Une histoire de méchants
Décembre 2025
— J'ai un thé vert à la menthe pour... Adil ?
Je m'avance vers le comptoir en levant la main pour indiquer que c'est moi. La vendeuse me tend mon gobelet où mon prénom a été écorché — une sorte de running gag ici — et je vais vite m'asseoir à la place que j'ai repérée il y a dix minutes. Je presse même le pas en voyant, du coin de mes verres, un groupe lorgner sur mon endroit fétiche.
Coby me dit toujours que je suis un cliché parce que je viens travailler dans un Starbucks avec mon Mac sous le bras, mes lunettes aux branches fines et dorées, et mon gobelet en papier recyclé. Le problème, c'est que j'aime cet endroit, car il me permet de voir d'autres êtres humains. C'est un aspect du travail freelance — et plus encore du mien — qu'on oublie assez souvent. C'est très solitaire, et la plupart de mes communications se font par mail. Certes, je peux travailler de littéralement où je veux — c'est bien pour ça que je suis revenu à Belfast — mais je ne fais pas l'impasse sur les défauts.
J'ouvre mon ordinateur, je pose mon doigt sur le bouton de reconnaissance pour le déverrouiller et je me mets au travail. J'ai déjà mon casque sur les oreilles et la musique file depuis que j'ai quitté mon appartement. D'ailleurs, c'est aussi une raison de venir au café : l'endroit est assez vide — je n'ai pas acheté tous mes meubles — et je ne m'y sens pas encore chez moi. Coby, en bon meilleur ami, dit que c'est parce que je n'ai pas encore fait de pendaison de crémaillère. Et sur ce point-là, il a raison.
C'est pour cette raison qu'aujourd'hui, ma journée est découpée en deux : la première consacrée au travail, et la seconde à la préparation de ladite fête. Coby n'étant pas disponible — il bosse au cabinet qui l'a engagé à la fin de ses études — c'est Sacha qui s'y colle.
Quand ces deux-là se sont rencontrés, j'ai eu très peur que ça fasse des étincelles. J'estimais qu'une partie était de ma faute : j'avais présenté Sacha au futur vétérinaire comme son équivalent féminin. Je passais la plupart de mes journées avec elle : lorsqu'elle travaillait dans son restaurant pour payer ses factures, j'y restais de nombreuses heures avec mon ordinateur pour coder. Et le soir, nous nous retrouvions en cours, à discuter plutôt qu'écouter les bêtises racontées par nos profs. Connaissant le caractère de Coby, j'étais effrayé par sa possible jalousie.
Ça a fait des étincelles, mais pas dans le sens que j'avais prévu. Quand ils se sont rencontrés pendant une visite de Coby à Dublin, il a eu... le coup de foudre. Ça n'a jamais été la personne la plus intéressée au monde par la romance. L'amour amical, oui, celui de sa famille aussi. Mais depuis que son petit cœur — avouons-le, d'artichaut — a été brisé au début de son adolescence, il a préféré éviter les sentiments amoureux comme la peste. C'est pour cette raison que j'ai été atterré quand il m'a annoncé qu'elle lui plaisait. Jusqu'à ce que je laisse à la jeune femme lui annoncer que ce n'était pas du tout son genre — littéralement.
— Mon truc, ce sont les filles. T'es mignon, mais c'est pas possible. Désolée.
Coby étant quelqu'un de bien élevé, il n'a fait aucune remarque et a souri de manière très gênée. Le problème, c'est que son cœur, lui, n'était pas d'accord. Pendant un an, il s'est traîné des sentiments pour une fille qu'il ne pouvait pas avoir.
— Je sais qu'elle est lesbienne et je respecte ça à fond ! À chaque fois que je la vois, j'ai l'impression de tomber plus encore amoureux d'elle. Et ça me fait chier comme ce n'est pas pensable, parce que je gâche mon temps et que je ressemble à un gosse quand je lui fais face.
J'ai tenté de le rassurer, et même de lui faire rencontrer des amies parfaitement hétéros de Sacha. Rien ne marchait. Et Samuel a tenté la même chose du côté de Coleraine, avec le même résultat. Coby était amoureux de Sacha.
Et finalement, le cœur de Coby en a eu marre et il est sorti de ses gonds. Au plein milieu d'une petite soirée chez moi, où j'accueillais mon meilleur ami, mon mec et ma camarade, il lui a hurlé dessus.
— Comment tu veux que je t'oublie si t'es toujours aussi cool !
Sacha avait cligné de ses yeux marron, avant de se tourner vers Coby, qui s'était levé de sa place, sa bière en main.
— Qu'est-ce qui te prend ? Ça va ? Tu répètes une pièce pour ton club de théâtre ?
— Je t'aime et ça me fait chier par ce que je sais que je ne pourrais pas t'avoir, voilà ce qui me prend !
La jeune femme avait réagi de la manière la plus déroutante possible. Elle avait ri. Elle s'était mise debout, s'était placée en face de ce cœur meurtri et l'avait pris dans ses bras.
— Bienvenue dans mon monde ! Je sais ce que ça fait d'avoir des sentiments pour la mauvaise personne, et de ne pas réussir à les supprimer, malgré toute ta bonne volonté. Je te remercie, parce que ça me touche. Et puis, tu n'essaies pas de me changer, de me dire que tu seras le mec qui me repassera du bon bord. T'es un chic type, Cob'.
Après cet épisode, Coby avait un peu évité Dublin, me suppliant de venir lui rendre visite à Belfast. J'ai dû annuler plusieurs rendez-vous avec Samuel pour y arriver, mais je lui avais promis de ne pas l'abandonner, et j'avais un petit ami très compréhensif.
— Va sauver le petit cœur d'artichaut de ton frère. Je ne peux pas imaginer ce que ça fait d'être brisé de l'intérieur.
— C'est pas agréable. Je ne te le conseille pas.
Il m'avait souri avec détermination, avant de répondre, juste devant mes lèvres.
— Je ne compte pas vraiment y goûter, t'inquiète.
Depuis, Coby a réussi à passer à autre chose — je suis presque certain que c'est parce qu'il a fait une nouvelle rencontre, même s'il ne veut pas me le dire — et il est en très bon terme avec Sacha. Ils ont trouvé une activité très amusante pour eux. Me charrier à longueur de journée.
Je ris en fixant mon ordinateur. Je suis heureux que mon ancien et mon nouvel univers se soient rejoints pour en créer un troisième. Parce que c'est dans celui-ci que je me sens le mieux.
Quand Sacha m'a parlé de cette offre d'emploi à Belfast il y a quelques mois, et de son envie de déménager, je n'en ai pas cru mes oreilles. Pendant toute notre scolarité — nous sommes rentrés à Trinity ensemble et nous en sommes sortis diplômés haut la main —, elle n'a eu de cesse de me répéter qu'elle ne lâcherait jamais la capitale irlandaise. Qu'elle était née et avait été élevée ici, et qu'elle voulait y faire sa vie. Elle avait craint que je me moque d'elle, mais je l'ai comprise et soutenue. Elle a bossé pendant un temps dans l'entreprise où elle avait fait son stage, mais le salaire était bas, et elle était sous-exploitée. Elle se tournait les pouces et passait son temps à m'envoyer des messages. Elle a donc posé son préavis, et m'a annoncé la nouvelle quand tout était déjà finalisé.
— J'ai postulé à Belfast et j'ai eu le job. Je suis directrice technique dans une grosse boîte.
Ma décision de partir avec elle a vite suivi, et nous avons entrepris d'habiter ensemble. Ce n'était pas une question de moyen — je gagne bien ma vie en tant que freelance, et le futur salaire de Sacha était incroyable. Nous en avions simplement envie, au moins pour un temps. Nous avons fêté ça dans un bar LGBT de la ville, où je me suis fait lourdement draguer. Ma rupture avec Samuel n'était pas toute fraîche, mais pour mon cerveau, chaque homme osant m'approcher n'était pas digne de lui.
Mes doigts s'arrêtent au-dessus de mon clavier. Mon cœur se serre, comme à chaque fois que je pense à lui. Tout le monde croit que je suis passé à autre chose, parce que je donne bien le change. Mais au fond, il est toujours là. Je ne le compare pas au monstre, loin de là, parce que je ne suis pas triste. Je suis juste mélancolique et nostalgique.
Je n'ai pas à me plaindre. Notre histoire a été belle, et nous ne sommes pas séparés sur des cris et des reproches. Nos visages étaient déformés, c'est sûr, mais par les larmes.
Ça a commencé à partir à vau-l'eau pendant sa deuxième année de master. Il était tout le temps occupé entre son mémoire et son stage. Et c'est celui-ci qui nous a tués.
Novembre 2021
— Je vais à Londres. J'ai eu une place comme assistant dans un grand laboratoire pharmaceutique. C'est le seul qui m'a répondu.
Ça, je le sais. Je me sens incroyablement impuissant face à ça. Presque toutes les semaines, j'ai le droit à un appel qui m'annonce qu'il a été refusé quelque part, parce qu'il faut le payer. Chaque boîte est comme les autres, dès qu'il s'agit de donner des moyens aux étudiants, il n'y a plus personne. Quand la dernière entreprise irlandaise a dit non, j'ai eu l'impression que mon cœur se fracturait en deux. Parce que je voyais déjà l'épée de Damoclès au-dessus de ma tête.
— Je suis désolé.
Nous sommes assis l'un en face de l'autre sur son lit. Mes jambes enserrent son bassin. Ça n'a rien de sexuel, on est juste bien comme ça.
— Ne le sois pas. Ce n'est pas ta faute. Tu as fait tout ce que tu as pu.
— Je suis désolé parce que je vais être encore moins là. Je suis un copain fantôme parce que je passe ma vie dans les bouquins, à faire mes recherches.
— Non...
— Si. C'est inutile de me préserver...
Il n'y a aucune haine, aucun ressentiment dans ses mots. Ses mains sont sur mes joues, qu'il caresse tout doucement. Ses yeux sont remplis de larmes, et je retiens les secondes contre moi. Parce que je sais ce qui est en train de se passer.
— Et c'est inutile de nous préserver. On se fait plus de mal que de bien.
— Non...
Cette fois-ci, ce sont les larmes qui viennent poindre au bout de mes yeux. Je serre les pans de sa chemise, pour qu'il ne s'éloigne pas de moi.
— T'as pas le droit de dire ça. On marche bien. On arrive à tout goupiller. On se voit le week-end, on passe de bons moments ensemble. Dublin et Londres, ça se fait. Y a des avions, ou même la voiture. Le ferry !
Mes mains remontent vers la naissance de sa mâchoire, et ses oreilles. Mes doigts s'écartent quand je vais me placer derrière elles.
— On le fait depuis quatre ans. On est forts. On s'aime. On a trouvé notre rythme. On va pas se laisser abattre par tout ça.
Il essuie mes larmes une à une, et sourit derrière la morve qui coule. Il n'est pas beau, ça n'a rien de sexy, mais la réalité de la chose me vrille complètement.
— Je ne veux pas qu'on sorte avec des fantômes. Qu'on devienne aigris l'un envers l'autre. Et que le résultat soit encore plus douloureux.
Je commence à prendre une respiration, mais je me fais couper la parole.
— Ne dis pas ça. Ne m'attends pas. Ne bousille pas ton avenir pour moi. La boîte pour laquelle tu travailles en free-lance te fait de l'œil depuis deux ans pour que tu viennes en stage chez eux. Oui, tu pourrais me suivre. Mais je ne veux pas. Et toi non plus. Tu adores ta vie à Dublin. Tu as Sacha, ta nouvelle association, ta promotion. Tu as toute ta vie.
Il relâche mes lèvres pour me laisser répondre. Mais j'ai l'impression que ça ne sert à rien. Il a pris sa décision.
— Toi aussi, tu en fais partie. Et je ne veux pas que ça s'arrête. Parce que je ne sais pas comment faire. J'ai pas le mode d'emploi.
— Tu vas le découvrir. Et moi aussi. Ça ne se fera pas tout de suite, mais on y arrivera. Tous les deux.
Les larmes sont de vraies striures sur mes joues, et je ne sais plus quoi dire. Je sèche complètement.
Samuel se rapproche de moi, et attend mon autorisation. Je sens déjà le goût amer de ce dernier baiser sur mes lèvres, mais je suis incapable de le lui refuser. Je m'en voudrais trop.
Après s'être détaché de moi, il me fait m'allonger et me serre dans ses bras. Nous passons la nuit comme ça, dans un état de demi-sommeil. Nous parlons un peu, mais nous passons le plus clair de notre temps à nous regarder. Je le grave dans ma mémoire. Les traits de son visage. La nuance unique de ses iris. Le nombre de ses cils. L'inclinaison exacte de son sourire. La velouté de ses joues. La douceur de ses lèvres.
Et au matin, tout est fini.
Le souvenir est aussi frais que le premier jour. Quand, au lieu de rentrer à Dublin, je suis allé m'effondrer chez Coby. Que j'ai pleuré une journée entière sur son lit, pendant qu'il était en stage. Que je me suis déplacé comme un fantôme vers chez ma sœur pour refaire ça. Je crois que je ne l'ai jamais vue si inquiète.
Rebondir a été dur. J'ai essayé plus ou moins toutes les techniques. Masquer les photos sur le téléphone, archiver les conversations téléphoniques, supprimer les entrées dans le journal d'appel, changer les fonds d'écrans. On ne balaie pas cinq ans de sa vie comme si de rien n'était.
Sacha m'a fait ressortir. Elle m'a traîné dans des bars, pour que je rencontre de nouvelles personnes. M'a encouragé à plus m'ouvrir dans la promotion. Instinctivement, je me suis mis à regarder des femmes. Je ne pouvais pas fixer les hommes sans voir Samuel à chaque coin de rue.
La première fois que j'ai eu un contact intime après la rupture, j'ai pleuré quand ça a été fini. Je n'ai pas pris mon pied, et la fille a dû simuler. Elle s'est barrée sans un au revoir, et je n'ai pas cherché à la retenir. J'ai attendu longtemps avant de recommencer. Et cette fois-ci, mon cerveau était complètement coupé. On était pas vraiment ensemble, mais on se voyait plusieurs fois par semaine, la plupart du temps chez moi. Je ne cherchais pas une relation, et elle non plus. Juste à nous faire du bien.
Plusieurs filles se sont succédé ainsi. Je les laissais faire ce qu'elles voulaient. Sacha me prenait pour une poupée de chiffon sans la moindre volonté et uniquement dirigé par sa libido. Pour mon anniversaire, en deux mille vingt-deux, elle m'a offert un jouet pour adulte. Je l'ai toujours. Et le mode d'emploi dont Samuel parlait, je ne l'ai pas le moins du monde trouvé.
Le plus important, dans mon amitié avec Sacha, c'est qu'elle m'a présentée à ma nouvelle association LGBT. Elle n'avait pas la saveur d'Une petite dose d'arc-en-ciel, mais j'y ai retrouvé ce qu'il me manquait dans le trou creusé par le départ de Samuel. De la joie, et de la chaleur. Pour réutiliser la métaphore des couleurs qu'elle aime tant, Asra m'a dit que je repassais enfin à du rouge carmin, et non à cette couleur de sang séché qui ne m'allait pas. Je l'ai pris à la lettre. J'ai demandé un rendez-vous chez le coiffeur, et la première fois que je suis allé à l'association, mes cheveux étaient rouges.
Je me suis investi dans un magazine en ligne à destination des membres et des habitants de Dublin en général. J'étais en charge de la mise en page, et de la création de quelques dessins quand il y en avait besoin. Je m'éclatais, et avant de déménager, je leur ai offert un tout nouveau site internet. J'ai refusé catégoriquement qu'on me paie. Je gagnais suffisamment bien ma vie, et c'était un cadeau, pour tout ce que ces personnes m'ont apporté. Des pansements sur mon cœur tout brisé.
— T'as l'air complètement dans la Lune. Je te l'avais dit de te mettre au café. Ton jus vert ne vaut rien.
Je sursaute et glisse à moitié sur mon clavier. Je n'ai pas avancé et le temps a filé à toute vitesse. Sacha est face à moi. En ce moment, ses dreads sont rouges. Elle dit que c'est pour me rendre hommage, pour ma pendaison de crémaillère. Je trouve surtout que ça la met particulièrement bien en valeur.
— Je pensais à toi et à comment tu as pris soin de moi et de mes besoins.
Elle grimace et s'assied, déposant son mug de café à côté de mon thé, sans doute froid. Je l'achète surtout pour ne pas être jeté dehors. Rien ne vaut celui d'Adil, mais son salon de thé a fermé il y a quelques années. Mon cœur s'est brisé quand je l'ai découvert en revenant ici.
— Merci, mais non merci. Vire-moi de tes fantasmes, je te prie.
— Tu n'y es pas. T'inquiète pas.
Je ferme mon ordinateur et je la regarde. Elle sort un carnet de son sac en toile et se tourne vers moi.
— T'es prêt à préparer ta fête ? J'ai quelques consignes de Sa Haute Instance.
— Ça ne devrait pas être moi, la Haute Instance ?
— La Haute Instance s'est auto proclamée ainsi. Nous n'y pouvons rien. Il a tout pouvoir.
Je pouffe en imaginant Coby sur un trône, à nous fixer comme des microbes. Ça fait très méchant de film de science-fiction.
— Qu'est-ce qu'il t'a raconté encore ?
— Que tu avais fait un pari. Et que tu avais perdu.
Je prends une gorgée de thé froide pour cacher mon mécontentement. Je priais intérieurement pour qu'il ait oublié.
— D'ailleurs, il m'en a fait le récit. T'as vraiment un ego riquiqui. Ça fait combien d'années que tu essaies de battre Harold au Dance Dance Revolution ?
— Huit. J'ai jamais réussi. Je commence à me dire que je vais m'acheter une machine. J'ai une chambre de trop dans mon appartement, vu que ma soi-disant colocataire m'a lâché pour aller vivre avec sa copine.
Elle rougit, ce qui est rare. Elle sait que je la charrie, alors que je suis incroyablement heureux pour elle. Aux premiers abords, par contre, je n'ai pas sauté au plafond.
Je sais que la ville de Belfast est remplie de femmes intéressées par d'autres. Des lesbiennes, des bisexuelles, des pansexuelles. J'en ai même fréquenté plusieurs à Une petite dose d'arc-en-ciel. Mais il a fallu que Sacha rencontre la seule que je connaisse bien. Même peut-être un peu trop.
— Qu'est-ce que j'y peux ? Heather avait peur de me le proposer parce que toutes les relations dans lesquelles elle s'est investie se sont cassé la figure. Il était hors de question que je la laisse filer ou qu'elle continue à croire ça. J'ai trouvé ma fleur, je la garde.
Je fixe les joues rouges de mon amie et je me rappelle de cette fameuse rencontre.
Janvier 2025
Avec Sacha, nous sommes à Belfast, avant notre décision de venir y habiter. Nous longeons dans un hôtel que j'ai payé — malgré ses protestations — parce qu'elle ne connaît personne ici, et que je ne veux pas déranger ma famille. Ma sœur vient d'avoir son bébé, et elle a clairement d'autres chats à fouetter que de s'occuper de son petit frère. De plus, je tiens à mon sommeil.
Pour ne pas tourner en bourrique dans ma chambre et penser à toutes les aventures que j'ai pu vivre dans une pièce telle que celle-ci, je propose à Sacha que nous allions à l'association qui m'a permis de me sortir de cette saleté de placard. Une part de moi espère très clairement retrouver Stanislas et Athol.
Je ne les ai pas revus depuis leur mariage, en deux mille vingt-deux. Même si les souvenirs étaient compliqués à gérer et qu'une voix lointaine et connue résonnait au fond de moi, je m'y suis rendu. Les deux hommes étaient irradiants de bonheur, et ils ont fait le pot dans les locaux de l'association. J'ai dû ravaler ma jalousie, et j'ai contenu un éventuel grand retour du monstre. J'avais l'impression qu'on me pointait ma vie amoureuse désastreuse en pleine face.
Et ma vie amoureuse désastreuse était là. Engoncé dans un costume noir qui lui allait à merveille, Samuel a quitté ses laboratoires pour venir célébrer l'union de nos deux mentors. Je me doutais qu'il ferait une apparition, mais je n'imaginais pas ma réaction. J'ai eu l'impression d'être ce jeune adolescent incapable de gérer ses sentiments. Ça s'est ressenti quand je lui ai dit bonjour, avec une voix éraillée au possible et toute basse. Pour me rassurer, je me suis dit qu'il n'était pas mieux que moi.
Et comme la vie était bien faite, nous nous sommes retrouvés à la même table. Athol s'est excusé de la part de son nouveau mari, qui avait eu cette idée saugrenue de tenter de nous rapprocher. Résultat des courses, on s'est regardés en chien de faïence pendant tout le repas. Mes voisins me parlaient, me demandaient de leur raconter ma vie, mais je n'écoutais rien. Toute ma personne était focalisée sur celle de Samuel, comme un aimant. Et ça s'est encore aggravé quand la DJ a lancé la soirée dansante. Les jeunes mariés ont ouvert le bal et les autres couples se sont élancés. Ça n'avait rien à voir avec celui de nos écoles respectives : là, il y avait beaucoup de duos de femmes ou d'hommes, comme Heather et Kayla, de l'association.
Pendant de nombreuses minutes, je me suis demandé s'il allait me proposer de le suivre, peut-être même de valser. Je voyais bien ses jambes s'agiter, tout son corps réclamer de bouger. La danse, c'est quelque chose qui le fait vivre, et c'est parfois complètement irrationnel. Je me moquais bien qu'il m'invite ou non sur la piste avec lui. La seule chose que je désirais, c'est qu'il y aille et que je puisse l'observer faire un avec la musique. Mais il s'est avancé vers moi, m'a tendu la main, et a souri. Mon cœur n'a pas supporté. Et j'ai accepté.
Je m'en doutais au moment où j'ai hoché la tête et que je me suis levé ; nous avons fini dans ma chambre d'hôtel, la porte fermée à clef et les gémissements étouffés. Je n'avais pas couché avec un homme depuis lui, et ça m'a fait un bien fou de retrouver ce corps que je connaissais si bien. Les petits détails comme des grains de beauté ou des taches de rousseur. La longueur de ses jambes, la douceur de sa peau, ses gestes pressés, mais toujours respectueux. Son expression faciale après l'orgasme.
Nous nous sommes enlacés tout le reste de notre courte nuit, en laissant le silence prendre la place des mots. Je savais que si j'ouvrais la bouche, j'allais tout briser, le supplier et pleurer. C'était peut-être du déni, mais je ne voulais pas bousiller ce moment tout en grâce. Il est parti avant moi, au matin, en me donnant un baiser sur le front. Quand la porte a claqué, mes larmes ont dégouliné.
En apercevant les deux jeunes mariés dans l'association, peu de temps avant la réunion des Arcs-en-ciel Anonymes, je chasse ces souvenirs qui me mettent encore les sens de travers. Je me concentre sur le présent, et sur le fait que je suis accompagné.
— Sacha, voici Athol et Stanislas. Mes mentors, quand j'étais en dernière année, à l'école. Ce sont des amis. Les gars, voici la meilleure chose qui me soit arrivée à Dublin.
Ils se saluent et Sacha répond immédiatement à leur question silencieuse.
— Je suis pas sa nouvelle copine. Je suis lesbienne. Puis, de toute manière, malgré tout ce qu'il pourra vous dire, il est encore amoureux de son ex. Comme si son cerveau ne voulait pas passer à autre chose.
Elle me sourit de toutes ses dents, mais ne me fait pas l'affront de partir, en me laissant comme un con devant le couple. C'est moi qui choisis la fuite en demandant si Heather est présente, et si je peux aller lui parler.
— Elle est dans le bureau. T'es sûr ? Je suis certain qu'elle ne t'en voudra pas si tu ne vas pas la voir. Elle peut comprendre.
Sacha lève deux sourcils d'incompréhension, alors que je suis certain de lui avoir déjà parlé d'elle.
— Ce n'est pas son frère. Et ils ne sont pas jumeaux. Je m'en voudrais de ne pas la saluer.
Je me dirige donc vers l'escalier, puisque l'administration est à l'étage. Je suis heureux qu'elle soit toujours là, fidèle à son poste de présidente.
— Ah oui, ça me revient. C'est la sœur de Samuel, c'est ça ?
— Oui. On était un peu pareil sur ce point-là : Heather et Asra se comportaient comme des mères de substitution avec nous. La sienne, elle bossait pour leur permettre de vivre décemment. D'ailleurs, je ne l'ai jamais rencontrée.
— Il n'osait pas ? Il avait peur de sa maman, comme c'est trognon.
Je grimace, avant de répliquer.
— Non. Elle n'y tenait pas, et ça ne m'a pas plus dérangé. Heather me connaissait bien, et ça me suffisait amplement.
Nous arrivons devant la porte et je toque pour couper court à la conversation. La voix d'Heather me répond rapidement et j'entre.
— Salut !
— Oh, Cur... Adil ! Désolée. Je suis contente de te voir !
Je lui fais signe que ce n'est rien, et j'entre avec mon accompagnatrice, qui referme la porte derrière nous. Le bureau de la présidente est rempli de papier en tout genre. Certains sont étalés devant elle, d'autres sont rangés dans les innombrables classeurs qui siègent derrière elle. Elle semble très occupée, et je m'en veux de la déranger.
— Je suis en visite. La ville me manquait un peu.
— J'ai appris que ta sœur avait eu un bébé ! Comment ça se passe pour elle ?
Je revois la figure ravagée de cette pauvre Asra, et pire encore, celle de Sheridan. Je crois qu'il connaît la définition de la vraie fatigue, désormais.
— Ils essaient de s'en sortir avec son mari. Et la petite est absolument adorable. Je suis trop fier d'être tonton.
Sacha s'est foutu de moi parce que je suis gaga de ma nièce Rosalie. D'après elle, je suis un gros cœur d'artichaut. Heather me sourit, et ses yeux bruns se dirigent derrière moi. Mon amie comprend qu'il faut qu'elle s'avance un peu plus et qu'elle se présente.
— Sacha O'Maley. Sa pote de Dublin. Lesbienne.
Sa présentation me fait rire, mais je remarque surtout qu'elle n'est pas tombée dans une oreille indifférente. Heather a croisé ses bras sur sa poitrine, ce qui la met en valeur. Son sourire ressemble à celui que Samuel m'offrait quand il me draguait. Ça m'ennuie un peu, parce que les souvenirs ont la dent dure.
— Tu aimes Belfast ? Tu étais déjà venue ?
— C'est une très jolie ville, et j'apprécie fortement en découvrir de nouveaux coins. Je vais très certainement y revenir, surtout si je trouve de bonnes raisons pour le faire.
Je me retiens de ne pas lever les yeux au ciel. Moins discret, tu meurs.
— Oh, ne t'inquiète pas. Je peux totalement t'en donner.
Une envie subite de devenir invisible me prend. Je fais semblant de regarder mon téléphone pour faire comme si je venais de recevoir un message, et je m'évapore avec cette excuse complètement nulle.
J'ai comme l'impression qu'elles se plaisent, toutes les deux.
Ce que je ne savais pas, à cette époque, c'est que j'avais totalement raison. Elles se sont plus le premier jour. Elles se sont retrouvées le soir même dans un bar et Sacha n'est pas rentrée de la nuit. Je pensais que c'était l'histoire d'une fois, mais elle était mordue. Absolument mordue. Durant cette année, elle est revenue nettement plus de fois que moi à Belfast. Et bien entendu, Heather était l'une des raisons de son déménagement. Certes, le salaire de son nouveau job est très intéressant, mais la proximité d'avec sa copine fleuriste l'est tout autant.
— En fait, je suis certain que tu es jaloux. Parce que ton Robertson à toi, il est à Londres dans son grand laboratoire.
— Je suis très heureux pour lui. C'est ce qu'il voulait quand il a commencé ses études de biochimie. Je ne suis personne pour critiquer ses choix.
— Même s'il te manque ?
— Même s'il me manque. On peut changer de sujet, s'il te plaît ? Qu'est-ce que Coby a prévu pour mon pari perdu ? Que je sache à quelle sauce je vais être mangé.
Elle cesse de rêvasser, et sourit à la manière d'un smiley démon. J'ai peur. Ces deux esprits ensemble font des ravages. Je n'aurais jamais dû les présenter.
— Une soirée costumée, avec pour thème Gentils et Vilains. Tu as le choix de ton propre costume, même si j'ai déjà ma petite idée sur la question.
— Des déguisements ? On n'est plus en octobre.
— Je sais. Fallait pas parier. Qui veut voler trop près du Soleil se brûle les ailes. Tu le savais que tu allais te faire ratatiner par Harold. S'il existait des championnats de Dance Dance, ce mec serait le premier, assurément.
Je glisse ma tête entre mes bras, touchant le clavier de mon ordinateur. Heureusement, je n'ai plus aucun terminal d'ouvert, où je risque d'écrire des bêtises et bousiller un code. Je ne sais pas ce qui m'a pris, ce jour-là. Parfois, je me demande si ce n'est pas ce que Coby voulait, juste pour me proposer son idée saugrenue.
— Alors ? En quoi tu vas te déguiser ?
— Tu te moques de moi ? Tu le sais très bien, tu viens de me le dire.
— Peut-être, mais je ne lis quand même pas dans tes pensées.
— Le seul déguisement que je ne refuserais jamais de revêtir est celui du méchant le plus cool, le plus classe, le plus charismatique de toute la galaxie. Celui de Dark Vador.
***
Décembre 2025, une semaine plus tard
L'avantage quand on a de l'argent comme moi et qu'on est passionné par la pop culture, c'est que je peux rentrer dans le jeu de Coby à fond. Il voulait des déguisements ? Il va être servi. Mon costume de Dark Vador m'a coûté une petite fortune, mais il est l'exacte réplique de celui des films. J'ai même un transformateur de voix dans mon casque, afin qu'on ne me reconnaisse pas. Les personnes dont je suis proche — soit la plupart de mes invités — savent qu'il s'agit de mon méchant préféré.
J'ai préparé une table pour la boisson, et une autre pour un peu de nourriture froide, même si nous sommes en hiver. Si tout le monde est affamé, j'irais peut-être cuire un plat de pâtes. Il y en a plusieurs qui seront contents.
Je trépigne un peu dans le salon, à l'affût du moindre coup de sonnette. Comme d'habitude, je suis beaucoup trop en avance pour mon bien. Je m'assieds donc sur le canapé que j'ai acheté en urgence et je fais le défilé des invités dans ma tête.
Je n'ai pas une liste longue d'amis. Les principaux sont ceux de mon groupe qui date de l'école. Je rajoute également Kat au tableau, avec qui les choses ont fini par s'arranger, et ma sœur qui est carrément mariée à l'un d'eux — et même si cela n'avait pas été le cas, elle serait venue. Sacha, qui aurait dû être ma co-hôtesse, ainsi que celle qui me l'a volée, Heather. Athol et Stanislas, de même que quelques personnes de l'association. Pas de collègue de travail ni d'autre membre de ma famille. Mon entourage n'est pas très fourni, mais il me convient parfaitement. Toutes les personnes qui ont été invitées comptent énormément pour moi.
La première sonnerie retentit et je saute sur mes deux pieds. J'ai toujours mon casque de Dark Vador sur la tête et je ne compte pas l'enlever tant que tout le monde n'est pas arrivé. J'ouvre la porte à la volée et je me retrouve face à mon mentor et son mari. Ils ont choisi la saga Matrix pour illustrer mon thème imposé. Stanislas est en Néo, le héros. Et Athol est en Agent Smith, le méchant. Leurs vestes de cuir ne sont pas aussi longues que dans le film, mais les lunettes de soleil et l'air renfrogné font parfaitement l'illusion. Je suis complètement fan.
— Vous saviez que vous n'étiez pas obligé de prendre un film de science-fiction ? Ça marche avec absolument tout.
— C'était soit ça, soit Bowser et Mario. Et je n'avais pas envie d'embrocher tes pauvres invités avec les piquants de ma carapace.
Je hoche la tête gravement en imaginant la scène, et je les laisse rentrer. Je leur propose de déposer leurs affaires dans la chambre qui ne sert à rien, et je leur sers un rafraîchissement.
— C'est un peu vide, dis-moi. Tu n'as pas eu les yeux plus gros que la tête ?
Je ris jaune avec mon déformateur de voix, ce qui effraie un peu les deux hommes. J'en joue légèrement avant de répondre.
— Ce n'est pas moi qui ai voulu de l'espace, mais une certaine Sacha. Et cette fameuse Sacha a ensuite accepté de vivre avec sa petite amie, en me laissant avec un appartement trop grand pour moi et pas vraiment meublé. J'ai fait un tour au IKEA avec une camionnette pour acheter quelques meubles en vitesse.
— Ça fait trois mois que tu es là et tu n'avais pas tout le nécessaire ?
— J'ai un lit, un bureau et des commodités fonctionnelles. C'était suffisant pour moi.
— Même pas de télé ?
— Maintenant, si. Mais je ne joue plus beaucoup aux jeux vidéo, et je regarde mes séries sur mon ordinateur.
Athol, qui me fait passer cet interrogatoire, manque de s'effondrer, la main sur le cœur. Je me souviens de sa collection de vieilles consoles dans leur appartement.
— Ta vie c'est donc métro-boulot-dodo ?
— Sans le métro. Je vais au café à pieds quand je suis en manque de présence humaine. Et je vois quand même mes amis. C'est à cause d'eux qu'on est habillés comme ça, d'ailleurs. J'ai perdu un pari.
Stanislas sourit, et la sonnette retentit à nouveau. Je fixe l'heure, qui est exactement celle que j'ai indiquée pour le début des festivités. J'aime quand on n'est pas en retard.
— Nous avons appris qu'un Jedi vit ici. Nous sommes venus le détruire. Ordre 66. Veuillez ne pas interférer.
Je suis face à tout un groupe de Stormtroopers dont le costume est effroyablement réaliste. Je comprends tout de suite leur identité et je souris. Ça ne m'étonnerait pas que Coby ait proposé une soirée déguisée simplement pour sortir cette petite merveille de son placard.
— Anakin, magne-toi ! Déjà qu'on a failli être en retard à cause de toi !
J'imagine Sheridan avec les cheveux détachés pour grimer l'homme que j'étais avant de passer du côté obscur de la force. Ma sœur fait une magnifique Amilada, et je salue totalement l'idée, même si techniquement, je suis déjà Anakin.
— Je me suis pris les pieds dans les escaliers avec cette fichue cape trop longue. Je ne sais pas comment ils font pour se battre avec une tenue pareille. Pourquoi vous ne m'avez pas laissé être Dark Vador ? Vous savez que je l'adore !
Le problème, ce n'est pas que je suis déjà Dark Vador, et qu'il n'y en a qu'un seul dans toute la galaxie. Le problème, c'est que ce n'est pas la voix de Sheridan. Ce n'est pas le phrasé de Sheridan. Et plus important encore, ce ne sont pas les goûts de Sheridan. Il a toujours été du côté des gentils, lui.
— Peut-être, mais il y en a déjà un. Deux Dark Vador, c'est galère.
Je me tourne vers le Stormtrooper qui a prononcé ça et j'essaie de garder mon calme. J'essaie de ne pas me dire que j'ai reconnu cette voix qui est en train de monter mes escaliers. Et que la personne à qui elle appartient me retourne le cœur, comme s'il était attaqué par un choc de Force.
Anakin débarque enfin sur mon palier, et je peux l'observer tranquillement. Il a revêtu la tenue officielle des Jedis, qui ressemble à s'y méprendre à une robe. La cape est lourde et encombrante, contrairement à la mienne, qui est détachable. La capuche a été mise sur la tête du futur Dark Vador, afin d'imiter cette scène affreuse dans le troisième film, où Anakin fait un véritable carnage dans l'académie Jedi, tuant tous les aspirants, quel que soit leur âge.
Des lentilles orange, pour monter l'appartenance au côté obscur, ont été revêtues, et la cicatrice près de l'œil a été dessinée. Je remarque une réplique de sabre laser rengainé à la ceinture, comme moi, et des baskets noires qui ne vont pas vraiment avec le reste de la tenue. Ce à quoi j'essaie de ne pas faire attention, c'est le visage de cet Anakin.
— Quelle idée d'habiter aussi haut sans ascenseur.
— Il est en panne, réponds-je.
Je n'ai jamais été aussi heureux que ma voix soit déformée. Je ne me trahis pas tout de suite, contrairement à lui.
— Sympa le déguisement et le modificateur de voix. J'aurais bien aimé être un Dark Vador aussi classe que toi. Dommage que mes potes soient de tels rabat-joie.
Mon cœur fond dans ma poitrine de grand méchant. Je ne crois pas qu'il m'ait reconnu et je vais devoir me dévoiler. Ça ne serait pas juste qu'il soit dans l'ignorance tout le long de la fête, alors que moi non. Je ne sais même pas comment les gars l'ont convaincu de venir. En fait, je me rends compte qu'il y a beaucoup de choses que j'ignore.
Je commence à détacher mon casque, tout en disant.
— Ton Anakin n'est pas mal du tout.
Ma voix redevient normale pile au bon moment, comme si tout ceci avait été orchestré.
— Samuel.
Mes yeux se posent enfin sur son visage. Ses lèvres un peu gercées, son nez, les rougeurs de sa peau que je mets sur le compte du sale temps. Ses cheveux qui ont poussé au fil des ans pour lui arriver au-dessus des épaules. Son faible sourire lorsqu'il se rend compte que Dark Vador, c'est moi.
— Merci. Venant de toi, c'est un vrai compliment.
Mes lèvres s'étirent à nouveau, et les traîtres qui me servent d'amis s'en retournent vers l'intérieur, en clamant que leur mission est accomplie. Moi, je suis incapable de bouger, alors que je devrais aller saluer mes invités.
— Depuis...
— Quand...
Nous parlons en même temps et nous nous esclaffons légèrement. J'ai l'impression d'être un cliché, mais ça ne me dérange pas. Parce qu'il y en a plein d'autres que j'aimerais suivre.
— Vas-y, dis-je. Toi d'abord.
— J'imagine que c'est ta fête de crémaillère, c'est pour ça que les gars ne m'ont rien dit. Depuis quand es-tu de retour ici ?
— Septembre. À la base, c'est Sacha qui a voulu venir, et je l'ai suivie. Plus rien ne me retenait vraiment à Dublin et je voulais être plus proche de ma famille et de mes potes. Même si ce sont des menteurs nés.
Je me tourne rapidement vers l'intérieur pour croiser les yeux de Coby, qui m'envoie deux pouces en l'air. Il mériterait que je le dézingue avec mon faux sabre laser.
— J'ai eu la chance de rencontrer ta nièce. C'est un amour.
— Elle tient tout de sa mère !
Il rit et je le trouve splendide. Je savais que j'avais toujours un faible physique pour lui, et le sursaut de mon cœur me le confirme avec joie.
— Et toi ? En visite chez ta mère ? L'Irlande te manquait trop ?
— Non non, je suis revenu définitivement. J'ai quitté mon job dans le grand labo, et je me suis fait engagé dans un plus petit, plus éthique et un peu plus humain. Je suis très heureux de retrouver Belfast. La capitale, très peu pour moi.
Je retiens la remarque acerbe qui pointe au fond de ma gorge. Il aurait pu rentrer bien plus tôt, après son stage de fin d'études. Nous aurions fait comme si cette pause de six mois n'avait pas existé, et ça serait avec lui que je ferais cette pendaison de crémaillère.
— Ça te plaît ?
— Oui. D'ailleurs, il faudra que je te propose quelque chose. De professionnel, bien entendu. Te revoir règle en fait un très gros souci.
C'est assez douloureux à entendre. J'ai l'impression que la seule interaction qu'il désire avec moi, c'est en rapport avec le travail. Certes, je n'imaginais pas qu'il saute dans mes bras pour me rouler une pelle d'enfer. Mais tout de même.
— Tu es libre en ce moment ? continue-t-il.
— Oui.
Je ne peux pas m'en empêcher. Il faut que je continue.
— Sous tous les aspects.
— Parfait. On en reparle plus tard ? Je vais aller saluer tes autres invités.
C'est la quatrième fois que je revois Samuel depuis notre rupture. La première a été pendant le mariage d'Athol et Stanislas. Et nous nous sommes encore retrouvés à deux mariages différents. Celui de ma sœur, que j'ai presque supplié de l'inviter, sous prétexte que c'est un ami de Sheridan. Et celui de Daisy, où, pour chasser tout le gênant de la situation — le mariage de son ex, la présence du mien comme témoin — nous nous sommes discrètement échappés pendant le repas pour nous sauter dessus aux toilettes. Nous avons beaucoup ri et beaucoup bu ce soir-là.
J'ai toujours imaginé que lorsqu'on se reverrait, ça serait comme les fois précédentes. Un peu de drague pour se rappeler qu'on se plaît toujours, des sourires grivois et une fin de soirée sous la couette. Certes, nous ne sommes pas à un mariage, mais tout de même. La proposition professionnelle est comme un coup de massue sur la tête.
Je reviens donc à l'intérieur après Samuel, dont j'évite de croiser le regard, et je me dirige à toutes jambes vers Coby. J'attrape mon chef des Stormtroopers par le bras et je l'entraîne vers ma chambre.
— Si la Force était avec moi, tu serais déjà en train de te tenir la gorge.
— J'ai fait ça pour te rendre service, Adil. Bon, aussi pour rigoler, j'avoue. Mais à la base, c'est pour ton cœur. Il faut que tu passes à autre chose, au lieu de te languir de lui et de te le taper quand vous vous recroisez. Soit vous tentez à nouveau quelque chose ensemble, soit tu fais une croix sur lui. Une croix définitive.
— Pitié, je n'ai plus cinq ans. Ne me fais pas la morale.
— Je te fais pas la morale. J'en ai marre que tu sois triste et que tu essaies de le cacher à tout le monde, ou que tu te jettes dans ton travail. Tu l'aimes toujours et il te manque. C'est pas un mal, vraiment ! Je sais que c'est dur d'oublier quelqu'un, et j'imagine que ça l'est encore plus quand il y a une lueur d'espoir. Mais j'en ai marre que tu tournes autour du pot et que tu mettes ta vie amoureuse en pause pour ça. Qu'est-ce que tu veux, bon sang ?
Je fixe mon meilleur ami, mon frère et mon pilier. Sa main est posée sur mon épaule et il me fixe en chien de faïence, attendant avec impatience ma réponse.
— Lui. C'est lui que je veux.
***
J'ai été dupé. Le plus grand Jedi de la galaxie, celui qui est sur le point de devenir le méchant le plus cool de l'histoire du cinéma a été dupé comme le dernier des imbéciles.
Je me doute que Coby avait une bonne raison de faire ça, mais j'aurais préféré être prévenu. Au moins, j'aurais été capable de me préparer psychologiquement à revoir Adil.
Toutes les autres fois où nos chemins se sont croisés, je le savais en avance. J'ai été surpris qu'il pointe son nez au mariage de Daisy, certes, mais j'étais au courant qu'il était sur la liste des invités. J'avais donc mis au point ma façon d'agir avec lui et ce que j'allais lui dire. Mon but premier n'était pas qu'il atterrisse dans mon lit, même si clairement, je n'étais pas contre.
Là, je me suis retrouvé comme un imbécile devant lui, à lui parler de travail à sa pendaison de crémaillère. J'ai sorti la première chose qui me venait. Enfin, peut-être pas la première.
Je ne sais pas si c'est parce que c'est mon premier amour ou tout simplement parce que nous nous sommes retrouvés plusieurs fois dans un lit ensemble ces dernières années, mais sa beauté ne cesse de me couper le caquet. Lorsqu'il a retiré son masque de Dark Vador à l'entrée, mon cœur tout froid s'est réveillé pour faire un immense looping. Ses grands yeux verts, sa peau marron velouté, ses jolies boucles foncées dans lesquelles j'adorais mettre mes doigts, son sourire quand il est vraiment heureux. Je connais tout ça par cœur, mais j'ai toujours envie de prendre des leçons.
Dit comme ça, j'ai l'impression que tout ce que je réclame, c'est un plan cul. J'en ai eu quelque un, et ce n'est pas ce que je recherche, du moins, pas avec Adil. Même si notre relation se résume globalement à ça ces dernières années — couplée aux sourires gênés et aux longs silences significatifs — ce n'est pas ce que je souhaite. Notre lien va au-dessus du sexe.
Mais comment le lui dire ? C'est moi qui n'ai pas voulu que l'on continue quand je suis parti à Londres. Je lui ai brisé le cœur et je doute de pouvoir le récupérer aussi facilement qu'en lui annonçant que j'aimerais reprendre une vraie relation, et non cette chose étrange qui nous caractérise. Je dois avouer que nous savoir dans la même ville est un point bonus : il sera plus facile de nous croiser. Peut-être qu'avec le projet professionnel que je compte lui proposer, nous pourrons nous revoir en tout bien tout honneur. Et là, je pourrais passer à l'attaque.
— T'as l'air perdu dans tes pensées, petit frère.
Je suis accoudé non loin d'une des fenêtres, et Heather est en face de moi. Je ne l'avais même pas entendue arriver. Pire, Adil est dans sa chambre avec Coby et il paraissait remonté — je suis certain que je suis le sujet principal de leur dispute. Un autre invité a dû ouvrir la porte.
Ma sœur est en Harley Quinn, et je suis presque certain que Sacha sera grimée en Poison Ivy. Bien qu'elle ne soit pas forcément fan des comics, Heather a sauté sur cette histoire représentant un couple lesbien. Elle m'en a parlé pendant des jours quand il a été officialisé dans une série télévisée.
— Tu ne me demandes pas ce que je fais là ?
— Non. Je le sais. C'est Coby qui t'a eu, pour que vous vous revoyiez avec Adil. Plus ou moins toutes les personnes qui sont dans cette pièce sont au courant. C'est un plan qui se prépare depuis des semaines.
J'écarquille mes yeux orange, fixant la figure démoniaque de mon aînée.
— Parfois, faut un petit coup de pouce du destin pour que les choses se réalisent. Et parfois, un immense coup de pied au cul.
J'ouvre la bouche pour répliquer, mais je me fais couper la parole par une batte tendue vers moi.
— Tu t'es mêlé je ne sais combien de fois de ma vie amoureuse et tu as suivi mon histoire avec Sach' comme une série télévisée. Alors je fais pareil. Et il est temps qu'on arrive au serie finale, où tout se résout enfin.
Sa batte pointe vers mon cœur, mais ne le touche pas.
— Tu ne t'es pas séparé de lui parce que tu ne l'aimais plus. Tu l'as fait parce que tu avais peur de ne plus être assez bien comme petit ami, et parce que tu estimais que vous aviez tous les deux besoin de votre vie dans vos villes respectives. Je ne sais pas ce que ça changeait entre Londres et Coleraine, mais soit, je t'ai laissé faire.
Elle appuie légèrement sur le bois de la batte.
— Mais là, j'en ai marre. T'es languissant et c'est chiant. Il te manque, ça, j'ai compris. Il est trop beau, ça aussi, même si je suis mauvais juge. Tu regrettes de ne pas lui parler à chaque fois que tu le vois, parce que tout ce que vous faites, c'est coucher ensemble. Mais tu ne penses pas que c'est aussi une manière de s'exprimer ? S'il était sorti de ta mémoire, tu ne ferais pas ça. Les mariages sont pleins de personnes désespérées, tu aurais clairement pu jeter ton dévolu sur quelqu'un d'autre.
— Qu'est-ce que tu me conseilles ? De continuer à jouer à l'autruche en me retrouvant sous les draps avec lui et me barrer à la fin ?
La batte se lève et me frappe l'épaule avec une force que je ne soupçonnais pas. Heather ne s'excuse même pas, et personne ne se retourne suite à cette agression pure et simple.
— Mais non, imbécile ! Va lui dire que tu le veux, lui, et pas que son cul ! Bon sang, mais faut tout t'apprendre !
— Comme ça, de but en blanc ?
— La première chose que vous vous êtes dite, c'est que vous étiez mutuellement des cons. Alors oui, comme ça.
Et là, plusieurs choses se passent en même temps. La porte de la chambre d'Adil s'ouvre et il se met à neiger. Mes yeux ne savent pas quoi accrocher. Les flocons qui dégringolent du ciel ou mon ex qui me fixe comme si j'étais la chose la plus précieuse du monde. L'univers me bouscule complètement. Lui aussi, il en a marre que ça traîne. Alors lui aussi, il nous balance son coup de pied bien placé.
Et ça me décide. Le but est là. Le blanc également. Et cette phrase, qu'il comprendra.
— Tu ne trouves pas que le blanc fait ressortir le rouge ?
Un sourire. Un pas. Je sais que j'ai gagné.
— Si. Complètement.
On se retrouve dans la partie suivante pour que je puisse blablater et que vous puissiez me tuer en paix pour ce que je viens de vous faire vivre.
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