Chapitre 17 : Gabriel


« Samedi, quinze heures. Je t'envoie quatre gars pour ton étage. »

Gabriel inspira profondément. Ça ne devait pas se passer comme ça et son sang bouillait encore à la voix de Jacob dans ses oreilles. Tout se mélangeait. Son passé dans le téléphone qu'il serrait de son autre main, le présent en la présence de Tian devant lui et qui se rapprochait, et... aucun futur à l'instant présent. Rien d'autre que ce qui ressemblait à une menace.

« Je rentabilise mes petits frais, ma belle. Tu sais que j'aime veiller sur mes affaires. Et toi, tu en fais partie. Tu ne peux pas prendre n'importe qui pour garder tes agneaux, hein ? »

— Gabriel...

« Regarde, je suis bonne patte : quatre grosses bêtes qui vont se charger de veiller sur eux. Tu vois ? Plus de problème pour tes petites queues, un stress en moins pour toi. Et moi, je sais que tout se passe comme je l'entends. »

Il voulait vomir. Dans son champ de vision, les jambes de Tian n'avaient jamais semblé si intéressantes et il se concentra dessus, le temps de reprendre contenance, le temps que les mots s'effacent au moins un peu, qu'ils se mélangent et ne deviennent qu'un résidu désagréable parmi des centaines, des milliers d'autres qui parsemaient son quotidien.

— Tu te fous de moi ? C'est quoi ce fournisseur de mon cul, hein ?

Le grondement de Tien l'obligea à lever les yeux. Rester calme. Ne pas montrer à quel point il était secoué. Jacob ne ferait de mal à personne. Il n'en avait pas l'intérêt. Il donnerait des ordres. Tout irait bien.

Pourquoi ne pouvait-il pas y croire une seule seconde ?

Il inspira de nouveau et croisa le regard de Tian. L'inquiétude primait dans ses prunelles noires, le ravageant immédiatement de l'intérieur. Ce n'était pas la première fois que cet homme montrait si ouvertement ses émotions, mais lorsqu'elles étaient dirigées vers lui, il...

— Ce sont des affaires personnelles, Tian, parvint-il à articuler.

— Dis-moi que tu n'as pas d'ennuis.

Il rit avant de pouvoir se retenir. Un ricanement laid à ses propres oreilles, qui fit tressaillir le grand homme devant lui, mais les lourdes chaussures de sécurité semblaient bien arrimées dans le sol.

Puis, Tian fit un pas en avant.

Un second.

Le bout de ses pieds s'arrêta à un doigt des siens, le contraste fulgurant face à ses longs escarpins. Gabriel retint un souffle. Même si la situation n'était pas idéale, la proximité de Tian lui retournait les entrailles et le calmait à la fois. Cétait le type d'homme auprès duquel tout semblait futile, facile. Comme s'il pouvait porter le monde sur ses épaules et le mettre quelque part en sécurité. Le genre d'homme que rien n'ébranlait, rien ne pouvait mettre à terre.

La simple idée de le plier, le réduire à un amas de chair gémissante lui envoya une décharge qui annihila presque Jacob dans ses pensées.

— Je n'ai pas d'ennuis, assura lentement Gabriel.

Du moins, pour le moment il n'en avait plus.

— Qui va faire du mal aux gosses ?

Ce grondement protecteur. Un frémissement le parcourut. C'était pour toutes ces raisons et plus encore, que Tian veillait sur le Manoir pour lui. Chaque jour, il le prouvait. Là encore, avec cette inquiétude, comme si tout cela comptait.

— C'est réglé. Une équipe est... une équipe est en train d'être constituée pour l'étage.

— Avec des types qui peuvent les bousiller, tu veux dire ?

« Ce seront mes gars, ma belle. Ils agiront sous mes ordres. Ils ne toucheront personne s'ils ont des consignes. Tu me connais. Je suis réglo. Au fait, Boris a posé les affaires du gamin sur son pallier, tu lui diras. Il voulait pas lui faire peur tout de suite. »

Gabriel inspira profondément. La voix de Jacob avait imprégné toutes ses pensées et tournait. En boucle. Son expiration ensuite lui donna l'impression de lui brûler la trachée.

— Il n'arrivera rien, dit-il. Tu as ma parole.

La tension dans les épaules de Tian ne décrut aucunement. Pendant quelques secondes, le vigile le dévisagea, son regard franc et fixe. Puis, ses yeux descendirent le long de son corps, comme le jaugeant avec une détermination que Gabriel lui connaissait depuis longtemps.

Celle qui hurlait « Je ne toucherai pas », mais qui n'en pensait pas moins. S'il avait toujours cru être discret, Tian était plutôt doué pour montrer ses émotions malgré lui. Un livre ouvert, dans lequel se plonger était facile et envoûtant. Un homme pour lequel, trop souvent, Gabriel aurait volontiers brisé ses habitudes. Cependant, leur rapport hiérarchique était déjà une première barrière. Une qui l'arrangeait pour la seconde. Et la troisième.

Tian était trop droit.

Trop... tout.

Peut-être une fois en passant ?

Cette idée menaçait toujours de germer, plus encore quand il voyait quels types s'intéressaient à son profil lorsqu'il se connectait. Les derniers n'avaient toujours pas monté le niveau, encore moins depuis qu'il avait bloqué ses contacts pour de l'écrit et de l'échange au premier abord. Il n'y en avait qu'un qui continuait à exciter ses pensées avec des réponses curieuses.

RadiantObus n'était pas pour autant une énigme : Gabriel avait connu plus d'un homme dominant qui appréciait un peu de nouveauté au lit. Avec ses propres particularités, il s'était fait un challenge d'apprendre à les faire tomber seconde après seconde. Il n'avait plus besoin de donner des raisons, d'expliquer sa situation. C'était ainsi : ils prenaient ce qu'il voulait bien leur donner, sous la forme qu'il avait décidé. Rien de plus.

A l'homme devant lui, cependant, il se disait parfois que, peut-être...

Le bout d'une chaussure buta contre la sienne quand Tian se pencha sur lui.

— J'ai envie de te croire, souffla-t-il.

Si proche que Gabriel pouvait sentir la chaleur entre ses mots, et la froideur intentée derrière eux.

— Mais je ne sais pas de quoi il est question, et tu comprendras avec ce qu'il se passe ici, que je ne peux pas fermer les yeux sur tout.

Un soupir.

— Si je dois te protéger toi aussi, ajouta-t-il, dis-le moi.

L'idée fut fracassante à ses oreilles. Gabriel cligna des yeux, surpris.

— Pourquoi voudrais-tu me protéger ? demanda-t-il.

Les yeux effilés de Tian s'arrondirent.

— Tu veux vraiment que je te liste tout ce qui ne va pas ici ? Dans tout le quartier ? Que je te rappelle pourquoi les flics font des rondes vingt fois par jour et toutes les nuits ? Ce qu'il s'est passé au printemps ? Tiens, dis-moi si j'ai raison, mais Tanguy n'a toujours pas repris ses activités, n'est-ce pas ? Tanya est beaucoup plus calme qu'avant sur scène, tu sais ?

Et ça faisait mal d'entendre ça, d'être obligé de se souvenir de cet évènement, qui n'était hélas pas isolé. Et qui avait tout autant touché Tian lorsqu'il s'était jeté sur l'assaillant. Par réflexe, Gabriel baissa les yeux sur le corps devant lui, fouilla à la recherche de l'emplacement de ses blessures. Il était proche, si proche. Il n'avait qu'à tendre les doigts, comme ceci, pour le toucher. La sensation du tissu sous ses doigts fut étrange. Il touchait rarement d'autres personnes qu'Aaron, et son ami ne se lovait contre lui qu'après ses cauchemars.

Sous ses phalanges, il savait que des marques avaient marbré cette peau pendant des semaines. Distraitement, il lissa le tissu de la veste de Tian dont le souffle se coupa, ne passant pas inaperçu. Le cœur de Gabriel fit une curieuse embardée. C'était plaisant. Il adorait chacune de leurs interactions privées. Jouer avec les limites de leur rapport.

— Tu as l'intention de te jeter sur le premier fou qui me menacerait ? murmura-t-il.

Un grondement lui répondit aussitôt.

— Tu sais très bien.

Une main se referma sur son poignet, éloignant ses doigts de ce torse massif. La chaleur de la paume de Tian se diffusa immédiatement. A chaque fois, il désirait se laisser couler dans une étreinte qui disséminait au moins cette douceur. Demander plus lui semblait exagéré. Hors de portée.

— Gabriel.

Cette voix rauque. Le frisson dans son corps ne demandait qu'à sortir. Dans son ventre la brûlure du désir s'était déjà allumée.

Plus.

Il désirait plus.

Ce plus qu'il n'avait plus pris le droit ni le temps d'avoir, pressé par la peur puis les obligations.

Ce plus qui lui filait entre les doigts, l'idée étrange tandis qu'il observait la façon dont la main du vigile gardait la sienne ainsi prisonnière. Il ne faudrait que quelques centimètres pour que leurs doigts s'entremêlent.

Tian tira. Légèrement, si faiblement que Gabriel n'aurait pas dû bouger. Il suivit néanmoins la fine impulsion, laissant son corps entrer en collision avec le mur de granit qu'était cet homme.

Et avec autre chose, qui cogna contre son propre entrejambe.

A quel moment avaient-ils tous deux décidé que cet instant était suffisamment excitant pour bander tous les deux ?

— Je t'en prie, souffla Tian. Dis-moi que tu m'appelleras s'il y a quoi que ce soit.

— Ecoute, je...

— Où que tu sois.

Il retint son souffle. Les yeux noirs s'étaient plongés dans les siens, le maintenant au bord d'un gouffre qu'il avait l'habitude de traverser en funambule. Ce jour-là, Gabriel n'avait pas eu le temps d'installer son filet de sécurité.

— Quoi qu'il t'arrive.

Il penchait dangereusement.

— Même si tu te cognes un putain d'orteil sur ta table basse.

Cette fois, Gabriel ne put retenir un petit rire et son corps sembla estimer que c'était le bon moment pour se libérer de toute cette tension induite par Jacob. Contre Tian, c'était comme si le reste n'existait plus. Juste un instant glané, dont il ne se rendait pas suffisamment compte à quel point il en avait eu besoin.

Il sursauta en sentant des doigts glisser en surface de ses longues mèches, dégageant son visage.

— Peu importe qui ou quoi, ajouta Tian dans un murmure.

— Ce n'est...

— Promets-le moi.

C'était injuste. Ce regard, cette voix, ces mots, cette sensation grisante d'être désiré pour la personne qu'il était. Il n'était qu'un homme. Avec des besoins, des manques, des failles et des fêlures.

Son corps vibra en sentant cette poigne ferme se resserrer. Le bout des doigts dans ses cheveux frôla sa joue et il expira lentement.

— Je t'appellerai, souffla enfin Gabriel.

— Merci.

Le soulagement éclatait dans sa voix. Il ne savait pas comment il devait l'interpréter.

Tout à coup, il n'y eut plus de mains sur lui, ni sur son avant-bras ni dans ses cheveux ou contre son visage, plus de corps contre le sien. Il cligna des yeux en regardant le dos immense qui s'éloignait, ses oreilles bourdonnant au silence qui suivit les derniers mots de Tian :

— Harris t'attend, il paraît que t'as un brushing sur le feu.

Putain. 

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