Septembre - 2
Nous sommes début septembre, il ne fait ni chaud, ni vraiment beau, mais je m'en moque. Car pour la première fois de toute mon existence de bisexuel, je tiens un autre garçon par la main, en pleine rue. Il fait jour, nous sommes non loin d'une avenue principale et mes doigts sont enfilés entre ceux de Samuel. Ce n'est peut-être pas grand-chose pour certains, mais pour nous, c'est un pas de géant.
Nous arrivons à l'association dans cet état-là. Et comme la vie est parfois bien faite, ce sont Athol et Stanislas qui sont d'accueil pour cette réunion. En nous apercevant, un immense sourire vient s'inscrire sur leurs lèvres.
Et je sais que ce sourire va plus encore s'accentuer quand ils découvriront ce qui se cache dans mon sac. Avec Samuel, nous nous sommes mis d'accord pour acheter un cadeau commun pour nos mentors. Nous sommes allés dans ce magasin très distingué de décoration et nos yeux sont immédiatement tombés en amour d'une sculpture représentant une famille de loups. Les deux parents symbolisés par nos mentors, et nous les deux jeunes enfants. Ces enfants ont grandi, et vont bientôt changer de meute, ou créer la leur. Pour Samuel et moi, ça a même une autre dimension : les loups sont perçus comme des animaux agressifs que les bergers souhaitent éradiquer. Pour moi, ils ont simplement besoin de se nourrir et ils sont carnivores. C'est donc normal qu'ils mangent de temps en temps des moutons. C'est comme si on en voulait aux pandas de grignoter des bambous par tonnes. Non, les pandas sont admirés parce que ce sont de gros nounours mignons, alors qu'ils sont en réalité des ours bicolores.
— Vous voilà de retour ? s'amuse Stanislas.
Il fixe son compagnon, et je sais exactement ce qu'il va nous répondre. Je suis fait du même matériau que lui.
— Pour nous jouer un mauvais tour ?
Nous rions tous les quatre, et je me rends compte que ça va me manquer, cette ambiance. J'imagine bien qu'il y a des associations LGBT à Dublin, et que je pourrais trouver mon bonheur. Mais jamais je ne retrouverais ce qui me fait vibrer à Une petite dose d'arc-en-ciel. Si un jour, mon travail m'amène à retourner à Belfast, il est certain que je m'engagerais un peu plus avec les membres des Arcs-en-ciel.
— Exactement. Nous avons juste oublié notre Miaouss à la maison, continue Samuel.
Une envie pressante de coller mes lèvres sur sa joue me prend, et je m'exécute, sous le regard attendri de nos deux mentors. Samuel rougit comme une pivoine au geste.
— Pourquoi tant de sentimentalisme ?
— Parce que j'ai refusé de t'embrasser la première fois qu'on est venu, et je le fais spontanément la dernière.
Athol pose une main sur mon épaule et me fixe avec une certaine fierté. Moi aussi, je suis fier de moi.
— Bon, ce n'est pas le tout, mais on ferait bien d'entrer. On bouche un peu le passage.
Mes doigts ne quittent pas ceux de Samuel quand je passe la porte. L'association, c'est une deuxième maison. Je m'y sens parfois mieux que chez moi. Je n'ai pas de stress sous-jacent de voir débarquer mon père et de devoir me cacher. Ici, c'est le premier endroit où j'ai pu être moi, avec ma liste de défauts et celle, encore plus longue, de mes affres. On ne m'a pas pardonné, parce que ce n'est pas aux Arcs-en-ciel de le faire. Mais on m'a mis sur le bon chemin, en me donnant toutes les indications qu'il fallait.
Quand l'heure sonne d'aller dans nos groupes respectifs, Samuel m'offre un long baiser de cinéma. J'imagine la caméra tourner autour de nous, avec une musique calme, mais joyeuse en même temps. Quelque chose au piano, et peut-être un peu d'instruments à cordes. Oui, ça serait parfait.
Juste avant que nous nous séparions et que je retrouve Athol et les autres, il me glisse.
— Je t'aime.
Il ne me laisse pas le temps de répondre. Je ne suis même pas sûr que c'est ce qu'il recherchait. On me rappelle à l'ordre pour me sortir de mon nuage de sentiments, et je monte enfin avec les autres.
Une fois assis sur les poufs, je laisse les autres parler. Ce n'est pas que je n'ai pas envie de m'exprimer sur mon été, et ce qui s'y est passé de très important, c'est juste que je ne veux pas leur voler la vedette. Certaines personnes sont toutes nouvelles, et je me sentirais mal de les accueillir avec mon récit. Quand j'étais à leur place, ça m'a fait beaucoup de bien de me décharger de mes fardeaux le premier jour.
Athol me voit trépigner sur ma chaise. En réalité, je suis bourré d'appréhension. Ce n'est pas la première fois que je prends la parole, mais cette fois-ci, c'est essentiel. Parce que je crois bien que c'est la dernière.
— Est-ce que quelqu'un veut encore dire quelque chose ? interroge Kayla.
Je fixe notre cheffe de groupe, qui sourit en remarquant ma main levée. Elle m'encourage à parler, sans révéler mon prénom. Cet acte manqué me réjouit presque.
— Bonjour à tout le monde. Je sais que certaines personnes ne me connaissent pas, alors je vais me présenter. Je m'appelle Adil et je suis ici depuis le mois de février. Je suis un homme bi qui avait du mal à accepter qu'il soit attiré par des garçons.
Je m'arrête pour jauger le cercle qui m'entoure. Les Arcs-en-ciel qui ne me connaissent pas écarquillent les yeux. Athol, le seul au courant pour mon deuxième prénom, sourit comme tout à l'heure, à l'entrée. Il est fier comme un paon.
— J'ai fait la rencontre de Samuel, mon copain, de la manière la plus étrange possible. On venait de passer le bal le plus horrible du monde, et la toute première chose qu'on s'est dite, c'est qu'on était con.
Des rires dans l'assistance. J'ai presque envie de m'excuser pour les personnes qui m'ont déjà entendu, mais celles-ci semblent boire mes paroles. Je continue donc mon récit.
— Je ne pense pas avoir eu un coup de foudre, mais mon cerveau a été plutôt rapide pour m'envoyer les signaux. Et pour une fois, je ne les ai pas ignorés. Samuel était comme moi, bi, mais se haïssant de toute son âme pour ça. Je ne voyais pas ce qui pouvait mal se passer.
Je souris en repensant à ses pleures, après notre première nuit ensemble. Ça, ça a été particulièrement dur à avaler.
— C'est lui qui m'a proposé de venir ici, à l'association. Il la connaissait par un membre de sa famille, et il savait que ce groupe existait. Un groupe pour les gens comme nous. J'ai tout de suite adhéré.
Je fixe Athol, et mes lèvres restent étirées.
— Ça n'a pas été miraculeux. Je n'ai pas envie de vous mentir, ou d'enjoliver les choses. J'ai encore fait des trucs qui craignent, mon cher mentor en attestera. Mais aujourd'hui, je peux vous dire quelque chose. Quelque chose de drôlement important.
Mes mains se rejoignent devant moi, et je serre mes doigts du plus fort que je puisse. J'ai l'impression d'être tout en haut d'un plongeoir de dix mètres. Le truc, maintenant, c'est que je n'ai plus peur de sauter.
— Je me suis accepté comme je suis. Je n'ai pas essayé d'effacer mes erreurs, ni même de les oublier. Elles sont toujours en moi. Mais je les ai acceptés aussi. Je me suis excusé auprès des personnes à qui j'avais fait le plus de mal. Ma sœur, d'abord. Mon ex, qui ne m'a pas répondu, et clairement, tant pis pour lui. Et mon ancien meilleur ami, qui m'a offert son pardon sur un plateau d'argent.
— Sérieux ?
Athol s'est carrément levé. J'essaie de refouler mes larmes, même si ce n'est pas simple. Je suis tellement touché par sa réaction.
— Oui. Il est venu me voir pour me l'annoncer.
Se fichant complètement des autres membres — notre chef de groupe sourit de toutes ses dents — mon mentor se dirige vers moi, me fait lever, et me prend dans ses bras. J'ai l'impression d'être dans deux étaux, mais je m'en fiche un peu. Je veux le laisser exprimer sa fierté, parce que j'en ai besoin. Je ne suis plus en manque de reconnaissance comme avant — j'ai toute une liste de personnes qui sont fières de moi — mais Athol, c'est le dernier. Parce que sans lui, sans ses conseils, sans son écoute, je ne serais pas là.
— Si Athol vous propose d'être son mentor, acceptez. C'est quelqu'un de génial, dis-je, une fois qu'il m'a lâché.
Mon visage est baigné par les larmes, mais je les accepte. Parce que je ne sais pas vraiment les définir : de la joie, de la tristesse, de la libération, de l'acceptation ? Je n'ai personne pour pointer la bonne pancarte. Le monstre se tait, au fond de moi. Je redécouvre le silence, le sentiment d'être maître de moi-même. Et c'est ce même silence qui finit par me répondre. Il désigne une autre définition, une autre explication quant à tous ces pleurs.
Le pardon.
***
En descendant les escaliers, après la réunion, je ne réfléchis pas. Je dois partager ce qui vient de me sauter dessus avec Samuel. Je le cherche partout, le cœur battant la chamade. Je tremble comme une feuille, et je crois bien que je pourrais pleurer à nouveau à la manière d'une fontaine qui a enfin été remise en marche.
Sa réunion est un peu plus longue que la mienne et je n'ai qu'une seule envie : débouler dans la salle et aller m'échouer dans ses bras. Fort heureusement, le temps de me prendre un verre de jus de fruits, j'entends la porte qui s'ouvre et les personnes qui commencent à entrer. J'en dépasse quelques-unes en les bousculant — je m'excuse bien platement — et je retrouve enfin la tignasse blonde de mon copain. Il me sourit en me voyant arriver. Et comme prévu, je vais m'échouer avec la délicatesse d'une baleine contre son torse. Parfois, je me dis que j'aimerais bien être plus petit que lui, juste pour avoir l'impression d'être protégé entre ses bras. Et ensuite, j'ajoute que je ressens tout de même ce sentiment comme ça, avec nos deux centimètres de différence.
— Curtis ? Tout va bien ?
Je hoche la tête contre lui, et je m'écarte de quelques centimètres du creux de son cou. Mes mains vont rapidement trouver la naissance de sa mâchoire. Les larmes dégoulinent à nouveau, mais je m'en moque complètement. Je souris pour que ça n'effraie pas Samuel, qui passe ses doigts sur mes joues pour effacer mes larmes.
— Curtis ?
— J'ai deux trucs à te dire, murmuré-je, un doigt sur ses lèvres. La première, c'est que j'aimerais que tu m'appelles Adil, même quand on est en dehors de chez moi. Il est grand temps de reprendre en main ma propre identité. C'est comme ça que je me suis inscrit à l'université pour les cours du soir, et aussi sur les papiers pour mon appartement. Et ce que j'apprécierais, c'est que le mec que j'aime me désigne comme ça aussi.
Il hoche la tête, et ses iris bruns balayent tout mon visage, à la recherche de la deuxième chose. Mon sourire crève le plafond, et je prends une immense respiration.
— Et le second truc... c'est que je me suis pardonné. Je crois que... que Monsieur Gribouillis est mort.
J'enlève mon doigt et j'attends deux secondes. À la troisième, nos lèvres se sont entrechoquées. J'ai un peu mal aux dents, et je suis sûr que lui aussi, mais on ne s'arrête pas pour autant. On est devant tout le monde, mais je suis certain que personne ne s'en formalise.
Quand on se sépare, Samuel me prend la main, et se penche vers mon oreille.
— On est des arcs-en-ciel. Mais je crois bien que maintenant, on en est fiers. Plus qu'à la Saint-Patrick. Plus qu'à la Pride.
— Ouais. On est des putains d'arcs-en-ciel.
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