Chapitre 14 : Tian


Annelise recracha sa boisson autant par la bouche que par le nez.

— Quoi, t'es pas sérieux ! s'exclama-t-elle en se penchant à travers la table.

Par chance, la boîte de nuit était bondée, le bar tellement pris d'assaut et les gens si souls que personne ne se préoccupait d'elle.

— Mais c'est ton dreamjob, frangin ! Tu peux pas penser à faire ça !

— J'en sais rien. T'as jamais eu envie de baiser ton patron, toi ?

Elle grimaça si sincèrement en se rasseyant qu'il aurait ri si la situation ne l'avait pas laissé amer ce soir. Il n'osait même pas tapoter la table du bout de ses doigts, de peur de perdre les réminiscences de la chaleur de cette peau sous la sienne. Il soupira.

— Sérieux, t'es déplorable, grogna-t-elle en roulant des yeux. Je déteste quand tu fais ça.

— Je ne fais rien.

— Tu rigoles ? T'as très précisément cet air de « Ohlalala je suis une pauvre chose qui subit sa vie » ! Ça me donne envie de gerber, tu vois ?

— Je ne subis rien du tout. D'ailleurs, tu m'as écouté ? Je disais que...

— Non mais, quitter ton boulot ne changera pas la face du monde, Norbert.

— Garce.

— Plus sérieusement, c'est quoi, t'es frustré ? Tu voyais pas des mecs en scred' avec des appli de rencontre ?

Il avait besoin de boire. Il adorait sa sœur aînée, cependant elle était absolument affreuse et sans aucun filtre depuis qu'elle avait pris le parti de s'échapper avec un type que leurs parents n'acceptaient pas le moins du monde. Dès l'adolescence, elle avait bravé chaque interdit, du plus logique au plus strict par pure conviction. Une héroïne pour les uns, une épine dans le pied pour d'autres. Parfois, il se demandait laquelle de ces deux facettes elle représentait pour son mari. L'épine, évidemment.

— Tu peux parler plus fort ? soupira-t-il. Je suis à peu près certain que le barman de l'autre côté de la piste ne t'a pas bien entendue...

— Tu crois, attends, je vais...

— Stop ! Non ! Ne bouge pas, ne crie pas, putain !

Elle rit. Bon sang, qu'est-ce qui lui avait pris de vouloir sortir, au juste ? Le Manoir fermait tard, et il s'était rué dans l'une des dernières boîtes de la ville encore ouverte jusqu'à l'aube, loin du quartier qu'il fréquentait pour le travail. Annelise avait répondu présente à son message. « Tu me tiens compagnie ? » Entre deux chamailleries, elle savait qu'il avait besoin de ne pas être seul pendant quelques heures.

— Plus sérieusement, Nono...

— Tu peux arrêter avec ce prénom ?

Norbert. C'est un très joli prénom, arrête de m'emmerder. Je disais donc. C'est quoi le souci ? Ton patron ? T'as envie de le baiser ?

Il grogna, étrécissant les yeux. La musique était forte, les lumières aveuglantes et les corps qui s'amassaient sur la piste pour se déhancher ressemblaient à un amas de chair qui se nommerait « sensualité humide » si on le transformait en tableau. Il s'y serait volontiers glissé, mais les sensation de plus en plus légère dans sa paume l'en empêchait.

— Ouais, soupira-t-il. T'as même pas idée.

— Beh, mon patron à moi a une vieille calvoche et quand il est trop près il pue de la gueule, donc c'est pas super sexy en mon sens, ton truc.

— Mmmh.

Distraitement, Tian baissa les yeux sur sa main, faisant jouer ses doigts. Annelise suivit son regard.

— J'ai envie de taper dedans, mais vu comment tu la regardes, t'as dû te branler. J'te touche pas avec un bâton sauf si tu me paies super cher.

— Comment c'est possible que tu sois ma sœur, toi ?

— J'ai pris le meilleur de la famille.

— T'as pris tout ce que la famille ne veut pas, tu veux dire.

— Le meilleur, quoi.

Avec un petit rire, Tian se redressa jusqu'à ce que son dos rencontre le dossier de sa chaise. Il était facile d'être décomplexé avec elle et les bêtises qu'elle débitait dans ce but fonctionnaient à merveille. De son autre main, il attrapa son cocktail et en engloutit une rasade sous le regard dubitatif de sa sœur.

— C'est pas du petit lait, frangin.

— La ferme.

— Ça fait désespéré.

— Je le suis.

— Il est comment ?

— Canon, putain.

— Ça m'aide.

Une autre rasade. Le sucre était trompeur, coupant le goût de l'alcool et il savait qu'il s'en mordrait les doigts au réveil, quand il en aurait ingurgité plusieurs comme celui-ci. Il était venu pour cela, pour une fois. Pour se mettre la tête à l'envers et profiter, à défaut d'obtenir quelque chose d'autre.

— Brun ? Blond ? Grosse beubard ?

— Tu me soûles. Il a les cheveux longs. Brun... brun un peu clair.

— C'est sûr que t'es pas coiffeur.

— Ta gueule.

— Il est grand ?

Il gémit et vida le fond de son verre. Ça lui réchauffait à peine le ventre. Putain, un autre. Il se leva.

— Plus que toi ? bondit-elle en le suivant jusqu'au comptoir.

— Ouais.

— Gros ? Maigre ? Musclé ?

— Je sais pas, il a des grandes épaules, mais il est plutôt mince... Eh, une Piña Colada, s'il vous plait !

Il retint un sourire. Il se souvenait d'un des barmen du Manoir expliquant qu'à partir du moment où les gens n'étaient plus capable de prononcer des formules de politesse, ils estimaient qu'ils avaient assez bu. Il était encore bon pour quelques tournées.

— Un mojito ! renchérit Annelise.

— Ouais, mettez ça aussi.

Sans un mot, le barman attrapa rapidement ce dont il avait besoin. Tian recentra son attention sur sa sœur.

— Il a des cheveux longs, dit-il. Un visage de... je sais pas, genre mannequin. Je suis sûr qu'il aurait pu percer dans le métier, tiens.

— Mais il a décidé de diriger un cabaret, hein ?

— J'imagine qu'il a ses raisons pour avoir choisi cette vie-là, dit-il en haussant les épaules.

Et que s'exposer devant un appareil photo n'était pas vraiment son genre. Lui-même avait ses propres raisons pour avoir choisi de suivre Gabriel dans cette aventure. C'était, à ce moment-là, tout ce qu'il avait trouvé pour rompre avec l'étau familial. A part Annelise, le reste de sa famille ne connaissait pas le milieu dans lequel baignait son lieu de travail. Elle était aussi la seule à savoir ce qui l'animait dans le creux de la nuit.

Son compte en banque délesté d'un peu plus d'argent, Tian empoigna sa boisson et se hissa sur un haut tabouret. Goguenard, il regarda sa sœur en faire autant, avec plus de difficulté : le petit bout de femme qu'elle était ne lui arrivait pas à l'épaule, alors elle se dandina un moment, ses talons accrochant une barre de support, pour enfin s'asseoir.

— Et ses mains ? demanda-t-elle tout à coup.

Il mit quelques secondes à retrouver le fil.

— Grandes.

Des doigts interminables. Il se souvenait de leur contact contre lui, dans ce geste qui se voulait anodin. Il le supposait du moins. Lorsqu'il se trouvait face à Gabriel, il y avait toujours cette tension qui l'habitait et dont il ne savait jamais que faire, sinon sortir sur son jour de congé ou dans les boîtes les plus tardives. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas chopé un type de cette façon, d'ailleurs. Il risquait de se rouiller à force de n'utiliser que les applications.

— Grandes, genre grande bite ?

Il s'étrangla sur sa gorgée.

— Putain, t'arrêtes jamais ?

— Je demande juste, hein.

— T'es gênante, on peut pas avoir le même sang.

— Moi aussi, je t'adore. Oh regarde le mec, là-bas, il est canon ! Oohh, cheveux longs, grand et dégaine de mannequin, c'est peut-être ton succulent patron, mmhh ?

— Dis pas succulent comme ça, tu me dégoûtes.

Dévorer Gabriel ? Ça pourrait définitivement faire partie de ses projets de vie. Lorsqu'il avait évoqué l'idée de peut-être changer d'entreprise pour quitter le Manoir, il savait que c'était stupide. Démissionner ne signifiait pas que cet homme lui tomberait dans les bras. Ce n'était pas comme s'il y avait quoi que ce soit entre eux, et cette simple pensée le minait un peu. La réalité, une fois sorti de ce monde étrange qu'avait créé Gabriel Faure, était fade.

— Ooohh, dis donc, il vient par ici !

Son ventre s'agita immédiatement à la seule possibilité qu'il entendait dans la voix de sa sœur. Gabriel. Là. Ce soir. Portait-il encore cette même longue robe que plus tôt lorsqu'il l'avait abandonné dans le couloir ? Ou avait-il adopté un look plus sobre et passe-partout, avec un jean et un pull au col montant ?

Curieux, il suivit la direction que sa sœur regardait et faillit s'étouffer pour la seconde fois quand la silhouette, à distance, fut effroyablement familière. Cependant, après quelques secondes durant lesquelles le corps continua son avancée vers eux, son cœur se calma et il ne resta qu'un lac de déception au milieu de ses pensées.

— Salut, c'est la première fois que je te vois ici !

— Salut.

Bon, il supposait que finir la soirée avec Smash n'était pas le pire destin à suivre pour ce soir. Il fallait juste qu'il se débarrasse de sa sœur et du rire de hyène qu'elle émettrait à la fin de son cocktail, quand l'alcool ferait des ravages dans son système. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top