L'heure
" Demain, midi, vous ne serez plus de ce monde. "
Il n'a jamais cru en ces foutus sorciers, de la poudre aux yeux pour satisfaire les crédules, rien d'innovant, des charlatans. Bien sûr certains n'avaient pas tort, certains pouvoirs s'avéraient véridiques mais ce n'était pas possible. Pourquoi midi, pourquoi aujourd'hui ? La veille, il avait dormi comme un enfant, dans le repos de l'innocence, dans ses grands draps blancs rêvant légèrement puis était venu l'aube et cette phrase se fracassant contre ses pensées. Il fixait l'horloge, ses yeux soulignés par deux poches enflés, bleuies. Quelques mèches noires tombaient sur son front luisant, il craquait ses doigts squelettiques un à un. Pourquoi était-il aussi obnubilé par l'heure ? Il a vécu sa vie dans le vice sans crainte du temps qui passe et façonne l'homme, sans crainte de la fatalité qui s'abat sur les hommes enflés d'orgueil sans crainte de la mort et pourtant ses yeux caverneux ne dérivaient pas, fixant l'aiguille impartiale qui battait le temps : secondes, minutes, heures, journées, années sans jamais s'arrêter.
9 heures.
Le café était encore fumant et laissait planer dans l'air sa douce odeur amère. Il fallait pourtant que l'homme travaille, vive mais l'ombre qui planait sur lui l'en empêchait: tétanisé et ces mots qui se répétaient encore et encore, s'allongeant, se modulant, se transformant comme un martèlement sourd et régulier sur son crâne. Il ajusta sa cravate d'un geste nerveux et jeta encore un regard à la montre reluisante avant de rapidement détourner ses yeux craintifs. Son regard se posa alors sur un portrait majestueux, un homme d'importante stature, les épaules en arrière et le regard droit et franc. L'homme ne put soutenir le regard du portrait très longtemps, laissant sa tête tomber en arrière.
Ses joues creusées s'étirèrent dans un soupir lasse, il n'a jamais aimé ce portrait mais tout fonctionnaire haut gradé du gouvernement se devait d'en avoir un dans son appartement, rien ne le stipulait mis à part la menace de voir sa tête tomber de ses épaules. Un frisson lui parcourut l'échine, l'évocation de la mort ne lui a jamais fait aussi peur qu'en cette matinée. Sa peau avait pâlit sous le choc et il se murmura à lui-même des réconforts, affirmant que ce n'était que poussière pour faire peur aux simples d'esprit. Il affronta alors le regard du portrait, le Véridique lui même l'a dit, les sorciers ne sont que mensonges et balivernes, tout homme faisant preuve de crédulité face à eux se trouvera puni d'une manière ou d'une autre. Il n'a jamais adoré le Véridique mais en tant que membre du gouvernement il ne taisait jamais ses louanges sur l'Homme, affirmant que seul lui est assez méritant pour occuper sa place alors qu'en réalité celui-ci aurait gaiement volé sa place.
Tout ça à cause de cette foutue putain, enfin non celle-ci il ne la payait pas. Afin de réaliser des économies il avait trouvé judicieux de séduire une jeune bourgeoise absorbé dans ses lectures de romans à l'eau de rose et qui ne craignait pas un compagnon plus âgé. Seulement jeune et frivole elle le força à se rendre sur la place du marché où le diseur de bonnes aventures s'était installé, un homme aux beaux cheveux blonds et au masque coloré, emmitouflé dans une toge reluisante. Son regard qui pétillait à travers le masque et sa voix grave et sensuelle qui avait annoncé la terrible nouvelle, l'homme en ria tout d'abord, grassement comme si cela n'était qu'une mauvaise blague mais maintenant qu'il a les mains moites, les paupières enflés, les joues creusés et la bouche serré: il lui semblait avoir vieilli depuis la veille. Son visage s'était affaissé et le temps était passé: en une nuit il avait rattrapé son ouvrage ne laissant que la trace d'une jeunesse fanée. Jamais il ne fut beau mais il y avait dans sa laideur une sensualité particulière, dans sa voix des notes inconnues qui poussaient hommes et femmes à s'abandonner dans ses bras. Dorénavant son propre deuil l'avait enlaidie, l'angoisse l'avait creusé et le temps riait du pauvre homme en laissant les minutes s'écouler en ce qui semblait une fraction de seconde.
Il posa sa tête entre ses bras maigres et sentie le bois frais contre sa peau flétrie, regrettant sa jeunesse de la veille, maugréant la vie, ses vicissitudes et cette phrase insoutenable. Il fallait qu'il vive quoi qu'il arrive et ne pas se laisser sombrer au néant que la mort arrive ou non emportant l'homme avec elle. L'adrénaline grisa ses membres, l'homme se releva d'un geste vif, si vif que la tasse laiteuse suivit le mouvement et vint se briser en mille morceaux contre la belle moquette lie de vin. Désormais une tâche épaisse venait décorer la moquette, l'amer nectar étendu à même le sol rendait l'homme souciant. Était-ce un signe ? Et si tout cela était prévu: le café, la vieillesse, le temps et si... Ces pensées furent vite interrompues, un jeune homme fit irruption dans la pièce, de grande taille, aux beaux cheveux miel et aux yeux menthe. Il adressa un sourire à son supérieur assit au grand bureau de bois massif, celui-ci tenta de dessiner un sourire sur son visage mais la tentative était maladroite, gênante: trop de pensées morbides l'animait pour pouvoir répondre au sourire de son protégé. Il le considérait comme le fils qu'il n'a jamais eu, l'emmenait à toutes les soirées mondaines, lui expliqua toutes les ficelles de la politique, lui trouva une belle héritière à épouser. Il aurait pu tout faire pour lui même si il ne le montrait pas, par peur de ses propres sentiments.
" Votre fils, il demande à vous voir Monsieur. "
L'homme ne put empêcher une plainte de s'échapper de ses lèvres creusées de milles et une fissures. Un fils ? Si seulement. Il était né comme par erreur d'un amour unilatéral. Sa mère, femme de toute beauté, aux yeux profonds et troublés, aux cheveux acajou et au sourire radieux faisait pourtant tout les efforts du monde: elle s'adonnait aux jeux vicieux de l'homme, lui offrait passion et amour mais leur hymen n'était que mensonge. Seul l'homme profitait de cette union, prenant l'argent, la fortune et la réputation de la dame. Puis un jour comme par maladresse la femme donna naissance à un fils malade, chétif et sans aucun sens de la morale. Il était le portrait de son père, père qui refusait ce fils par peur de sa ressemblance, peur de ce monstre par sa physionomie et sa morale. En effet, qui d'autre à part un monstre pourrait terrifier un autre monstre ? L'homme fit donc un geste de la main, balayant l'air avec un air minaudier sans pour autant enlever ce sourire monstrueux et informe de son visage. Le jeune homme répondit par un hochement de tête et affirma d'une voix gutturale :
" Je comprends, je lui expliquerais. "
Il fit virevolter ses cheveux blonds s'engouffrant dans le couloir mais avant de disparaître de la vue de l'homme, il susurra d'un air malicieux.
" Quelqu'un viendra nettoyer la tâche pour midi Monsieur. "
L'homme se releva brutalement regardant l'ombre filiforme évanescente. Il affecta alors l'indifférence mais son regard ne mentait pas, ses yeux louchaient sur l'aiguille et un vent froid avait caressé sa nuque comme si une ombre venait de passer.
10 heures.
Son regard se rabattit sur le portrait, il tremblait de couardise. Le temps, la mort : ces notions si abstraites devenaient désormais concrètes. Il était effrayé par ceux qu'il avait toujours fui et qui l'avaient désormais rattrapé: tous ses crimes nus étalés face au jugement dernier. Affolé, les membres tremblants et le sang battant d'un rythme effréné il brusqua un tiroir dévoilant ainsi son contenu. Il retira le délicat mouchoir en soie qui recouvrait la masse: un revolver reluisant avec des initiales gravées dans le manche. L'homme l'empoigna et le posa sur le bureau, se rassit et posa à nouveau son regard sur le portrait majestueux. Il plaida alors face au tableau d'une voix chevrotante :
"Si la Mort arrive je me protégerais. Si l'Homme a abâtardie la nature, exploité ses ressources, violenté son sol, brûlant sa demeure alors je peux bien échapper à la mort, n'est-ce pas ? Un sorcier ne prononce que des calomnies de toute façon, vous l'avez dis vous même. Les sorciers sont les rats de l'humanité, les exploitant des bons travailleurs, les... "
Son monologue triomphal fut vite interrompu, les deux grands battants en bois s'ouvrirent soudainement. Il eut par réflexe, caché le revolver sous un journal que son protégé lui avait donné à l'aurore. Ce fut une femme aux cheveux cuivrés portant sur ses épaules larges un veston militaire orné d'épaulette doré. L'homme se retenu de rire, une femme en habit militaire ? Elle s'assit, sans même demander, sur la chaise en tissu capitonné qui faisait face au bureau, souriant d'un air malingre à l'homme. Celui-ci la dévisagea, elle avait un corps musclé mais sa chair semblait ferme et rosée, ses hanches larges tout comme ses épaules et une taille fine ornait le tout. Potable, rien d'extravagant mais il aurait pu la payé si ce n'était pas dans ces conditions car son visage effronté et son regard accusateur le dégoûtait. Comment une femme attirante pouvait se croire égale à lui et afficher cet air face à lui ? Il eut une folle envie de prendre le revolver et lui laisser le fer froid traverser sa chair ou bien de la plaquer contre le mur et lui montrer sa force masculine cependant il se ravisa. Le spectacle le divertissait et au moins il ne se souciait plus de l'aiguille. Il s'offusqua d'une voix rêche :
" Vous venez ainsi, dévergondée que vous êtes. Vous ne respectez aucune règle de bienséance et vous osez m'interrompre dans mon dur travail d'homme. Ne vous rendez-vous donc pas compte que ce sont les gens comme vous qui nous tirent vers le bas, nous honnêtes citoyens. Vous pourriez au moins agir comme une dame de bon rang et non une fille de joie. Si seulement le Véridique..."
Ses pensées furent vite interrompues, la femme posa à son tour un revolver sur le bureau et ses doigts fins se posèrent sur la gâchette. L'homme blêmit et essuya son front d'un revers de la main, il n'était pas midi pourtant. La mort n'était donc pas à l'heure ? Venait-elle en avance chercher sa dépouille ? Il chercha à cacher les émotions qui l'agitaient. Faisant face au revolver il regarda la dame dans le yeux, montrant ainsi qui lui accordait l'importance qu'elle souhaitait avoir. Après tout les femmes sont toutes de nature sociopathe.
" Vous me prenez au sérieux, dit-elle crédule. Vous avez abordé le sujet auquel j'allais venir... Le Véridique. Je ne suis pas ici pour parler comme une de vos bonnes dames, je ne me tairais pas. On est dans une société où le crime est à toutes les rues : prostitutions, drogues, alcool on en trouve partout. Les femmes sont rabaissées dans l'échelle sociale, les sorciers sont relayés à souffre-misère du peuple. Nous sommes fermés au reste du monde et même au sein de notre propre pays, entre Sud, Nord et capitale des tensions règnent. Les politiques ne font rien pour nous aider et nous citoyens n'avons personne d'autre que nous même pour nous aider."
Son regard s'assombrit alors, au fur et à mesure de son discours sa voix se faisait plus véhémente, menaçante comme si la fougue s'était emparée de ces mots. Sa main tremblait sur la gâchette et elle ne détournait pas son regard. Une assurance soudaine l'avait prise et elle posa ces mots un à un.
" Si nous n'avons aucune promesse de votre part pour nous aider, notre parti révolutionnaire agira par le feu. "
L'homme hésita, lança un regard furtif au portrait, revint sur la jeune dame. Devait-il la prendre au sérieux ? Bien sûr son éloquence était remarquable mais ce n'est pas une raison. Il hésita, prit tout en compte: la phrase, l'heure, la femme, les autres, la phrase, l'heure, la femme, les autres. Puis ses pensées revinrent sur la phrase, s'il avait passé sa vie sans se soucier du lendemain et du temps qui passe pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi agirait-il en héros ?
" Je vous lance donc au défi d'agir. Je ne vous aiderais pas mais je ne vous dénoncerais pas... Laissons donc le temps agir. "
La femme afficha une mine déconcertée, perdant en quelques secondes la passion dont elle était animée. Elle fit donc coulisser la chaise en arrière, se releva et fit volte-face sans même se retourner. L'homme soupira, la visite n'était pas prévue et désormais il était bientôt midi. Il n'allait sûrement pas rester dans ce bureau à regarder cette aiguille qui l'obnubilait. Il se leva donc, retira la montre à son poignet et la laissa derrière lui dans ce bureau rempli de questions sans réponse. Il s'engouffra dans la masse, fuyant les ruelles, se pavanant dans les avenues. La populace lui faisait du bien, comment pourrait-il mourir ainsi entouré ? Le temps n'existait plus, seul lui et sa conscience, seul lui et les autres.
12 heures.
La foule se mouvait dans des remous incessants, une masse informe et trépidante. On se bousculait, on glapissait, on hurlait, on volait dans la poche du voisin: une cacophonie magistrale incessante. Un homme se distinguait parmi eux, titubant, le dos courbé, le visage tiré par la peur et ses yeux dilatés qui regardaient vers le ciel. La cloche sonna à nouveau et la terreur s'empara de lui, il bouscula, hurla, demandant de l'aide mais tous s'écartèrent de son chemin le laissant tituber sur le pavé avant de tomber sur les dalles, les genoux en premier. Il s'assit donc à genoux, croisant ses mains dans un élan de foi. La cloche retentit et il promit d'absoudre ses pêchés, de se comporter comme un honnête homme. Il pria mille dieux, il pria la terre et le ciel, le chaos et la paix, le tout et le rien, la vie et la mort. Les passants l'ignoraient, évitaient l'homme le laissant ainsi terrorisé en train de se repentir à même le sol. Enfin le dernier glas sonna annonçant que midi était passé et l'homme bascula la tête de gauche à droite espérant voir la mort passer mais rien n'arriva, il se releva donc penaud et marcha à petit pas. Comment avait-il pu croire en un sorcier ? Ce ne sont que des menteurs, des mécréants, des hérétiques. Il fut idiot de croire en ces balivernes, cette phrase idiote n'avait aucun sens. Prédire la mort ? Si seulement ça existait on l'aurait su. Il ria de sa propre crédulité, de sa simplicité d'esprit et se décida donc à aller comme tout les midis voir les filles de joies. Après tout si la mort n'arrive pas à quoi bon se repentir ?
Ce fut au coin d'une ruelle, une jeune fille attira son attention : la poitrine ferme et petite, la taille de guêpe, les deux grandes jambes fines et enfin ses cheveux qui luisaient au soleil. Il lui donnait une impression d'innocence, de naïveté. En temps normal il l'aurait ignoré, une novice à son goût mais il avait envie de troubler, de souiller, de violenter. Il s'approcha donc d'elle qui ne cessait de détourner le regard, plaça entre ses mains une liasse de billet chiffonné et lui susurra quelques mots. Ils partirent donc ensemble, il la suivait sans même hésiter comme par habitude. Elle la fit monter dans ses appartements, il lui chuchota.
" Je ne t'avais pas vu auparavant, tu nous viens de la capitale ? C'est de là qu'elles viennent toutes les filles de ton genre. "
Elle hocha la tête silencieusement, plaça la clef dans la porte, enlevant le verrou. L'homme la poussa alors à l'intérieur, pris d'une fougue violente il la plaqua contre le mur avant d'enfoncer son visage dans son cou frêle et nu où seules quelques mèches d'or tombaient puis elle lui bredouilla d'une voix hésitante.
" Je suis désolé, je suis si désolé. Ils ont dit que si vous veniez avec moi ils arrêteraient quelques temps. Je n'en pouvais plus d'être souillée, toutes ces mains, toutes ces lèvres et cette odeur qui ne s'en va jamais. Nuit et jour, cette peau où sont gravés toutes mes actions passées. Ils m'ont promis Monsieur, je suis si désolé mais je voulais que tout cela s'arrête. "
L'homme recula furibond, se jeta sur la porte mais celle-ci était fermée à clef de l'extérieur. Il s'apprêta à sauter sur la jeune fille quand une ombre sortit du coin de la pièce. L'homme au masque et aux cheveux blonds se tenait droit devant lui, monstrueux, son ombre dévorant l'homme. En quelques secondes les bribes de sa jeunesse ne furent que poussière, le Temps l'avait lui aussi engloutie et seul restait sa conscience. Ses os étaient poreux, son visage creusé par les rides et sa bouche tombante. L'ombre malicieuse s'approcha de lui, faisant tomber le masque, dévoilant son visage souriant. Il approcha ses lèvres délicates et murmure à l'homme d'une voix suave.
" La mort n'est jamais à l'heure. "
Il sentit le fer froid dans son flanc gauche, l'ombre qui se faufilait hors de la chambre et son corps qui tombait de tout son poids sur le parquet. Il aperçut la jeune fille qui sanglotait tout en le regardant puis la fille disparut: à nouveau une ombre s'évanouissait. Il voulait s'endormir comme la veille, crédule et sans penser au lendemain mais une autre ombre fit son apparition, le monstre de ses cauchemars qui se penchait au dessus de lui, le fils non désiré, l'absurdité humaine.
" Tel père, tel fils. Je l'ai finalement eu cette entrevue. "
Il resta quelques minutes, penché sur son père agonisant, observant tout les détails puis il réajusta sa cravate lie de vin et quitta la chambre furtivement. Une dernière ombre entra, le jeune protégé qui tremblait de tout son corps. Il s'agenouilla à côté de son supérieur prenant une de ses mains entre les siennes.
" Monsieur vous devez me comprendre, il était temps que je prenne votre place. Vous m'avez tout appris et pourtant vous étiez incapable de vous retirer. Il était temps, je ne suis en aucun cas coupable. Je n'en pouvais plus d'être le sous-fifre Monsieur. Vous comprenez ? "
La seule chose qu'il comprenait c'était que tout se retournait contre lui et qu'il voulait tant dormir et oublier. Il voulait être un enfant sans crimes et sans obligation qui jouissait de l'innocence. Il voulait retrouver ses draps blancs et l'odeur de sa mère. Il voulait partir le plus vite possible de cet endroit maudit.
Il souri donc et avant de fermer les yeux il se tourna vers le jeune homme et lui dit :
" Vous n'oublierez pas de nettoyer la tâche de sang. "
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top