Chapitre 13 : Gabriel


De quel abandon s'agit-il exactement ?

— Mh, au nord de la ville, oui.

— Il est seul, tu me disais ?

— Oui. Juste un type.

Le vôtre ?

Il avait envie de fumer. A quand remontait sa dernière cigarette ? Des semaines.

Laisse-moi deviner, il est violent ?

— Oui. Si tu peux lui exploser les couilles au passage, je t'en serai reconnaissant.

Dans le combiné, le rire de l'homme résonna, lui arrachant un frisson brûlant.

T'as pas changé, Gab'. Fais-moi penser à m'acheter une conduite pour te faire plaisir quand on se verra, hein ?

— Va te faire foutre. T'es OK pour le boulot ?

Bien sûr. Tes petits protégés méritent tout mon amour, tu me connais.

— Amour rime avec compte en banque bien garni, avec toi.

L'argent achète tous les sentiments, ma belle ! Pas de ma faute si el monde ne tourne pas rond. Donc, un gros con qui malmène son petit chéri, c'est ça ?

— Oui. Le but, c'est de récupérer les affaires du gamin.

Maël avait dit « oui ». D'une toute petite voix, après s'être timidement glissé dans le bureau de Gabriel entre deux services, son plateau encore calé sous son bras pour s'y accrocher. Son regard fuyant avait été douloureux, un miroir que Gabriel détestait viscéralement, mais duquel il ne pouvait hélas pas détourner les yeux. Parfois, c'était trop tard. D'autres, il était encore temps. Maël pouvait être sauvé, de justesse. Il aurait peut-être des cicatrices moins profondes. Quelques mois, avait-il avoué sur la durée des sévices. Son ventre s'était serré. C'était déjà trop. Vivre chez Tian avait été bénéfique les premiers jours, mais le garçon avait avoué que profiter de la gentillesse du chef de la sécurité devenait un poids. Malheureusement, ses recherches pour louer un appartement, même miteux, n'étaient pas une réussite. Sans garant, seul et aussi jeune, les quelques propriétaires qu'il avait pu contacter rechignaient. Alors cette possibilité tombait à pic. Le désespoir dans sa voix avait été une alarme de plus.

— Dès que tu le peux, ajouta Gabriel.

Son interlocuteur eut un grand rire. Un nouveau frisson le traversa. La dernière fois qu'il l'avait entendu n'était pas si éloignée. Il pouvait se l'imaginer assis dans son grand fauteuil, son paquet de cigarettes ouvert, les tubes éparpillés sur un coin du bureau après qu'il se soit énervé dessus pour en tirer une le plus vite possible. La patience n'était pas une de ses qualités. En avait-il n'était-ce qu'une, d'ailleurs ?

Serais-tu pressé, ma belle ?

Il déglutit. Il n'y avait que lui qui l'appelait encore ainsi. Malgré lui, il serra les jambes et retint les souvenirs qui ne demandaient qu'à affluer.

— Je le suis, dit-il le plus simplement possible. Très.

Ça va coûter cher, ma jolie.

— Je sais.

Il s'en fichait. Ce n'était pas comme si ça changerait quoi que ce soit à sa situation personnelle.

Je l'ajoute à ta jolie note, chérie ? Ton père serait fier de toi s'il voyait ton ardoise.

Gabriel se crispa. Il prit quelques secondes pour encaisser le choc des mots, s'appuyant contre son bureau. Ses talons s'enfonçaient dans la moquette. Retiens-toi. A cet homme, il ne pouvait pas dire n'importe quoi.

— Ajoute, articula-t-il lentement.

Gabriel, Gabriel, Gabriel, chantonna l'homme au bout du fil. J'adore quand on fait affaire, tu le sais, n'est-ce pas ?

Ne pas répondre.

Envoie-moi un message avec l'adresse et la liste de ce qu'il faut récupérer, reprit l'homme avec tellement de sérieux que Gabriel sentit son sang faire un tour complet.

— Je le ferai.

Prévois aussi trois tables pour dans un mois, on a une réunion et envie de voir du jupon.

— Déjà ? Mais la dernière était...

Fais en sorte que les gars ne voient pas de couilles sur le programme, ça risquerait de tâcher.

Le nœud dans sa gorge l'étouffa. Une soirée privée. Une programmation spéciale. C'était le mieux auquel il pouvait penser.

— J'y veillerai.

Parfait. J'attends les informations pour ta petite demande. Qu'est-ce qu'on dit à tonton Jacob ?

Gabriel inspira profondément. Putain.

— On dit merci.

Brave gosse. Ciao la belle, et montre un peu plus tes cuisses, ça monte les pourboires.

Le bip dans son oreille signa la fin de la discussion et son cœur s'autorisa enfin à s'emballer. Cette fois, il se laissa à s'asseoir complètement sur le rebord de son bureau. L'écran de son téléphone était revenu sur ce qu'il faisait avant que Jacob ne l'appelle suite à son bref message : « Combien pour une récupération ? »

Les messages de RadiantObus ne signifiaient ni son intérêt ni son désintérêt, mais se concentrer sur autre chose était carrément un luxe qu'il voulait prendre. Ne serait-ce qu'une minute. La voix de Jacob vibrait encore dans ses oreilles et il avait l'impression de lire les messages avec son timbre. De quoi débander direct, s'il avait été d'humeur. Fut un temps, il avait pensé différemment. Jacob lui avait plu, beaucoup. Un frémissement, réminiscence du passé, parcourut son corps et il s'arracha au souvenir. Des mains, des mots, des coups, des cris. Du bout des doigts, tout en essayant de rassembler les fragments de son esprit, il tapa les mots avec une lenteur qui le rendait malade.

RedSoul : Bonjour.

RedSoul : J'ai besoin de quelqu'un qui s'abandonnera en pleine confiance, avec la promesse du plaisir délivré.

C'était un peu... pauvre, dit ainsi, mais Gabriel n'avait pas vraiment la tête à ça. Radiant ne semblait plus connecté, de toute façon, il pouvait se permettre de prendre quelques minutes pour continuer.

RedSoul : J'aime la vue, le son, la sensation de l'autre sous mes mains.

La peau qui frémissait, un gémissement surpris, le contentement qui s'échappait en un long soupir. Une respiration qui devenait rapide à mesure que le plaisir montait. Ses doigts tapaient plus vite sur l'écran, marquant chaque sensation qu'il désirait faire naître, voir et entendre.

Envoyer.

Il mit l'écran en veille, l'esprit un peu échauffé, mais ses pensées plus apaisées. Bon sang, il avait besoin d'une soirée chaude à l'occasion et véritablement avec autre chose que ses doigts et une misérable sexcam.

*

— Ouah, c'est fou ! Sérieux, c'est plus grand que le salon de Tian !

— Je t'emmerde, Maël.

— Pourquoi y'a une douche à l'italienne ? Gabriel, c'était pour quel genre de VIP, ces chambres ?

La tête de Maël apparut par la porte avec de grand yeux curieux, et Gabriel croisa les bras avec amusement. Le garçon allait bien mieux que ce qu'il avait imaginé.

— De très, très gros VIP, répondit-il simplement.

Le sujet fut vite oublié, Dieu merci. Sous le charme de la chambre qui lui était alloué, Maël ne se préoccupait pas vraiment de qui avait déjà investi les lieux avant lui, encore moins de ce qui s'était passé entre ces murs. Ce n'était pas plus mal, car même s'ils avaient payé, toutes les déviances n'étaient pas les bienvenues et Gabriel avait le souvenir de quelques descentes policières en catimini pour calmer les ardeurs. Il n'y avait qu'avec certains qu'il évitait. La présence seule des forces de l'ordre dans l'établissement pouvait les rendre agressifs. Quant à les arrêter, il n'était pas suicidaire.

Et il était apparemment le seul de sa famille.

— Ça va ?

La voix de Tian le tira de ses pensées devenues soudainement trop gluantes pour lui. Forçant un sourire sur son visage, il acquiesça lentement.

— Rien qui ne devrait passer.

— Tu es un peu pâle, tu devrais faire attention.

Son ton ne laissait pas de place à une quelconque répartie, aussi Gabriel se contenta-t-il de détourner le regard pour observer Maël, le but commun qu'ils avaient eu durant quelques jours. Un parmi tant d'autres que cela lui laissait un goût amer, mais avec l'espoir que cette solution soit la bonne. Pour l'émerveillement et le soulagement qui se peignaient sur les trait du jeune homme, il ne pouvait que décider qu'il avait fait le bon choix. Tant pis pour ce que cela lui coûterait. Ça le valait des milliers de fois. Pour Maël, pour Lucca, pour tous les autres à venir.

— Ça va, murmura-t-il enfin. Maël ?

Le jeune homme s'approcha, ses membres vibrant de cette excitation dont Tian l'avait averti. Une anticipation gentille, mais qui avait amusé Gabriel ; n'était-il pas celui qui avait recruté le garçon ? Il savait à quel point il pouvait être difficile à gérer. Une vilaine tendance à se réfugier dans tout ce qui cassait son excitation, et le voilà entre les mains d'un homme violent. Pour le coup, ça avait été efficace. Et absolument ignoble.

— Tes affaires seront bientôt là. En attendant, tu peux faire un tour sur l'étage pour voir comment tout est agencé. J'écouterai ton avis et tes suggestions avec plaisir, d'accord ?

Il avait touché juste. Les yeux brillants, Maël hocha la tête de nouveau, comme il le faisait tant ce soir, comme s'il n'était plus certain de pouvoir prononcer les mots les plus simples. Gabriel connaissait ces moments-là. Il les avait touchés du doigt d'abord, puis vécus. Jusqu'à ce qu'ils s'effacent et ne représentent plus rien dans la vie qu'il avait décidé de mener.

Quand il remonta le couloir plus tard, le calme n'était coupé que par le bruit des pas dans son dos. Il tourna à l'angle. Un, deux, tr...

— Gabriel, attends.

Il retint un soupir. Cette voix posée et calme était souvent un baume pour son cœur, quand la tourmente était là. Quand il se retourna, ce fut pour plonger avec plaisir et sans aucune surprise dans les billes onyx de son chef de sécurité. Avec beaucoup, beaucoup de plaisir.

— Qu'est-ce que tu as derrière la tête ? souffla Tian.

— Je ne comprends pas ta question.

Il repris son avancée. Tian le suivit, allongeant le pas pour se maintenir à sa hauteur.

— Pourquoi tu fais tout ça ? Non, bon sang, attends, c'est pas ça, je...

Ses mains s'agitaient. Ses sourcils se fronçaient. Sa bouche se plissait dans une moue dont Gabriel voulait le débarrasser d'un geste. Une palette d'expressions qu'il ne se lasserait pas d'absorber. Ça pourrait aider, pour plus tard.

— Je veux dire, comment tu fais tout ça ?

— Eh bien, je le fais, éluda Gabriel d'un haussement d'épaules.

Un grognement lui répondit ; ce n'était pas la réponse attendue. Une épaule frotta contre la sienne, dans un de ces rares contacts qu'il pouvait y avoir dans la vie d'un homme qui n'en approchait plus d'autres. Il se sentit frissonner, loin sous cette robe. Il était vraiment temps qu'il fasse quelque chose.

— C'est pas ce que je veux dire, maugréa Tian.

Un gloussement lui échappa. Distraitement, il leva une main et tapota doucement la veste de cet homme massif qui se dressait à ses côtés en toute occasion. Tian était probablement la personne la plus rassurante du Manoir, en ce qui le concernait. Il était là depuis les débuts, et même avant. Il l'avait aidé à rassembler la toute première équipe de vigiles, lui avait expliqué en quoi consistait son travail.

Quand des doigts glissèrent contre les siens sur le biceps de Tian, sans l'étreindre pour autant, Gabriel retint un sursaut. Il retint tout, à vrai dire. Son soupir, son corps, son cœur, ses pensées qui voulurent éclater tout à coup sous la surprise et le désir d'un plus qui n'était pas à lui.

Il resta silencieux.

Il n'ôta pas sa main.

— Je ne comprends pas comment tu peux faire tout ça, reprit Tian d'une voix plus basse, son regard toujours résolument rivé droit devant lui. J'ai peur qu'il arrive des choses et qu'il soit trop tard à un moment donné. Qu'il n'y ait pas de retour en arrière.

— Il n'y a pas à s'inquiéter. Je t'assure.

Il irait probablement en enfer pour mentir continuellement comme un arracheur de dents.

— Mais...

— Chaque problème a une solution et je m'efforce de la trouver et l'amener. Les chambres existaient déjà, il n'y a qu'à réajuster un peu tout ça. Rien d'alarmant.

Quand la main de Tian glissa autour de son poignet, il se rendit compte qu'ils avaient cessé d'avancer. Immobiles au milieu d'un couloir qui n'était jamais utilisé, ils se faisaient face. Ils étaient trop loin des chambres pour entendre le moindre bruit que faisait Maël.

Tian sembla se rendre compte de leur proximité. De son geste. De la façon dont Gabriel ne se dégageait pas. Ses doigts émirent une petite crispation. C'était juste assez pour signaler qu'il en avait conscience. Quatre ans. Des instants comme celui-ci, ils en avaient eu des dizaines. Il avait l'impression de vibrer à son contact le plus simple.

— Tu...

— Merci d'avoir pris soin de Maël, coupa Gabriel aussi vite qu'il le put. J'espère qu'il ne t'a pas trop gêné dans tes habitudes.

— Oh, non, ça a été. Je vais juste pouvoir réinvestir ma chambre, c'est pas mal non plus.

— Plus pratique pour une vie intime, n'est-ce pas ?

— Gabriel...

Le grommellement lui arracha un nouveau sourire. Au rougissement pudique qui s'étalait sur le visage de Tian, il n'était pas tombé très loin. Il l'aurait volontiers envié. Doucement, il tira sur son bras, délogeant son poignet des doigts forts qui le retenaient. Il aurait souhaité que cet échange dure. Des heures, des jours. Profiter. Mais au nom de quoi ? Sous quels prétextes ? Le plaisir de se regarder dans le blanc des yeux ?

— Bonne nuit, Tian, soupira-t-il.

Une dernière caresse du bout des doigts, à l'intérieur de son poignet. Rattrapant ses pensées qui ne désiraient que rester avec cet homme droit et intègre, Gabriel reprit son avancée, priant pour qu'il lui laisse l'opportunité de fuir à son aise.

— Bonne nuit, Gabriel. 

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