Chapitre 1 : Gabriel

Devant la porte, il hésita, la main au-dessus de la poignée. Des voix étouffées lui parvenaient depuis l'intérieur et il n'était pas certain de vouloir faire face à leurs propriétaires. Pas si tôt, alors que se déchaînait toujours cette tempête d'émotions en lui. La satisfaction et la frustration faisaient rage, s'entremêlant avec une profonde tristesse qui lui collait comme un mauvais pansement mouillé, mais jamais suffisamment pour tomber. Le chagrin dégueulait par tous les interstices de son âme égratignée, l'empêchant d'y voir clair. Il n'y avait plus que quelques éléments qui s'accrochaient à ses pensées éparses, flottant suffisamment pour qu'il s'en empare. Il n'était resté à la surface que grâce à ces quelques mots, qui lui avaient permis d'avancer durant la dernière heure.

Il tourna la poignée. Dès le grincement familier, les voix s'interrompirent et le silence demeura tout le temps qu'il lui fallut pour se déchausser dans le petit couloir. Le cuir était raide de n'être presque jamais porté et il resta penché quelques instants de plus, ses doigts massant ses pieds douloureux. Il les reposa avec précaution sur le tapis épais qu'il se félicita d'avoir insisté pour l'acheter, grimaça d'inconfort, puis se débarrassa de sa veste de costume. Il tira sur sa cravate déjà un peu lâche pour enfin l'ôter complètement. Sur son crâne, ses cheveux tirés dans un chignon serré menaçaient d'arracher ses tempes. Le poids de son monde traînait encore dans tous ses muscles et transperçait ses os, agrippé à ses épaules. Un bouton de chemise, puis un deuxième sautèrent ; il ne respirait pas mieux, cependant il pouvait toujours se persuader qu'il était libre à présent. Mais l'était-il réellement ? Les mots, des heures plus tôt, tournaient en boucle. En vrac, se mélangeant pour ne devenir qu'une purée grossière encombrant son cerveau ainsi que sa conscience.

Coupable.

Le prix de la liberté. De sa liberté. S'il acceptait de s'y plier, enfin. Il n'était même pas certain de ce qu'il ressentait. Pas après tout ce temps, tous ces efforts, toute cette douleur.

Ses pas le menèrent dans la première pièce éclairée qu'il rencontra. A peine se montra-t-il dans l'encadrement de la porte que deux paires d'yeux impatients furent sur lui. Les visages familiers et si rassurants qu'il trouva là, à l'attendre dans un jour qu'il avait attendu des années avec angoisse et colère, débloquèrent ses pensées, les mots, toutes les images qui tournaient depuis des heures.

Il respira.

Enfin.

Alors seulement, il se laissa tomber sur le tapis avec ses deux comparses de toujours, ses longues jambes s'étendant sous la petite table basse. Au diable les bonnes manières pour ce soir. Il était épuisé.

— Axel est libre, souffla-t-il au milieu du calme qui en devenait assourdissant. Ils ont tranché. Ce type n'a eu aucune chance.

Sous ses boucles brunes, Aaron ferma les yeux, relâchant un souffle qu'il devait retenir depuis l'apparition de Gabriel dans le salon. A ses côtés, les épaules basses, Tanguy agressait sa lèvre inférieure de ses dents, le regard dans le vide.

— J'ai besoin d'un verre, dit-il brusquement en se levant tout aussi vite.

Sans un mot, Gabriel regarda la silhouette fluette de l'homme se déplacer dans cet endroit qui n'était pourtant pas son chez-lui. Ici, il n'y avait que Aaron, leurs trois chats et lui qui vivaient les uns sur les autres dans une harmonie un peu chaotique, mais qui leur convenait. L'appartement était juste assez grands pour eux, mais il bénissait le fait que leur trio soit réuni à cet instant précis. Il n'avait pas eu besoin de le leur demander. Ils savaient. Et lorsqu'ils ne savaient pas, ils le sentaient.

Il sourit en entendant le bruit clinquant des verres, et reconnut le claquement distinct du petit placard de la cuisine. Cette bouteille, ces verres, songea-t-il. Idéals pour les grosses occasions comme les instants les plus désespérés.

Ce soir, les deux s'y prêtaient parfaitement.

Les pieds nus de Tanguy ne faisaient pas de bruit sur le parquet, encore moins lorsqu'ils passaient sur un des tapis disséminés au hasard dans l'appartement. Une boule de fourrure détala ventre à terre quand l'homme la frôla. Lorsqu'il s'agenouilla, son jeans bas sur ses hanches et son tee-shirt trop court montrant un nombril orné d'un bijou, ses articulations cognèrent dans un bruit mat.

Spectateur fatigué, Gabriel observa Aaron se déplier lentement à son tour. Les yeux rougis de cet homme abîmé par la folie des autres lui faisaient mal. Le regard hanté de Tanguy ne valait guère mieux, mais qui pouvait se targuer de mieux vivre l'instant ? Il se contenta de regarder l'ambre liquide remplir le fond des trois verres.

— Whisky ? articula-t-il lentement.

Gabriel tendit le bras, toucha le goulot et tourna la bouteille pour lire distraitement l'étiquette. Il connaissait cette étiquette par cœur. C'était le préféré de son père. Jusqu'à la fin.

— Les grandes occasions, toutes ces conneries, murmura Tanguy.

Sa voix tremblait sous l'émotion. Depuis combien d'années se battaient-ils pour une quelconque justice ?

— Éric n'est pas avec toi ? renifla enfin Aaron tout en rabattant ses cheveux en arrière d'une main.

Combien d'heures avait-il attendu en pleurant ? Tanguy avait-il été à ses côtés tout ce temps ? Le tribunal lui avait fait perdre la notion du temps. Son téléphone était encore éteint, quelque part dans la veste qu'il avait abandonnée à l'entrée. Dans sa messagerie, il revoyait encore un nom se détacher dans les SMS reçus, mais Jacob demeurerait en non lu un jour ou deux de plus. Jusqu’au prochain message de sa part.

— Son mari s'occupe de lui. C'est mieux qu'ils restent au calme.

— C'est bien.

Un glaçon, deux glaçons. Il les compta encore et encore. Un, deux. Un, deux. Il tourna le verre du bout de deux doigts. Schling. Sa poitrine se serra.

Libre.

Ou ce qui s'y apparentait, d'une certaine manière.

En les abandonnant. Était-il réellement mieux à présent, là où il se trouvait ? Il y avait eu tant et tant de fois où il s'était demandé si tout cela n'était pas vain.

— Gaby ? appela doucement la voix d'Aaron.

— Il a pris cinq ans.

Schling.

— Cinq ans ? s'étonna aussitôt Tanguy en relevant les yeux. Je m'attendais à... je sais pas, deux ans ? Avec du sursis en plus ?

— Il méritait bien plus, gronda Aaron en plissant les yeux. Ils auraient dû...

— Le dossier était plus gros que ce qu'on pensait, coupa Gabriel. Et malheureusement, il a tout de même bénéficié de circonstances atténuantes.

Et les noms, bien plus nombreux que ce qu'il en avait cru au lancement de la procédure, avaient œuvré, chacun dans leur camp. Il n'était pas le seul à se battre.

— Ils viennent de l'Académie ?

Aaron parlait du bout des lèvres, tout bas, comme si élever la voix pouvait les frapper plus fort encore qu'ils ne l'avaient été des années plus tôt, quand leur quatrième les avait quittés.

— Oui. Leurs témoignages vont dans notre sens. Et celui d'Éric également. C'est celui qui les a le plus intéressés.

Le silence de Tanguy était aussi angoissant que son expression, plus sombre qu'elle ne l'avait jamais été. Savait-il qui s'était présenté ? Ce qui avait pu être dit ? Ce qui s'était produit exactement ? Le fait que son ami avait quitté cet endroit, des années plus tôt, n'était pas anodin. Le fait qu'il n'en parlât jamais était cependant si frustrant...

Au décès prématuré de son frère, Gabriel s'était lancé dans ce combat fou en sachant à quel point ce serait un calvaire d'obtenir justice. Ils avaient été dévastés. Combien de fois s'était-il demandé le sens de tout ce qu'il entreprenait ? Parfois, il n'avait plus que ça en tête, l'affaire éclipsant le quotidien. A d'autres moments, il souhaitait seulement que tout ce qui l'entoure disparaisse.

Ou lui.

Ou juste les autres.

Ou que son frère n'ait jamais existé pour ne pas leur faire vivre cette situation.

Le jour où cette pensée l'avait frappé de plein fouet, il s'était effondré. Se raccrocher à ce qu'il avait créé n'avait pas été une mince affaire, mais il y avait à présent trop de choses à perdre pour s'égarer.

Il y avait tant à gagner en retour. Il ne pouvait pas les laisser.

— Il paiera, dit-il, la voix rauque.

Il referma sa poigne sur le verre et le leva, imité par les deux hommes à genoux autour de la petite table.

— A Axel, lâcha-t-il.

— Qu'il repose en paix, murmura Aaron.

Tanguy fit tinter son verre contre le leur, silencieux quelques secondes de plus, puis sa voix s'éleva, teinte du fantôme d'un homme qu'il avait longtemps chéri :

— Qu'il soit aimé, comme il se doit.

Au-dessus de la porte du salon, la grosse horloge suspendue lâchait un tic-tac incessant et régulier. Ce son l'avait toujours rassuré, comme une constante inéluctable en laquelle il pouvait avoir confiance. Le temps. Le temps était une assurance quand on en avait et il se savait chanceux.

Il était là.

Vivant.

Ebranlé, diminué. Mais vivant. Où était passé le temps où ils étaient quatre, riant à la moindre bêtise ? A présent, ils n'étaient plus que trois et se sentaient plus seuls que jamais. La mort rôdait encore, et la mine chaque jour plus sombre de Tanguy n'augurait rien de bon. C'était une angoisse qui le prenait aux tripes tandis que tous les « Et si » possibles défilaient jusqu'au prochain sourire amer de son ami. A quand le prochain ? songeait-il parfois quand le désespoir les envahissait.

— Comment se passe ta cicatrisation ? s'entendit-il demander tout à coup.

La moue de Tanguy sembla s'étendre un peu plus si c'était seulement possible.

— Ça tire. J'en ai marre de ne pas pouvoir faire ce que je veux comme je veux.

— Ça t'apprendra à te jeter sur un mec avec un couteau. Tu aurais dû...

— Tu sais ce que j'en penses, rétorqua sèchement son ami.

Qu'il recommencerait si c'était à refaire.

Gabriel soupira longuement. Parfois, il se disait que son entourage était étrangement composé. Aaron était aussi discret que visuellement perturbant, telle une tache sur du papier blanc. Tanguy, quant à lui... son physique était un peu atypique, mais sa visible fragilité était contrebalancée par une nervosité et une énergie qui le rendaient continuellement malade et instable. Ou en l'occurrence, quelques mois plus tôt : capable de se jeter sur un agresseur armé pour protéger un de leurs employés. Louable, mais absolument stupide et irréfléchi. Il avait passé plusieurs jours à l'hôpital après avoir été recousu, et il était insupportable à force de ne pas pouvoir reprendre la danse. S'il le pouvait un jour, cependant ils taisaient cette possibilité. En attendant, Tanguy fonçait tête baissée dans la comptabilité de leur société commune et errait dans toutes les formalités administratives qu'il pouvait dégoter pour s'occuper. Généralement, il le faisait dans le dos de Gabriel pour ne pas subir immédiatement ses foudres.

— Harris se plaint que tu es trop sur son dos, lâcha Aaron en fixant le fond de son verre.

— Il n'a qu'à indiquer quand les stocks deviennent trop bas, rétorqua Tanguy en roulant des yeux. Sérieusement, nos gars sont géniaux quand il s'agit de leur boulot, en revanche pour tout ce qu'il y a autour ce sont tous des glandus du slip. C'est si compliqué d'inscrire dans le registre le nom du produit quand il attaque le dernier en stock ?

— Ethan est le pire, acquiesça Aaron.

— Tu dis ça, il bosse avec toi quand il n'est pas sur scène.

— Bah justement. Il est bordélique au possible.

— Toi aussi.

— C'est doublement le bazar, c'est ça le problème. On ne s'y retrouve plus vraiment dans l'atelier.

Pensif, Gabriel pencha la tête. Aaron était le costumier de leur établissement et habillait chaque spectacle avec talent. Leur cabaret n'aurait certainement pas cette excellente réputation s'il n'était pas là, et Tanguy tout comme lui en étaient conscients. Comme toujours, il n'y avait que le principal concerné qui semblait à des lieues de s'en rendre compte, perdu dans son petit monde d'étoffes et de paillettes. Dieu merci.

— Je crois qu'Éric a posé quelques congés, non ? Ça va aller pour les cours ?

— J'ai modifié le planning, la plupart des parents ont compris quand j'ai expliqué, j'ai juste quelques connards qui réclament un remboursement si je ne donnent pas les détails. Vu qu'on va rattraper plus tard, ils peuvent se le carrer profond.

Voilà. Deux types qui savaient ce qu'ils voulaient. C'était ce dont Gabriel avait besoin. Des épaules plus solides que ce qu'ils affichaient, probablement à cause de tout ce qu'ils avaient vécu par le passé. Ensemble, se souvint-il, alors peut-être n'était-il pas très différent d'eux, dans ce cas. Pour l'heure, il avait le souvenir brouillé du tribunal d'où il revenait tout juste, des mots qui à présent se superposaient les uns sur les autres, de la colère qui l'animait et redescendait trop lentement à son goût. Garder la tête sur les épaules s'était avéré plus difficile qu'il ne l'avait imaginé. Peut-être parce que ce n'était pas le premier tête à tête, peut-être parce qu'il en avait assez de se battre pour obtenir justice, peut-être parce qu'il...

— Le chef de la sécu s'en sort avec les nouveaux à former ? enchaîna Tanguy, ce qui le fit revenir à l'instant présent. Tian, là, le mec énorme.

— Il est plus petit que moi, rétorqua Gabriel.

— T'es une asperge, n'importe qui est plus petit que toi, même nos gorilles.

Il se contenta de grogner en retour. Il avait fait une poussée de croissance fulgurante dès le début de la puberté, et avait passé les années suivantes à contempler les crânes de ses camarades. A présent, au moins, il pouvait regarder certains d'entre eux dans les yeux sans trop courber l'échine, mais c'était un complexe qui l'avait tenu un moment... avant qu'un autre ne le remplace sans jamais disparaître. Ça aussi, c'était une de ces choses contre lesquelles il ne pouvait pas se battre. L'inéluctable.

— Pour en revenir à Tian, dit-il, il gère bien la situation. Les formateurs ont bien fait leur boulot en amont, les gars que nous avons en interne sont bons et prennent leur travail au sérieux.

— Je vous ai entendu tous les deux l'autre jour, il paraît que Théodore Chevallier a refusé sa promotion ?

Gabriel haussa les épaules. Il avait quelques phénomènes dans l'équipe qui composait les vigiles, et celui-ci n'était certainement pas le pire.

— Il aime son boulot, mais sa hantise c'est de monter en grade. En revanche, il se trouve qu'il fait déjà ce pour quoi il aurait dû être promu.

— C'est quoi, son problème ?

— Que ce soit acté, je pense. Ça rend la chose réelle et ça l'angoisse.

— Les mots ont un impact plus dur que ce que les gens peuvent croire, soupira Aaron. La peur de l'échec ?

— Tellement bizarre. C'est le mari d'Éric, il ne devrait pas...

— Tanguy, je t'en prie. On ne sait rien d'autre de lui que ce qu'ils veulent bien nous dire.

— Ce que j'en dit, c'est qu'Éric est encore dedans pour un moment, avec le deuxième procès qu'ils se tapent.

Encore un, avait envie de commenter Gabriel, mais il se contint de justesse. Leur ami avait ses propres problèmes, en plus de celui qui venait de se régler devant la justice. L'idée qu'il n'avait même pas la possibilité de digérer les évènements qu'il était de nouveau en plein combat le tiraillait. Leur milieu était-il si effroyable ? Leurs milieux, même, quand il considérait d'où il arrivait justement. Aaron n'échappait pas à la règle, lui non plus, perdu au milieu des paillettes virevoltantes des costumes qu'il confectionnait dans une pièce, à l'abri des regards. Du coin de l'œil, il observa brièvement les mains si particulières de son ami, sa peau blafarde qui voyait rarement le jour.

Pour eux, c'était devenu normal. Pour les autres, Aaron portait des gants qui appuyaient son excentricité, sans savoir que c'était la terreur qu'il déguisait.

— Loïc a signé, au fait, dit enfin Gabriel quand le silence commença à s'installer. Les gars sont contents de le garder, et lui a enfin dit adieu à l'intérim.

— Ah, je l'aime bien, lui, renifla Tanguy en levant son verre. Droit dans ses bottes et il sait quand même se dérider quand il le faut.

— On ne couche pas avec le personnel, je t'ai déjà dit.

— Je t'en prie, ai-je sous-entendu quelque chose sur son magnifique cul ? Ce n'est arrivé qu'une seule fois et je ne savais même pas qu'il bossait chez nous !

C'était bien le problème. A s'ensevelir sous le travail, Tanguy ne se souvenait plus des visages ni des noms des gens avec qui il travaillait, de près comme de loin. Quelques-uns revenaient plus facilement, mais cela s'arrêtait là. Ce qui, par conséquent, amenait parfois à quelques soucis. Comme son ami qui s'était laissé entraîner à l'hôtel par un de leur vigile à l'issue d'une soirée arrosée. Gabriel était à peu près sûr que le type en question avait reconnu Tanguy et profité de l'occasion, le type ayant démissionné dans les jours qui avaient suivi. Le genre de conneries qu'ils devaient éviter, comme toute forme de scandale. Difficile quand on dirigeait le plus gros établissement gay de la ville, n'est-ce pas ?

Avec un soupir, il attrapa la bouteille et se resservit.

La soirée n'avait pas encore commencé...

— Est-ce que je vous ai parlé de la session bondage du week-end dernier ? lança soudain Tanguy. Le mec m'a pondu du shibari, j'avais pas compris ça comme ça, mais en fait c'était dingue ! J'ai encore des marques, faudra que je vous montre tout à l'heure.

... et elle s'annonçait déjà si longue

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