Chapitre 15 : Gabriel


D'une main lourde, il parvint à trouver le réveil qui s'égosillait : son téléphone portable, avec cette musique insupportable. L'arrêter fut une autre histoire, ses doigts fébriles ayant du mal à se synchroniser avec sa volonté. Bon sang, qui avait imaginé que c'était une bonne idée de faire une putain de barre à faire glisser « délicatement » ?

Quand il s'assit, les draps dégringolant autour de lui, la première chose qu'il nota fut l'absence de bruit. Ce n'était pas une première, mais Aaron le prévenait en général. Peut-être dormait-il encore ? Un coup d'œil à l'horloge numérique de son téléphone le dissuada. Non, passé sept heures, l'autre homme était sur le pied de guerre, bien que Gabriel n'ait jamais compris comment c'était humainement possible. Il était bien le seul du trio à ne pas avoir d'insomnie et à faire de belles nuits. Probablement aussi parce qu'il était le seul à avoir un traitement pour remédier à ses problèmes.

Ce matin la cependant, Gabriel voulait tout sauf penser aux problèmes d'autrui. Il avait les siens, enfouis dans sa tête et dont personne n'entendait parler avant sa mort. Sauf que contrairement à son père qui avait agi de la même manière, lui n'avait pas de gamins qui hériterait de toute cette merde. Il avait sciemment choisi la suite, ce chemin qu'il suivrait. Même s'il y avait été légèrement précipité du jour au lendemain, il avait accepté. Jusque-là, il s'y était tenu. Certains jours, il n'y croyait plus. D'autres, il se contentait d'ouvrir les yeux en grand et d'observer ce qu'il parvenait à créer. Le sourire de Maël était une de ces petites réussites qui le subjuguaient et le maintenaient à flot.

Ressasser le passé tout en y mêlant le présent n'était jamais une bonne idée. Pas avant le premier café de la journée du moins.

Il se laissa retomber en arrière, l'oreille l'accueillant avec un bruit mou. Qu'est-ce qui rendrait cette nouvelle journée agréable,, plus que la veille ? Apercevoir Tian était un bonus non négligeable et ses pensées brumeuse l'emmenèrent sur cette voie où le désir s'ancrait au sein de la réalité, à l'orée des rêves et à la lisière de l'impossible. Du bout des doigts, il chercha son entrejambe et buta légèrement contre son sexe en demande. Il se négligeait tellement que le premier contact le fit soupirer de soulagement. Gabriel ne pouvait pas rester éternellement dans son lit, alors avant que les draps ne menacent de perdre leur chaleur, ses doigts s'agitèrent, serrèrent, tirèrent. Il tenta de garder en tête l'image de Tian, ses mains fortes, les muscles qui travaillaient sous ses vêtements noirs à tout moment de l'année.

Son regard inquiet la veille. Pour lui. L'orgasme lui échappa. De justesse, il récupéra une pensée plus agréable. Pas Tian. Tian était source d'autant de plaisir que de contrariétés. Pense aux messages.

Dans la nuit, il avait scruté les mots nouvellement reçus, quand il avait pensé que la discussion s'arrêterait avec les siens. RadiantObus avait répondu après deux jours. Son sang avait littéralement brûlé. Et, sérieusement, cet affreux pseudonyme le faisait hurler de rire, n'était-ce pas un peu vaniteux, tout ça ?

Je n'ai pas l'habitude de ce genre de chose.

Evidemment. Gabriel n'en doutait pas quand il repensait à la photo, sensuelle, mais pour le moins dominante, que l'homme avait mis en profil. Son visage était coupé au menton comme beaucoup d'hommes sur la plateforme, autant pour l'anonymat en ligne que pour le risque d'être rejeté pour cette raison. Un corps, ça donnait une idée de ce que la nuit serait. Dans le noir, peu importait un faciès difficile. L'inverse était plus compliqué, cependant.

Fais-moi revoir ma philosophie, RedSoul.

Radiant était un homme qui avait l'habitude de prendre. Tout dans ses mots hurlaient sa position. Il dirigeait. Et Gabriel n'aurait aucun scrupule à le réduire en une masse gémissante dans des draps, s'il était réceptif à ce genre de choses. Le fait qu'il soit curieux était déjà un bon point. Comment était-il dans l'obscurité ? Comment était la peau de cet homme qu'il ne connaissait qu'à travers quelques mots fébriles ?

Le frisson de l'inhabituel le prit, relançant le désir qui pulsait dans ses veines et son sexe. Il avait toujours du mal à se masturber, à apprécier sans qu'un amas de pensées désagréables le traversent. Pas ce matin. Ce matin, elles n'étaient pas encore là et le laissaient pantelant, le bas-ventre en feu, son crâne prêt à exploser sous l'intensité. Là, juste comme ça. Les yeux fermement clos, il retint sa respiration quand l'orgasme frappa enfin.

— Putain, ça faisait longtemps, souffla-t-il pour lui-même.

Qu'est-ce que tu ferais si tu m'avais sous la main ?

Gabriel frissonna. Les températures étaient douces dans l'appartement. L'été s'accrochait aux murs. Il enleva sa main de son caleçon, s'essuya sommairement sur son tee-shirt qu'il ôta, et se rendit dans la salle de bain qu'il partageait avec Aaron.

Toujours pas de bruit alentours. Son ami n'était définitivement pas là. Peut-être s'était-il déjà rendu au manoir, après tout ce ne serait pas la première fois. Dans ses périodes créatives, Aaron pouvait passer des nuits sur place. Tanguy également. Gabriel n'était pas en reste non plus.

Quand le jet d'eau frappa son corps encore endormi, son sang brûlant encore des limbes de son plaisir.

Aujourd'hui est un nouveau jour. La veille avait eu un goût mitigé. Son échange avec Jacob et son rire profond avait fait sauter quelques barrières pourtant bien ancrées depuis longtemps. Mais à présent, il savait qu'il était tranquille pour un bon moment. Il avait juste à faire en sorte que tout se passe bien pour le reste. Avec ce que rapportait les activités « normales » du Manoir, il était à peu près certain de s'en sortir. Il lui faudrait des années, mais qu'avait-il prévu d'autre, au juste ? Au moins, Jacob approuvait sa position ici. Il le préservait des éclaboussures diverses. Tant que Gabriel remboursait ses parts et faisait ce qu'il fallait pour que tout tourne correctement, pour tout le monde, tout allait bien.

Le mantra de chaque matin. De chaque nouvelle journée. Mentalement, il compta.

Les milliers qu'il lui manquait encore, les milliers qu'il devait et qui n'apparaîtraient jamais sur aucun compte, les milliers qui s'invitaient dans les caisses, les milliers qu'il avait vu sur des papiers où figurait son nom de famille tant et tant de fois qu'il avait cru devenir fou.

Ce jour-là, si loin qu'il aurait dû l'oublier, le flouter, Gabriel avait cru qu'il allait mourir.

Vêtus de noir, comme lui lors de cet enterrement. Une couleur qui lui collait à la peau, volontairement. Aaron choisissait minutieusement cette couleur pour la majorité de ses robes, sur sa demande. Un jeu qui les gardait éveillé. Pendant quelques instants, Gabriel repensa à leur rencontre, adolescents. Quand l'innocence les guidait encore et que les rires étaient de mise pour chacun d'entre eux. Avant les drames qui les avaient frappés les uns après les autres.

Il coupa l'eau. La salle de bain était un peu petite, mais se préparer un par un n'était pas impossible. Gabriel se préparait toujours en partie dans sa chambre. Des vêtements simples, une queue de cheval. Il glissait dans la peau de son personnage, lui, le tenancier du Manoir comme certains en riaient doucement, seulement une fois entre les murs rassurant de son royaume. Mais dans les tréfonds des loges, il pourrait se préparer pour la journée qui l'attendait, ainsi que la soirée.

Quand il fut dehors, ce fut pour découvrir que l'été avait décidé de refaire une descente. Il sentait la tiédeur de l'air lui caresser la peau et l'idée que personne ne l'avait touché depuis des années s'incrusta dans sa chair. Les doigts de Tian sur son poignet étaient ce qui ressemblait le plus à un contact comme il l'entendait, et cette simple pensée, brute et soudaine, entrava son moral.

Bouge-toi.

Il n'avait pas le temps pour ces choses-là.

Juste le temps de chercher un coup qui ne chercherait pas plus. Quelqu'un qui ne regarderait pas trop loin. Quelqu'un qui n'avait pas l'intention de...

Tandis qu'il attendait un bus, appuyé contre un mur, il sortit son téléphone et ouvrit l'application pour relire les mots de RadiantObus :

Je n'ai pas l'habitude de ce genre de chose. D'ordinaire, c'est plutôt moi qui distribue. Mettre les gens en confiance, c'est ma spécialité et un peu mon travail aussi.

Mais je suis curieux quand je te lis. Fais-moi revoir ma philosophie, RedSoul, et dis-moi : qu'est-ce que tu ferais si tu m'avais sous la main ?

Il sourit. Au moins, celui-ci savait écrire, contrairement à la plupart des types qu'il avait eu auparavant dans ses messages privés. Sans parler de ceux qui laissaient des mots sur son profil, en public, pensant faire un trait d'esprit en complimentant ses mains. Et tout ce qui allait avec.

Ils n'ont pas vu mes pieds, songea-t-il en baissant les yeux. Son quarante-cinq en voyait de toutes les couleurs pour trouver des chaussures adaptées aux robes d'Aaron et il bénissait pour cela les sites spécialisés sur Internet.

RedSoul : Serais-tu prêt à t'abandonner aux mains d'un autre ? Dépourvu de la vue, sais-tu à quel point tous tes autres sens sont aux aguets, à quel point tes nerfs deviennent réceptifs au moindre contact ?

Il soupira à cette pensée. Il y avait si longtemps ! Le bout de ses doigts le picota. Ça t'apprendra à te branler.

RedSoul : Fais cette expérience à l'occasion. Bande-toi les yeux. Seul ou avec un compagnon en qui tu as confiance.

RedSoul : Evidemment, c'est plus concluant avec quelqu'un d'autre.

Il retint un ricanement en repensant au jour où Tanguy avait tenté la chose. Seul ce jour-là, la déception l'avait d'abord rendu boudeur. Il avait fallu qu'un amant se prête au jeu pour qu'il revienne sur son avis.

RadiantObus n'était pas connecté. Gabriel n'eut cependant pas le temps d'en être déçu et monta dans le bus qui venait d'ouvrir ses portes.

L'avantage du Manoir, c'était d'être situé dans un quartier qui avait beaucoup changé au fil des années et était devenu si accessible que c'en était devenu ridicule. Bus et tramways se battaient pour déverser un flot de passants dans les rues et il en faisait partie, durant un instant. Un peu plus loin que l'arrêt, le parvis du Manoir l'accueillit et il franchit rapidement la porte principale. Là, le grand vigile blond s'effaça pour le laisser passer.

— Bonjour, Gabriel.

— Bonjour, Théo. Tu fumes aujourd'hui ? s'étonna Gabriel en avisant la cigarette coincée au bout de ses doigts.

Avec un sourire gêné, l'homme haussa une épaule. Lorsqu'il était angoissé, il avait tendance à reprendre ses mauvaises habitudes. Il ne lui en fallut pas plus pour savoir de quoi il retournait.

— Tribunal ? soupira Gabriel.

— Mh. Compliqué, ouais.

Son histoire, Gabriel ne la connaissait pas, sinon des bribes glanées de-ci de-là, uniquement parce qu'Éric avait bien voulu. Il ne savait pas de quoi était fait le passé de cet homme, seulement que sa douceur allait de paire avec sa douleur. Un autre agneau qu'il avait récupéré, un peu trop tard malheureusement. Compatissant, il tapota l'épaule de ce gentil géant et entra dans le bâtiment de la boîte de nuit. Là, il salua le personnel qui s'activait au nettoyage. Chaque jour était calibré, sa routine solide. Faire le tour de l'établissement, vérifier que tout se passait bien, faire disparaître ce qui ne devait surtout pas dépasser pour la clientèle qui viendrait plus tard...

Il croisa Maël, petite pile électrique montée sur ressort et son sourire eut du mal à se décrocher quand, bien plus tard, il s'effondra sur un tabouret dans les loges du cabaret, une palette de maquillage devant lui, face au miroir d'une des coiffeuses.

Dans celui-ci, il s'observa, ses traits différents sous ses lumières vives. Chez lui, l'obscurité relative lui rendait une image angoissante quand il se dévisageait. Ici, il ne resplendissait pas autant que tous les artistes qui l'entouraient quotidiennement, mais il espérait briller un peu.

C'était tout ce qu'il avait.

Alors, il voulait le garder un petit peu. 

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