bonjour Maël, dit-il doucement. Alors, cette première nuit ?

— C'était bizarre, dit le garçon en plissant le nez. Je veux dire... enfin, les lieux, tout ça quoi ? J'ai jamais... merde, c'est méga luxueux, t'es sûr qu'on peut vivre ici ?

« Dis, Gaby, est-ce qu'on a le droit d'être heureux ? »

Il déglutit aussi discrètement que possible, repoussant la voix de son frère se superposant à celle de Maël et à ses craintes. Axel avait réagi de la même manière après ce qui leur était arrivé.

— Ce sera chez vous aussi longtemps que vous en aurez besoin, dit-il doucement.

Parfois, il se demandait : quelles fautes tentait-il d'expier en agissant ainsi, exactement ? Pas les siennes. C'eut été trop simple.

Les leurs ?

Ils avaient détruit tant de choses. A commencer par sa famille.

— Merci.

La petite voix hésitante de Maël le tira brutalement des pensées sournoises qui l'agrippaient.

— Pour tout, ajouta-t-il encore plus bas.

Derrière lui, Lucca lui serrait l'épaule dans un mouvement de soutien. Parfois, les mots les plus simples étaient aussi les plus difficiles. Accepter l'aide, saisir la moindre occasion pour s'en sortir. Faire ce fameux pas en avant, puis les enchaîner. Dans les yeux bleus de Lucca, Gabriel pouvait lire le feu qui y résidait encore parfois. Celui-ci, il l'avait enlevé à la rue, à la vermine et aux gangs pour lesquels il travaillait quand la faim était trop tenace. Un travail qui avait pris du temps, mais qui avait tissé la confiance que le garçon acceptait de lui donner par vagues.

— Je t'en prie, dit Gabriel. Faites en sorte que la deuxième chance soit la bonne. Vous n'êtes plus seuls.

Le sourire de Lucca lui parut presque amusé. Le regard de Maël pétilla une seconde, avant de s'éteindre comme une vieille carcasse qui tentait vainement de repartir. Devant Gabriel, il ne prenait pas la peine de faire semblant. Et c'était bien. C'était bon signe.

— Lucca, l'interpela Gabriel quand le jeune homme passa devant lui en suivant son jeune collègue. Harris s'occupe des perruques ce soir. Pense à lui remettre celle que tu utilises également.

— Mais j'en avais besoin pour...

— Lucca.

— OK, maugréa le jeune homme en roulant des yeux.

— Tu feras ce que tu veux quand ce sera la tienne, ne joue pas avec le matériel de travail, compris ?

— Ouais, ouais. Merde, Malou, attends-moi !

Avec un soupir fatigué, Gabriel les regarda s'éloigner en trottinant. Ce n'était pas gagné pour tous, il le savait, mais les voir tous évoluer les uns après les autres était une satisfaction qu'il n'avait jamais imaginé avoir besoin. Lorsqu'il avait voulu créer le Manoir, l'idée était bien loin d'être cet endroit où il avait le sentiment de ramasser tous les chatons égarés ou renversés par la vie qu'il trouvait. A l'origine, ce devait simplement être un nouvel endroit pour qu'Aaron puisse travailler sans être bloqué à cause de ses mains. Pour qu'il puisse créer à loisir, s'épanouir dans la passion. Peu importait le prix à payer, s'était-il dit à chaque fois qu'il le voyait dépérir. Combien d'années avaient passé entre cette première étincelle et le jour où ils avaient ouvert les portes ? Il se souvenait encore des premiers recrutements, quand il avait reçu...

— Tati Gabyyyy !

Par réflexe, Gabriel s'agenouilla et une petite bombe avec un cartable à paillettes lui fonça droit dans les bras. Un petit boulet qui accusait de plus en plus son poids et sa taille à mesure que les années passaient.

— Salut, ma puce, où est ton papa ?

— Il essaie de courir ! souffla la gamine avec un air conspirateur.

— Jade !

Quelques secondes plus tard, le bruit des talons sur la moquette retentit, les avertissant de l'arrivée du concerné. La respiration sifflante, ses jupons s'affolant sur ses cuisses, son employé n'en menait pas large et s'arrêta les mains sur les genoux, essoufflé.

— Je t'ai dit de... ne pas courir ici... expira-t-il difficilement.

Testant son équilibre avec ses nouveaux talons, Gabriel se redressa en gardant la petite fille dans ses bras. Il ne s'y ferait probablement jamais. Reprenant son souffle avec difficulté, Estevan se rapprocha et glissa des mains fermes sous les aisselles de sa fille. La personne qui serait maintenue par une poigne comme celle-ci serait définitivement chanceuse. Pour l'heure, c'était une gosse de cinq ans qui gloussait après une journée d'école, habituée à passer ses soirées dans le bureau de Gabriel. Dans le tiroir d'une petite commode, les jouets avaient été récemment remplacés par des livres éducatifs, côtoyant sans vergogne des livres de comptabilité et des ébauches de projets futurs.

— Allez, petit démon, on arrête d'embêter les grandes personnes, viens là !

— Van, tu es stressé en ce moment ?

L'intéressé haussa une épaule, déséquilibré par le poids de l'enfant qui le serra aussitôt par le cou.

— Arg ! ma puce, papa va mourir si tu...

Quand il parvint à retrouver l'air dont il avait besoin, sa queue de cheval était de travers et ses jupons remontaient un peu trop haut, montrant l'ourlet de son caleçon coincé sous un collant transparent. Un mélange incertain dont Gabriel savait que seul Van en était capable, papa en vrac qu'il était par la force des choses.

— Stressé ? demanda enfin Van.

Sa respiration était un peu moins sifflante, mais Gabriel pouvait entendre ce grain qui lui était parfois si particulier.

— Ton asthme, dit-il simplement. Elle te pose problème ?

Pas de nom, pas devant la petite. A cet âge-là, elle comprenait tout, mais pas forcément de la bonne façon.

— Ça va le faire, marmonna Van. C'est, comment dire... enfin, comme d'hab. Ça va le faire, répéta-t-il pour lui-même cette fois. Ma puce, tu vas lire un peu dans le bureau de ta... de Gabriel ?

Celui-ci retint son sourire amusé. Pour Jade, les hommes officiant au Manoir étaient les collègues de son père tout autant qu'une horde de tantes mal dégrossies et qui ne manquaient pas une occasion de la gâter. Il fallait bien dire ce qu'il en était : à part Éric et Théo qui parlaient d'adopter, Van était le seul à être parent. Et la vie ne lui avait pas fait de cadeau.

Plus loin, le chahut des cuisines se dissipa. Les couloirs devinrent calmes tandis que le bâtiment le plus réputé de l'établissement lui apparaissait de l'intérieur, comme un gigantesque animal qui l'aurait englouti des années auparavant. Le moindre son résonnait. Les lumières étaient moins puissantes dans cette zone. La moquette qui couvrait le sol avait disparu, remplacée par un linoleum qui ressemblait à s'y méprendre à celui qui recouvrait le sol de son appartement. Quand il frappa à une porte, son cœur battait d'appréhension.

Il ne l'avait pas vu pendant deux jours. Un seul message, plus pour le rassurer sur l'endroit où il était, qu'autre chose. Un besoin de recul qui ne lui avait pas pris depuis... Gabriel ne savait plus à quand remontait la dernière fois.

La voix de son ami retentit, basse et concentrée. Quand il pénétra dans l'antre du costumier du Manoir, Gabriel sut que les choses étaient à l'orée d'un nouveau changement. Et qu'il ne savait pas s'il était prêt à ce que les choses aillent si vite.

— Salut, Gaby.

Dos à lui, Aaron plissait méticuleusement des rubans le long d'une encolure sur un mannequin, ses index et majeurs travaillant à une vitesse que personne ne pourraient égaler en utilisant uniquement ces doigts-là. Sur la table de travail, à côté de l'un des machines à coudre, son petit ordinateur portable était ouvert, la page d'un site de location présentant une liste d'appartements prêts à louer.

Il n'était pas prêt. Il ravala la boule dans sa gorge et se rapprocha. Un bandeau ramenait les boucles folles de son ami en arrière, dégageant son visage et affichant sa profonde concentration pour chacun de ses gestes.

— Tu avances bien ?

— Ça dépend de quoi tu parles.

— Tout ?

Son ventre se tordit à ce simple mot. Aaron soupira doucement et alors seulement, son regard se porta sur Gabriel. La fatigue se lisait sur ses traits, mais il y avait une étincelle dans son regard qui n'avait pas été là depuis si longtemps qu'il n'était pas certain de ce qu'il voyait vraiment. Ou peut-être confondait-il avec de qu'il voulait y déceler.

— Gaby... tu sais qu'un jour, on va devoir avancer ?

Génial, ils devaient avoir cette discussion maintenant, vraiment ? Il sentit sa mâchoire se crisper et Aaron le remarqua aussitôt. Il posa les mètres de rubans ainsi que ses épingles et s'avança prudemment. Gabriel laissa son attention dériver sur l'ordinateur.

— Tu as trouvé quelque chose ? demanda-t-il pour éviter autant que possible des mots qu'il ne voulait pas entendre.

Il savait que c'était inéluctable. Il n'était pas là pour se faire plus de mal que nécessaire. Ni pour empêcher Aaron de vivre. N'était-ce pas le but de tout cela ? Qu'il retrouve un jour goût aux choses ? Savoir qu'il avait l'envie d'avancer, et peut-être de batifoler avec un autre homme, enfin, devait lui mettre du baume au cœur. C'était... bien. Mais il devait admettre qu'il y avait peut-être une pointe de cette odieuse jalousie qui tapissait son cœur en le sachant. Était-ce parce qu'un inconnu lui volait son ami ? Ou parce qu'Aaron était capable d'avancer plus facilement que lui sur ce chemin ?

C'était stupide, songea-t-il en écoutant l'homme lui parler des différents studios qu'il avait déjà repérés. Lui-même avait déjà fait un pas sans y penser, il s'en rendait compte. Ce n'était pas tout à fait motivé par les mêmes aspects, mais tout de même.

— Aaron ? appela-t-il tout à coup.

— Et tu vois la lum... oui ?

— J'ai donné rendez-vous à un homme.

Aaron ouvrit la bouche et... resta ainsi pendant plusieurs bonnes secondes, les yeux écarquillés.

— Aaron ? Chéri ? tenta Gabriel.

— Tu... je veux dire, tuuuuu... Voir, comme voir ? Gaby, est-ce qu'on parle de toucher et de se faire toucher ? Est-ce qu'on parle de... de...

Ses mains bougèrent dans le vide alors qu'il cherchait ses mots.

— ... sexe ? siffla-t-il enfin.

— En gros. Oui.

— Bon sang, tu dois me montrer. Enfin je veux dire... oui, mais c'est pas ce que je... faut que tu m'expliques, je sais qu'on en a discuté y a pas longtemps, mais tu vois je m'attendais pas à ce que...

— Respire.

— Oui, OK, d'accord, très bien, donc, un homme, c'est génial, c'est... Gaby ? Rassure-moi sur quelque chose ?

— Oui ?

La façon dont Aaron passait d'une émotion à l'autre était rafraichissante.

— Il est au courant pour ta... particularité, j'espère ? 

Finalement, pas si rafraîchissant que ça. 

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