chapitre 3

- Maman, assieds-toi s'il te plaît. Il faut qu'on parle.

Il est cinq heures passé du matin et tout bon commerçant sait que le premier arrivé au marché aura les meilleurs marchandises au meilleur prix chez les fournisseurs. Je comprends donc que le moment n'est pas tout à fait bien choisi pour discuter car ma mère doit se ravitailler. Pourtant c'est le moment propice. Tout le monde est encore endormi. Malgré son regard désaprobateur, ma mère s'assied sur le vieux canapé face à moi. Je prends place sur une chaise en bois.

- Bon alors... Ça va bientôt faire une semaine que les résultats du baccalauréat sont sortis. J'aimerais savoir si ta décision de m'envoyer à l'université reste inchangée.

Elle soupire, change de position avant de répondre.

- Ton oncle m'a dit qu...

- Non non non ! Pas d'oncle ! Je ne veux pas savoir ce qu'il dit ni ce qu'il pense. Ce n'est pas à lui de décider pour nous, je dis, énervée. Quel est le problème ? Pourquoi tu ne veux pas que je fasse des concours ? C'est à cause de l'argent ?

- Écoutes-moi pour une fois ! C'est vrai que l'argent pose effectivement problème. J'ai économisé assez pour inscrire tes frères à la rentrée et leur acheter la plupart des fournitures scolaires. J'ai prévu de t'inscrire à l'université un peu plus tard. Ton oncle m'a dit que tu pouvais commencer les cours même sans payer. Le paiement est obligatoire pour participer aux évaluations. Si tu ne paies pas, tu ne peux passer aucune épreuve et donc tu n'obtiens pas de relever de notes. Alors que les concours débuteront dans peu temps. Si je paie pour que tu y participes, je ne pourrai pas payer les frais scolaires de tes frères. Je n'ai pas envie qu'on renvoie encore tes frères à cause du retard de paiement.

Au-moins maintenant je sais quel est le souci.

- Dans ce cas je pourrais travailler et gagner un peu d'argent.

- Je ne peux pas te laisser faire ça. Tu es encore trop jeune pour affronter le monde là dehors. Les gens peuvent être si méchants, murmure-t-elle.

Je ne peux m'empêcher d'être en colère. Pourquoi devrais-je remettre mes projets à plus tard alors que j'ai la capacité de les réaliser ?

- Je ne vois pas l'intérêt de perdre une année à l'université. Si c'est ça, je préfère rester à la maison.

Je me lève et retourne dans la chambre sans lui laisser le temps de parler. Je me jette sur le matelas posé sur le sol. Mon frère Serge dort si profondément qu'il ne réagit même pas à tous ces mouvements. Je plaque ma face sur l'oreiller pour hurler de toutes mes forces sans faire de bruit. Après quelques minutes, j'entends la porte claquer. Elle est partie. Cette situation ne semble pas avoir de solution.

Qu'est-ce que je peux faire pour la convaincre de changer d'avis ? Je pourrais si j'avais plus d'informations sur ces concours comme les conditions de participation, les frais, les pièces à fournir... Où puis-je trouver ces informations ? Tout en y pensant, je finis par me rendormir.

Mes frères ne sont plus dans la chambre à mon réveil. La matinée a déjà bien avancé. Je suis allongée sur le dos à regarder le plafond. Si on peut appeler ça plafond. Les murs de la chambre n'ont pas de couleur unique, témoignage du passage des précédents locataires. Un lit en bois blanc est stationné au milieu de la pièce. Ma mère y dort soit avec Marc soit avec Serge. Quant à moi, le matelas me sert de lit. Je le partage avec l'un des deux frères en fonction des jours. Nous n'avons pas de penderie. Nos vêtements sont entassés dans des sacs et valises, rangés au pieds du lit. Nos chaussures sont entassés sous le lit. C'est comme ça que nous vivons depuis presque cinq ans, dans la pauvreté. Je ne souhaite pas demeurer ainsi.

L'envie d'uriner est suffisamment forte pour m'obliger à me lever. Vue que nous sommes dans une concession avec plusieurs autres locataires, nous partageons les mêmes toilettes. En chemin, je croise l'un de nos voisins qui est un étudiant. Il pourrait m'aider.

- Bonjour voisin, lui lançai.

- Bonjour voisine, il répond, surpris.

- En fait, je voulais te demander quelque chose. Est-ce que tu sais où je peux trouver des informations sur le concours d'entrée à la faculté de médecine ?

- Tu peux chercher sur ton téléphone.

- Oui mais non... Je n'ai pas de smartphone, dis-je honteusement.

- Ah je vois. Dans ce cas, tu peux aller à la poste centrale. Il y'a des gars qui vendent les arrêtés de concours sur le trottoir.

- Ah bon ? Merci pour cette information. Je dois y aller.

- De rien. Salut, dit-il en s'éloignant.

Je cours littéralement aux toilettes. Maintenant je sais où je dois aller. Je suis obligée de casser ma tirelire pour avoir de l'argent. La poste centrale est bien plus loin que mon lycée ou le marché. J'y suis déjà allée avec ma famille quand mon père était encore là. À l'époque, ils avaient ouvert une foire près du boulevard du vingt mai*. Je me brosse les dents, me lave et porte un simple t-shirt, un jeans et des baskets.

- Si maman rentre avant moi, vous lui direz que je suis chez Lisa. Ne sortez pas pour vous balader.

Je laisse ces consignes à mes frères avant de partir. En général ils se tiennent bien. Je trouve rapidement un taxi une fois sortie du quartier. Je suis un peu anxieuse une fois à l'intérieur. Je n'ai qu'une vague idée de l'endroit où je vais. Je ne sais même pas si ces "gars" seront là. On roule assez longtemps.

- On est arrivé, me prévient le chauffeur.

Je lui donne la somme convenue et sors de son véhicule. Il m'a laissée à côté d'un grand immeuble. La poste centrale est en réalité un grand rond point, un carrefour autour duquel divers bâtiments ont été construits. Il y'a en effet un bureau de poste, d'où son nom. Mais aussi la trésorerie nationale, le quartier général d'une société de communication et une grande cathédrale, pour ne citer que ceux là. Mon cœur bat la chamade. Des rumeurs disent que le taux de vol ici est plus élevés qu'ailleurs. Du coin de l'œil, j'apperçois des policiers et mon cœur s'apaise un peu.

Dans quelle direction je dois aller pour trouver ces gars ? Je vais du côté de la poste car je vois beaucoup de monde rassemblé devant le bâtiment. Lorsque je m'en rapproche, c'est tout un marché ici. Certains vendent des sucreries, d'autres des vêtements mais pas d'arrêté de concours. Je poursuis ma route vers la trésorerie nationale. Toujours rien. J'avance vers le quartier général de la société de communication et là j'entends quelqu'un s'écrier.

- Concours de police, concours du CUSS¹, Concours de l'école normale ! Tous les arrêtés disponibles ici !

D'autres font le même genre d'annonce. Alors ils étaient là depuis le début. Je me dirige sans plus tarder vers l'un d'eux. Ils étalent leurs marchandises à même le sol.

- Bonjour. Je voudrais les arrêtés des concours du CUSS, de l'école normale et de l'ENAM².

- Bonjour, les voici.

Il me tend un tas de papiers remplis d'écritures.

- Ça fait cinq cents francs CFA³, annonce-t-il.

J'ouvre grand les yeux. C'est plus que ce que j'avais prévu. Toutefois je paie sans discuter et me mets à la recherche d'un taxi pour rentrer. J'achète aussi des friandises pour mes frères. Ils les auront s'ils ont été sages.

De retour à la maison, mes frères sont devant la télé et ma mère n'est pas encore rentrée. Elle a dû rester au marché après avoir ravitailler son comptoir. Je me mets immédiatement à la cuisine. Le menu d'aujourd'hui c'est du riz sauté⁴ avec quelques petites crevettes séchées. Une fois terminé, je sers mes frères qui apparemment mourraient de faim. Je leur donne les friandises que j'avais gardées.

- Merci, me disent-ils.

Je suis contente de leur avoir fait plaisir. Le repas terminé, je me mets à lire l'un des arrêtés. C'est celui de la faculté de médecine. En gros, il faut constituer un dossier et le déposer à la fac. Il faut aussi verser des frais de concours s'élevant à vingt-cinq mille francs CFA*. C'est assez cher je dois avouer. Pas sûre que ma mère voudra se lancer là dedans même si je lui promets de tout faire pour réussir. Pourtant mon envie d'y participer ne me lâche pas. Je dois le faire. Je vais le faire quoi qu'il en coûte. Il me faut juste trouver assez d'argent pour ça. Je sais que je peux y arriver.

Ma mère rentre au domicile vers dix-neuf heures. Elle s'affale sur le canapé comme un hippopotame dans un fleuve.

- Bonsoir les enfants. Cindy, sers moi ce que tu as cuisiné. Je meurs de faim.

Je m'exécute sans plus tarder. J'attends qu'elle ait fini de manger pour lui raconter la journée.

- Aujourd'hui je suis allée à la poste centrale. J'ai acheté les arrêtés de certains concours. Je voudrais que tu y jettes un œil.

Elle fronce tellement les sourcils qu'on dirait qu'elle va me taper. Aurais-je dû attendre demain pour lui en parler ? Elle l'aurait su tôt ou tard car mes frères lui auraient tout dit.

- On en a parlé ce matin. Tu iras à l'université en attendant que je rassemble assez d'argent pour ces concours, déclare-t-elle, sans regarder les papiers. En plus c'est dangereux d'aller là-bas toute seule.

- Mais maman, les concours c'est qu'une seule fois par an. Donc je vais devoir attendre l'année prochaine ?

- Oui. On n'a pas le choix.

- On pourrait demander l'aide d'oncle Samy. Je suis sûre que...

- Ton oncle nous a déjà beaucoup aidé. Et ce n'est pas toi qui le dénigrais ce matin ?

S'il faut que je me raccroche à lui, alors je le ferai.

- S'il te plaît maman... Dans ce cas, je vais récolter l'argent en travaillant.

- Je t'ai déjà dit non. Sois juste un peu patiente. Tu n'as que dix-sept ans. Un an, ça passe vite. Je ne veux pas que tu ailles courir des risques pour quelque chose que tu n'es même pas sûre de réussir. Tu penses que seule ton intelligence suffit ? Eh bien sache que dans ce pays ça ne marche pas comme ça.

Je sens que la suite de cette discussion va être longue.

- J'en connais des jeunes intelligents qui ont essayé ces concours à plusieurs reprises, poursuit-elle. Si tu n'as pas de lien avec quelqu'un de haut placé ou qui a un poste stratégique dans le gouvernement, tu échoueras. À défaut, tu peux payer ta place en passant par la corruption. Mais pour ça il faut débourser des millions, Chose que je n'ai pas. Alors à quoi bon dépenser cet argent alors que tes frères en ont aussi besoin ?

J'en ai presque les larmes aux yeux. Je suis tellement déçue par ses paroles. Il y'a une part de vérité à l'intérieur mais je retiens aussi qu'elle n'a pas foi en moi quand je lui dis que je ferais tout mon possible pour réussir.

- Je vais me coucher, je lui annonce.

Elle n'ajoute rien. Mon matelas froid m'accueille bras ouverts. Tous ces efforts n'auront servi à rien. Je regrette d'avoir dépensé mes économies. J'aurais aimé naître dans une meilleure famille. Mon avenir a l'air moins brillant à présent. Si seulement...

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CUSS :
ENAM :
³ Environ 1 euro ou 1 dollar américain
⁴plat fait à base de riz, de tomates et d'épices.
* Environ 39 euros

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