Chapitre 16 : Tian


— Je rêve ou tu as la gueule de bois ?

— Tais-toi, je vais vomir.

Dans son crâne, la douleur pulsait toujours, mais un peu moins fort qu'au réveil. Il n'avait pas pris une telle cuite depuis...des mois, peut-être des années ? Dans son estomac, il avait l'impression que quelqu'un faisait une lessive. Avec les mauvais produits. Autant dire que l'essorage ne se passait pas au mieux.

Théo eut un petit rire à peine camouflé en portant sa cigarette à ses lèvres et Tian se redressa de toute sa hauteur.

— J'aurais du rester au lit, gémit-il.

— Ça dépend, il était froid ton lit ?

— Ouais, mais j'étais allongé.

Il se rappelait d'un autre lit dans la nuit, mais ce n'était pas le sien. Il avait déguerpi de chez Smash dès qu'il avait eu les idées assez claires. Baiser cet homme, aussi agréable et sexy soit-il, l'avait fait dessouler. Après des heures, mais tout de même. Il aurait pu tomber comme une souche après l'orgasme et ne se réveiller que tard dans la journée.

— Dis-le si t'as besoin de te poser.

— C'est bon, j'assure.

Il filerait peut-être son tour du soir à Loïc, histoire de ne pas être une épave. Déambuler dans le Manoir pour faire la surveillance interne serait à sa hauteur, comme pour la journée, car rien que l'idée de se retrouver dans le bruit et le mouvement lui semblait un peu trop. Beaucoup, même.

Au bar, Thomas lui donna une bouteille d'eau pétillante en ricanant et récolta une claque derrière le crâne. Plus loin, le petit ami du barman était adossé à un mur et le regarda en haussant les sourcils si hauts qu'ils menaçaient de disparaître sous ses cheveux blonds et en désordre.

— Tu sais te mettre une mine, toi ? demanda-t-il avec une sincère surprise.

— Laisse-moi deviner, vous allez tous vous foutre de moi, et toute la journée hein ?

Kyle émit à peu près le même ricanement que son compagnon l'instant d'avant.

— Je suis partant. Comment va ta tête ?

Tian grogna avant de pouvoir s'en empêcher.

— Joker, petit malin.

Visiblement, baiser toute la nuit et s'enfuir au petit matin ne faisait pas de miracle pour cette partie. Sans quitter son bout de mur, Kyle hocha de la tête en souriant, le regard toujours rivé sur l'écran de son appareil photo. Cet engin paraissait toujours beaucoup trop grand pour lui, même si l'homme était moins maigre que lorsqu'ils s'étaient connus. Et ça remontait. Avant le Manoir, probablement. Kyle, sous ses airs de ne pas y toucher, avait probablement écumé tous les bars et les boîtes de la ville, et dormi dans tous les appartements possibles et imaginables. Au détour de soirées qu'ils ne partageaient pas, Tian l'avait vu dans ce qui lui semblait tous les états. Depuis combien de temps sortait-il avec Thomas, au juste ? Un an, deux ans ? Il avait perdu le compte, mais il se surprenait souvent à sourire en les observant. Un regard coquin à distance s'interceptait facilement. C'était comme si, entre eux, tout était naturel. Evident.

— Tu veux gerber ? demanda tout à coup Thomas et Tian se rendit compte qu'il les fixait peut-être bizarrement.

— Non, non, je... la fatigue, c'est la fatigue.

— La binouze, c'est la binouze ! chantonna Kyle.

— Tu me fatigues, toi. Pourquoi t'es là, au juste ?

Kyle n'était pas un membre du Manoir comme les autres : c'était leur « reporter », celui qui furetait partout dans les locaux, prenait des photos de chaque instant et tenait le blog de l'établissement. La communauté grossissait à vue d'œil et Tian avait observé la façon dont les réseaux sociaux s'articulaient autour d'une communauté pour le moins fidèle.

L'envers du décor, cependant, c'étaient les détracteurs de ladite communauté. Ils avaient suivi des formations les uns après les autres pour pouvoir faire face en cas de nouvelle attaque, mais Tian savait qu'il était déjà trop tard en ce qui le concernait. Même bénigne, la trace de couteau qu'il avait reçu en se jetant sur un agresseur dans leur restaurant ne disparaissait toujours pas, des mois après. Pas assez profond pour le mettre en danger, trop pour qu'il oublie les risques d'une telle épopée qu'était le Manoir. Il avait remarqué que les rondes de police avaient également augmenté dans le quartier.

Son problème immédiat, c'était leur trop petit nombre. Au début de l'aventure, ils étaient peu, mais la fréquentation était plus timide. Sur les trois dernières années, c'était comme si tout avait explosé, sans que Tian ne comprenne pourquoi. Kyle, peut-être ? Non, ça avait commencé avant lui, même si le travail de l'homme dans l'ombre avait propulsé l'établissement parmi les plus prisés de la ville. Ils attiraient l'œil. Était-ce une bonne chose ? Pour les affaires, oui.

Pour leur sécurité, pas vraiment.

Avec un soupir, Tian quitta les deux amants du bar et continua son tour. Rien à signaler. Les employés prenaient leurs postes de jour pour ceux dont c'était le tour. Inventaires, tri, nettoyage, rangement, organisation... Dans les loges, il tomba nez à nez avec Harris, le maquilleur du cabaret. Ses grands yeux bruns s'écarquillèrent sous la surprise. Sous la peur ? Tian ne saurait probablement jamais ce qui passait dans la tête de celui-ci. Harris fit promptement un bond en arrière, dans un réflexe si visible qu'il aurait pu faire sourire en d'autres circonstances.

— Eh, salut, tenta-t-il néanmoins.

— Salut.

Voix grave, ton détaché, mais un peu sec. Ce n'était pas le type le plus amical des lieux, sans être pour autant le plus désagréable. Harris se montrait peu en dehors de cette pièce, vivant pour exprimer son talent à travers ses pinceaux et des kilomètres de peau chaque jour. Chaque soir.

— Gabriel n'est pas encore arrivé ? Demanda Harris.

— Aucune idée, pas encore vu.

Déjà, penser à lui, après la discussion qu'il avait eue avec sa sœur dans la nuit, était un peu déprimant. Il se laissait rarement aller à ce sentiment, mais il lui arrivait de le laisser l'envahir. Surtout après... il ne savait plus combien de cocktails. Bon sang, heureusement que Smash habitait en centre-ville ! Tian récupérerait sa voiture plus tard. Il était persuadé d'avoir encore le sang alcoolisé et son ventre le lui confirmait par la façon dont il se contractait par à-coups.

— Tu veux que je le trouve ? ajouta rapidement Tian.

— Je dois le coiffer, je suis presque sûr qu'il s'est maquillé tout seul aujourd'hui, mais on avait convenu que je bossais sur du chignon, il avait accepté d'être mon modèle d'entraînement.

Plus il parlait, plus Harris réussissait le tour de force d'avoir l'air confiant et mal à l'aise à la fois. Tian ne connaissait pas vraiment cet homme, maigre comme un clou et qui était l'un des plus distant du Manoir. Aussi sobre qu'il paraisse, cependant, il était celui qui faisait étinceler les artistes pour leur passage sur scène. Maquilleur, principalement, mais il travaillait sur tant d'autres aspects de la préparation que Tian était toujours perdu quant à son savoir-faire.

— Je vais voir ça. T'es là toute la journée ?

— A peu près. J'ai pas mal de rangement à faire après l'inventaire, et les commandes à lister pour Tanguy. Tu pourras lui dire que je l'attends ?

Ça lui changerait les idées. La journée, le Manoir n'était pas particulièrement compliqué, et pour être honnête il y avait suffisamment de ses hommes déjà en poste pour qu'il continue son inutile errance.

Il changea d'espace, poussant les portes à doubles battants, lourds et épaisses. Là, l'ambiance était différente. Le bâtiment B abritait le restaurant du Manoir, ses cuisines, et deux bureaux. Celui de Tanguy de Gauvet était la plupart du temps fermé à clé et Tian ne savait jamais si ce type était juste à l'intérieur à ronfler sur le lit de camping qu'il y avait installé, ou s'il était tout bonnement aux abonnés absents. Parfois, il lui arrivait de le croiser dans son accoutrement de scène : Tanya, la première grande réussite artistique du Manoir, était un personnage qui lui collait à la peau.

Le second bureau, en revanche, Tian en connaissait l'intérieur par cœur. Ses pas l'y portèrent d'instinct, car si Gabriel Faure devait se trouver quelque part en sachant qu'il était présent dans l'établissement, c'était bien là qu'il fallait voir en premier. Harris n'était seulement pas de ceux qui arpentaient les couloirs, et se plaindre en pataugeant dans son propre attentisme était un sport que beaucoup maîtrisaient à la perfection.

— Va te faire foutre !

Il s'arrêta brusquement, à deux pas de la porte convoitée, l'éclat de voix le prenant par surprise. Il connaissait ce timbre, mais pas l'émotion qui la teintait. Il ralentit, conscient de son cœur qui s'accélérait tout à coup. Les deux pas restants lui semblèrent des mètres. La porte habituellement fermée était à peine entrebâillée, probablement mal claquée par accident.

— J'ai dit non ! Putain, pourquoi tu... j'ai mon mot à dire !

La curiosité était un vilain défaut, Tian le savait, surtout à sa position. Il n'y avait aucune voix pour répondre à Gabriel dans la pièce. Un pas de plus et il atteignit la petite vitre qui donnait à l'intérieur, glissant un regard discret. Enfin, autant qu'il le pouvait. L'homme était appuyé contre son bureau, son long corps moulé dans une de ces robes noires qui ne parvenaient pas à cacher quoi que ce soit de ses courbes. Sauf une, et Tian ne comprendrait jamais comment Gabriel parvenait à passer des journées entières avec la queue comprimée comme il le faisait. La platitude de son entrejambe en devenait presque un fantasme. Lui arracher ce truc, le laisser se gorger de sang et gonfler, se dresser, prendre toute la place sous tout ce tissu indécent.

Avoir une érection au boulot : en cours. Il se mordit la lèvre.

— Ils ne toucheront à personne. Non ! Ecoute, j'ai... Putain, Jacob, tu m'emmerdes ! Tes hommes sont des dangers pour mes gamins, tu entends ?

Débandade. Tout l'alerta dans ce cri soudain. Les mots, le ton qui montait brusquement. Plus encore, l'expression soucieuse de Gabriel n'était pas dans ses habitudes, lui qui était toujours si calme, posé... Il l'avait déjà entendu jurer, à côté de ce visage élégant et impassible qu'il affichait toujours en public, mais c'était ici autre chose qu'un problème dans ses papiers qui se jouait.

— Non, tu...

Son visage perdit ses couleurs alors qu'il s'interrompait dans chacune de ses phrases. Dans un geste couvant sa rage, Gabriel agrippa le bord du meuble, ses phalanges blanchissant à vue d'œil. Les mots devinrent rares. Sa colère semblait bloquée en travers de sa gorge.

— D'accord, siffla-t-il enfin. Mais je veux que ce soit avec mes conditions. Non... oui, voilà. Ouais. Je te déteste. Ouais, voilà.

Sa voix n'était qu'un souffle lent. Avisant qu'il raccrochait enfin, Tian donna un petit coup puis poussa la porte juste ce qu'il fallait pour s'inviter à l'intérieur avec lenteur. Suffisamment lent pour que l'homme puisse se recomposer un masque ou presque en prenant connaissance de sa présente. Sa pâleur était alarmante, poussant Tian à se rapprocher et chercher d'autres signes, même si les bribes de discussion étaient suffisantes.

Tout son corps était gainé de noir, dans cette ligne élégante que Gabriel semblait être lui-même. De son cou jusqu'à ses chevilles, le haut d'une jambe à la peau pâle apparaissant sous une longue ouverture, le tissu sombre lissait toute sa silhouette. D'un avis absolument objectif (absolument pas), il n'y avait que cet homme pour savoir porter ces choses-là et lui tordre le bas-ventre de cette manière.

— Un problème ?

La pomme d'Adam de Gabriel eut une descente rapide quand il déglutit, puis elle remonta. Hypnotisant. D'une main encore fébrile, l'homme ramena ses longs cheveux en arrière et, enfin, un long soupir s'échappa d'entre ses lèvres.

— Tout va bien. Juste un... petit différend avec un...

Une hésitation, l'espace d'une minuscule seconde.

— ... un fournisseur.

C'était la première fois que Gabriel Faure lui mentait éhontément. 

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