Mai - 4

La présidente Alma Coin n'apparait que dans le troisième tome, mais elle a totalement sa place dans cette liste de méchant. Tout simplement parce que sous ses airs de gentille, qui veut rendre sa liberté à Panem, et en faire une démocratie, elle est exactement comme Snow. Il suffit de voir le fait qu'elle veuille faire de nouveaux Hunger Games avec les enfants du Capitole, comme s'il n'y avait pas eu assez de morts. Lors de ma toute première lecture du livre, j'ai été particulièrement choquée de sa mort. Mais après, à ma deuxième et aux lectures suivantes, j'ai compris. Et j'ai d'autant plus jubilé. 


— Alors mes petits arcs-en-ciel, aujourd'hui, c'est le grand jour. Vous allez sauter tête la première dans une étape très importante de votre guérison de votre détestation. Vous avez été sélectionnés parce que vos mentors croient en vous et en vos capacités. On s'inspire très librement des étapes des alcooliques anonymes, et plus particulièrement de la neuvième. Nous avons réparé nos torts directement envers ces personnes dans la mesure du possible, sauf lorsque, ce faisant, nous risquions de leur nuire ou de nuire à d'autres.

Mon cœur rate un battement. Je cherche Athol des yeux, qui hoche la tête en un sourire. Il croit vraiment que je suis prêt ? Malgré tout ce que je lui raconte sur le monstre, et sur mes mensonges ? Est-ce que c'est une manière un peu étrange de me dire que je dois dire la vérité à Samuel ?

— Vous avez tous raconté ce que vous avez fait à vos proches. Parfois, vous vous êtes déjà excusés, et cela s'est bien passé. Mais parfois, vous n'osez pas. Vous avez peur. Pour vous, vous ne méritez pas le pardon. Nous, nous sommes là pour vous dire que vous pouvez, et que d'une certaine manière, vous devez passer par là pour vous pardonner à vous-mêmes, et enfin évoluer, grandir et répandre vos couleurs dans le monde.

Josie, ma cheffe de groupe, est réellement un arc-en-ciel vivant. Ses cheveux sont de toutes les couleurs — Stanislas nous a révélé, pendant un dîner avec Samuel, qu'il l'aidait à obtenir ce résultat. Ses vêtements ne sont pas en reste, et elle doit faire une certaine impression lorsqu'elle marche dans la rue. Mais d'après ce que j'ai compris, elle n'en a rien à faire. C'est elle, et le monde doit faire avec. Je comprends mieux pourquoi elle est cheffe de groupe. Elle est d'une telle confiance en elle qu'elle en devient inspirante.

— Donc voilà, c'est votre travail maintenant. Vous excuser. Expliquer. Bien entendu, comme le dit le guide des étapes des alcooliques anonymes, cela nuit à la personne, évitez. Ou faites-le pour vous-même. Écrivez une lettre que vous n'enverrez jamais, juste pour... vous décharger de tout cela. C'est ce que j'ai fait avec ma mère, personnellement. Et ça a été très bénéfique.

Un prénom brille dans ma tête. Eliot. Kohei. Je ne pourrais jamais lui faire face pour lui expliquer ce qui m'a pris, ce dernier jour avant les vacances de Noël de notre dernière année de primaire. Je lui ferais trop de mal et c'est justement ma peur. Mais je peux le poser sur du papier. Laisser sortir tout ce que le monstre retient. Lui arracher le cœur, et l'épingler sur une feuille.

Je pense aussi à Valentin. Encore une fois, je suis incapable d'aller à Clear Lake, me présenter à lui comme si de rien n'était — surtout que ça voudrait dire faire face à Eliot — et lui déballer tout ce qui me ronge de l'intérieur. Je vais aussi écrire. Mais à la différence de ma toute première victime, je vais envoyer cette lettre. Parce que j'en ai marre d'avoir peur. Et j'en ai marre de cette boîte de connard dans laquelle je suis collé parce que Valentin est un Soleil et que je suis un Monstre.

Athol se dirige vers moi, tout comme les autres mentors avec leurs protégés. Son grand sourire réchauffe mon cœur, et me fait étrangement penser à celui de Coby. Les deux se ressemblent beaucoup. Même si la peau d'Athol est brun clair — un peu plus que la mienne — et que ses cheveux châtain font quinze fois la longueur de ceux de mon meilleur ami, il y a la même lueur dans ses yeux que dans ceux de Coby — et pas uniquement parce qu'ils sont de la même couleur. C'est certainement pour ça que je m'entends bien avec lui.

— Ça va ? Tu te sens d'attaque ? Ce n'est pas une étape facile, je dois te l'avouer, et beaucoup d'arcs-en-ciel mettent du temps à trouver le courage de s'y lancer. Bien entendu, il n'y a aucune pression. Tu prends tout le temps qu'il te faut pour y aller. J'imagine que tu vas t'adresser à deux personnes en particulier...

— Oui, mais pour une, ce sera uniquement dans ma tête. Comme l'a dit Josie, je ne veux pas le blesser outre mesure. Je t'ai déjà parlé de ce qui s'est passé au cabinet de ma psychologue. Je suis certain qu'il vient la voir à cause de ce qui s'est déroulé en décembre et je ne voudrais pas... déclencher à nouveau des choses.

— Et pour la deuxième ? Pour Valentin ?

— Je vais l'affronter. Par lettre, mais je vais l'affronter. Enfin, je vais affronter le monstre et les visions de Valentin qu'il retient en son cœur. Je ne vais pas aller chercher la bagarre avec Valentin, ris-je, pour essayer de détendre l'atmosphère.

— J'ai compris, ne t'inquiète pas. Je suis fier de toi. Tu m'as l'air... infusé de courage.

— Infusé ?

— Je voulais trouver quelque chose d'un peu mieux que pétri, mais apparemment, je ne suis pas très bon en métaphores. Désolé.

Mon sourire augmente encore, et je réplique.

— Il faudrait que tu prennes des cours auprès de mon meilleur ami. Il est particulièrement doué dans cet exercice. Et il t'aurait sans doute répliqué quelque chose de très profond sur le fait que tu me compares à un sachet de thé.

— Il a l'air... spécial.

— Il l'est. Mais je ne sais pas ce que je ferais sans lui.

Je sais que parfois, lorsqu'on m'entend parler de Coby, on pourrait penser que je l'aime. Et c'est vrai, je l'aime. Mais de manière fraternelle. Dès que j'imagine d'autres choses avec lui, dès que je repense à ce que j'ai pu faire dans la douche en pensant à lui, je chope des sueurs froides et je tremble de dégoût. J'en veux à mon cerveau de m'avoir fait croire pendant si longtemps que tenter une histoire avec Coby serait une bonne idée.

— Samuel le connaît ?

— Oui ! Ils se sont rencontrés à mon anniversaire. Ils ont l'air de bien s'entendre, parce que Coby l'a directement accepté dans notre groupe. Il est juste ultra gêné si on est trop proches, mais comme ce n'est pas trop notre truc, il est plutôt tranquille là-dessus.

— Est-ce qu'il est au courant pour Dublin ?

— Oui. Et je sais ce que tu vas me dire. Que vu que je l'ai fait avec mon meilleur pote, je peux bien en parler avec Sam. C'est juste... ça ne sort pas. Et il n'a jamais été confronté à mon monstre. Je l'ai toujours tenu à l'intérieur pour qu'il ne lui saute pas au visage. Ça va lui faire un choc.

— Tu te cherches des excuses là. Je te le dis en toute amitié Curtis. Les mensonges, ça ne te mènera à rien. Et le pire, c'est que tu l'as déjà expérimenté. Tu n'arrêtes pas de prendre des décisions sur le fait que le monstre ne gagnera pas la guerre et ce genre de chose, mais tout ce que je vois là, c'est qu'il remporte bataille sur bataille contre toi. Parce que tu te caches.

Ledit monstre rigole à l'intérieur de moi. Il a raison. Tu fais du surplace. T'es ridicule, parce que tu ne cesses de faire de grandes déclarations sur le fait que tu vas avoir ma peau, sauf que je suis toujours là, et que je suis toujours aussi fort. Même peut-être un peu plus qu'avant, si tu veux mon avis.

La ferme, sifflé-je en arabe, en baissant la tête.

— Je sais que ce n'est pas facile à entendre, mais c'est la réalité, reprend Athol, n'ayant sans doute pas compris le mot que j'ai utilisé, mais plutôt son sens. Je suis aussi là pour te remonter les bretelles, parce que tu fais clairement de la merde et que je n'ai pas envie que tu blesses plus de gens dans l'exercice. Ne fous pas en l'air une belle histoire parce que tu es trop fier.

— Qu'est-ce que ça changera, de toute manière ? J'ai été refusé partout, vu que Coleraine m'a envoyé leur réponse la semaine dernière. Ah non, excuse-moi, je suis accepté à Queens, mais je n'irais pas. Donc qu'est-ce que ça change que je lui dise que je ne vais pas à l'université ? Le résultat sera le même. Je vais quand même déménager à Dublin.

— Il n'y a pas que ça, et tu le sais. Tu ne crois pas dans les relations à distance. Je pense qu'il mérite de le savoir. Il risque fortement de tomber de haut en apprenant la nouvelle.

— Tu crois que je ne le sais pas ? Je ne suis pas stupide. D'après toi, pourquoi je continue à me faire marcher dessus par le monstre ? Parce que j'ai peur de perdre Samuel. J'ai peur de m'effondrer comme un château de cartes si je lui dis.

Athol soupire, en croisant ses bras contre sa poitrine. Je pense très sincèrement que je l'énerve.

— Tu es paradoxal. Tu as peur de le perdre, mais tu ne crois pas dans les relations à distance. C'est quoi la logique là-dedans ? Parce que si je suis ton raisonnement, tu vas vouloir rompre quand septembre arrivera. À mon goût, c'est reculer pour mieux sauter.

— Peut-être parce qu'entre septembre et mai, il y a quatre mois ?

Le monstre se régale. Je sens que c'est lui qui est en train de s'exprimer. Ça faisait bien longtemps que je n'avais pas adopté cette attitude de serpent sifflant.

— Alors tu es hypocrite et égoïste. T'as tellement la trouille de te retrouver tout seul que tu préfères mentir à ton copain, et lui avouer la vérité uniquement lorsque tu n'auras plus besoin de lui. On croirait que tu n'as pas de sentiments, et que tu es contrôlé par ton monstre. Je... je t'avoue que je ne te reconnais plus.

— Ça veut juste dire que tu ne me connais pas, Athol, c'est tout. J'ai toujours été comme ça.

— Et j'avais le sentiment que tu voulais changer. C'est pour ça que je suis devenu ton mentor, d'ailleurs. À croire que tu te complais dans le malheur et dans ta boîte de connard. Rappelle-moi quand tu auras retrouvé ton autre toi, celui qui veut s'en sortir. Parce qu'avec qui tu es maintenant, ça ne marchera pas. Avec personne d'ailleurs.

Et il me laisse là, alors que la réunion n'est pas finie, et que tous les autres membres de mon groupe discutent avec leurs mentors. Josie, qui supervise tout ça, m'observe avec un air en biais, et sursaute presque lorsque la porte claque. Forcément, elle finit par se rapprocher de moi pour demander ce qui vient de se passer.

— Je suis un connard qui s'est enfermé dans sa boîte, apparemment. Est-ce que je peux m'en aller ?

— Curtis...

— S'il te plaît Josie. Il faut que je m'en aille. J'ai fait suffisamment de mal comme ça. Il faut que je retourne dans ma boîte.

— D'accord. Mais, je t'en supplie, rappelle-toi que cette boîte n'existe pas réellement. Tu es bien plus fort qu'elle.

— Sauf qu'aujourd'hui, c'est elle qui m'a eu.

Josie m'indique la porte arrière, celle qui était utilisée pour les livraisons dans l'ancienne boutique où l'association s'est installée. Ainsi, je ne suis pas obligé de passer devant le groupe de Samuel. Je suis incapable de subir des questions, et je sais que le monstre se fera une joie de lui sauter au cou. Si ça doit avoir lieu, je préférerais ne pas avoir de public.

Une fois dehors, je glisse mes écouteurs dans mes oreilles, je marche jusqu'à l'arrêt de bus — il n'y a pas de place dans ces rues pour garer ma voiture. Et lorsque j'entre dans le véhicule, la pluie se met à dégringoler. Je souffle en fixant le ciel, tellement je trouve ça cliché. J'ai le moral dans les chaussettes, le monstre veut ma mort, je bousille tout ce que je touche et maintenant, même les nuages s'y mettent ? L'univers doit avoir une dent contre moi. Ou même toute une mâchoire.

Je préviens très rapidement Asra que je rentre pour ne pas la surprendre, et elle m'envoie une suite de points d'interrogation. La plupart du temps, après la réunion, je passe le reste de la soirée avec Samuel et je ne rentre que par le dernier bus entre son quartier et le mien. Je ne réponds rien et je me laisse glisser dans les chansons de Simple Plan. Je ressemble à un ado de quatorze ans, qui écrit frénétiquement dans son carnet à quel point sa vie craint, et dont l'eye-liner coule de ses paupières. Je m'en moque complètement. Ces chansons me font beaucoup de bien, et je suis presque calmé lorsque j'arrive dans mon quartier. Jusqu'à ce que je me rappelle que je vais devoir expliquer mes agissements à ma sœur.

— Adil ? Tout va bien ? Ta réunion était super rapide ce mois-ci. Samuel était occupé ?

— Je me suis barré.

Je suis toujours dans l'entrée, enlevant mes chaussures assez violemment — la facilité des Converses basses. Mon manteau est déjà accroché, complètement de travers. Mon téléphone est dans ma poche depuis mon trajet en bus, et je l'ai carrément mis sur silencieux pour ne pas être dérangé.

— Un souvenir trop douloureux ?

— Oui. Celui que je suis né connard, que je suis un connard et que je resterais un connard toute ma vie. Pas de quoi en faire tout un drame non plus.

Définitivement, je me trouve nul en sarcasme. Il faudrait que je m'améliore.

— Ne dis pas ça, Adil. C'est faux.

— Tu n'y étais pas. Tu n'en sais rien. D'ailleurs, toi aussi tu valides cette règle. Pourquoi est-ce que tu ne m'as pas dit que tu allais au Pakistan cet été ? Tu avais peur que je te balance mon venin en pleine face ?

Elle hoquette de surprise. Je suis toujours à côté de la porte, et elle n'est qu'à quelques mètres de moi. Ça me rappelle lorsque je lui ai fait mon coming-out. J'aimerais bien retrouver ce Curtis. Parce que là, il s'est fait manger par le monstre, qui s'amuse bien.

— Non. Je ne voulais pas te blesser. Ça a été décidé pendant ton week-end à l'hôtel. Je sais que tu ne tiens pas à y retourner, c'est pour ça que je ne te l'ai pas proposé.

— Et quand comptais-tu me l'annoncer ? Au moment d'aller prendre ton avion ?

Les sourcils bruns d'Asra se froncent et elle s'approche de moi. Pourtant, j'ai l'impression d'être séparé d'elle par un immense ravin.

— Et toi, quand comptais-tu me dire que tu as été refusé à Trinity ?

Je m'apprêtais à répliquer, la bouche ouverte. Mais elle reste en suspens, figée, tout comme moi.

— Tu ne t'en souviens sans doute pas, mais tu pouvais inscrire une deuxième adresse mail quand tu t'inscrivais sur la plateforme. Celle de tes parents par exemple, pour qu'ils soient prévenus au cas où tu ne vérifies pas assez ta boîte de réception. Je n'avais pas ouvert celui annonçant que ton dossier avait évolué, parce que tu nous as fait l'annonce toi-même. Mais j'ai ouvert le récapitulatif juste pour l'observer avec fierté. Je t'avoue que j'ai eu une légère surprise en le lisant. Alors Adil, quand comptais-tu me le dire ?

Je détourne les yeux. Pris la main dans le sac. Quoi que je dise, ça sera toujours moins important que le fait que j'ai menti sur mon avenir.

— T'as dû être dévasté et tu étais tout seul dans ton coin. Encore. Franchement, quand est-ce que tu apprendras que tu n'es pas un putain de bernard-l'ermite ? Je peux t'aider, te consoler, t'écouter. Je ne suis pas une étrangère qui vit dans la même maison que toi.

Une larme dévale ma joue, mais je suis toujours silencieux. Le monstre essaie bien de parler, mais aucun son ne sort.

— Qui le sait ?

Elle continue à avancer, voyant que je baisse les yeux.

— Adil, qui est au courant ?

Une main sur mon épaule. Je n'ose pas croiser ses iris, que j'évite le plus possible. Mais ses doigts sont plus rapides, pour me prendre le menton et m'obliger à la regarder.

— Adil... ne t'enferme pas dans ta boîte, je t'en supplie. Ne te recroqueville pas sur toi-même.

— C'est là où est ma place, Asra. C'est là que j'appartiens. Tout le monde me le dit.

— Non. Ce n'est pas vrai. C'est dans ta tête tout ça. Tu appartiens à un univers rouge cerise, pas rouge sang. Pas de bordeaux, pas de carmin, mais du rouge tomate, du rouge coquelicot, du rouge feu.

Son énumération de nuances m'arrache un rire. Voyant une réaction positive, elle se jette dans mes bras et me serre de toutes ses forces.

— Je t'aime, petit frère, glisse-t-elle pour une fois en ourdou.

Entendre notre langue natale, la langue d'un pays qui ne veut pas vraiment de moi, ouvre les vannes. Je pleure tout contre elle, pendant que ses mains se perdent dans mes cheveux. Et même si je n'ai aucun souvenir de notre mère, elle m'y fait penser.

— Je vais te faire du milk-shake à la menthe poivrée.

— Tu veux me faire parler, c'est ça ?

— Je vais te faire parler, tu veux dire. Personne ne résiste à mes milk-shakes à la menthe poivrée.

Et c'est totalement la réalité. Je me suis ouvert à peu près à la moitié de mon grand verre, et j'ai raconté le début de mon mensonge, la honte que je ressentais de ne pas avoir été accepté à Trinity, l'idée de Coby vis-à-vis d'Oxford et du fait de m'échapper de la maison, et l'ajout de ma psychologue. Et bien entendu, je termine sur mon entrevue avec Athol, et mon refus de tout raconter à Samuel.

— Pourquoi est-ce que tu penses qu'il va immédiatement te quitter si tu lui dis la vérité ? En soi, ça revient au même. Tu vas à Dublin l'année prochaine, et tu vas travailler sur tes compétences en informatique.

— Ce n'est pas à cause de ça. C'est à cause du reste. Du ravin géant entre nous parce que je ne crois pas en les relations à distance et que lui si, et qu'il m'a balancé son discours romantique à souhait comme quoi il voulait recommencer une vie ailleurs, mais avec moi dedans. C'est comme si j'étais l'une des seules variables sympathiques de sa vie d'aujourd'hui.

— Et toi ? Tu ne peux pas faire ça ? Surtout que les ajouts de variables, c'est ton truc.

Je fais exprès beaucoup de bruit avec ma paille pour lui montrer mon air blasé face à cette blague de codeur. Je ne trouve pas ça drôle.

— C'est une vraie question, Adil. Je sais que tu veux te tailler à Dublin depuis genre... quand tu as commencé à perdre tes amis à l'école à cause de l'histoire avec Valentin. Ajouter une variable ne te ferait pas de mal. Spécialement parce que tu risques d'être enfermé toute la journée dans ton appartement, à boire des litres de thé, à porter des joggings et à fixer ton ordinateur comme si c'était devenu une personne vivante. Un peu d'amour là-dedans, ça ne serait pas bien ?

Je refais du bruit avec ma paille, mais cette fois-ci parce que je m'en veux d'être aussi lisible. C'est totalement ce que je comptais faire et c'est d'ailleurs tout le principe de travailler dans l'informatique en étant free-lance. En soi, je pourrais même être nu, allongé sur mon lit, que mon client n'en saurait rien.

— Un amour qui vit à deux cent cinquante kilomètres de moi ?

— Oh là, c'est si loin ! Franchement, tu ne me feras pas ce coup-là. T'as une voiture, de l'argent et le train existe. Vous n'allez pas dans un pays différent. Enfin, techniquement si, mais tu m'as compris. Si tu avais accepté Oxford, là, j'aurais compris. Mais là, tu vas être indépendant, donc tu as zéro excuse.

— Mais... tenté-je de la couper.

— En fait, tu as juste la trouille. Et c'est humain d'avoir la trouille. Je suis même certaine qu'il y a quelqu'un qui a dû dire que la peur était l'un des sentiments les plus humains qui soit. Mais faut pas que tu t'enfermes dedans, parce qu'elle va finir par te dévorer, comme un monstre dévore sa proie. Tu vas redevenir ce garçon sans couleur que tu étais l'année dernière, et maintenant que je te connais toi, tel que tu es, je ne veux pas que ce garçon revienne. Je veux que mon petit frère reste.

Elle me sourit pendant que je m'étrangle avec ma paille. Sheridan et Asra sont définitivement parfaits l'un pour l'autre.

— Et peut-être que ça ne marchera pas. Mais tu ne sauras pas avant d'avoir essayé. Comme dirait une certaine gazelle, il faut tout essayer.

Cette fois-ci, j'avale réellement de travers. Et lorsque je me suis remis de ce choc, je demande, les deux sourcils levés.

— Gazelle ? Mais de qui tu parles ?

— De Zootopie. Je pensais que tu aurais la référence. La chanson de fin de ce film est sans doute ma chanson préférée, tout Disney confondus. Et je trouve qu'elle te correspond bien. Le fait de ne pas se laisser abattre, et d'essayer. De ne pas abandonner.

— Je vais l'écouter, parce que vraiment, elle ne me dit rien du tout.

Je sors mon téléphone, et je fais enfin face aux conséquences de mes actes. J'ai deux appels en absence de Samuel, et rien de moins que six messages, dont un sur ma boîte vocale. Je décide d'écouter celui-ci en priorité, sous le regard attentif d'Asra. Je murmure le prénom de mon petit ami pour qu'elle comprenne ce qui se passe.

Je suis en chemin pour chez toi. Je sais que ce n'est pas bien d'espionner, mais j'ai entendu une discussion entre Athol et Stanislas, et je sais que vous vous êtes disputés par rapport au fait que tu t'enfermes dans ta boîte de connard avec ta peluche de monstre. Je t'avoue que je n'ai pas tout compris. Par contre, comme je suis plutôt intelligent et que j'ai tendance à être arrogant depuis que je te connais, j'ai saisi que c'était pour ça que tu ne répondais pas et que tu t'étais enfui. Et si tu crois que je vais te laisser tomber et te laisser bouffer par ton monstre, te laisser enfermer dans cette fichue armoire, c'est que tu me connais vraiment mal.

Je cligne des yeux en reposant mon téléphone sur le comptoir de la cuisine, où je suis appuyé pour boire mon milk-shake. Asra me fixe pour avoir des explications, mais je n'ai pas le temps de les lui donner, parce que la sonnette retentit dans le vestibule. Je me lève comme un suricate pour ouvrir.

— C'est pour moi, de toute manière.

Et comme je m'y attendais, je me retrouve face à un blond d'à peu près ma taille, le haut du front trempé par la transpiration, et reprenant son souffle. Son manteau est dans sa main, enlevé pendant, je suppose, sa course jusqu'ici. Il ne blague absolument pas.

— La prochaine fois, s'il te plaît, prends la peine de répondre à ton téléphone. Même si c'est pour me dire d'aller me faire foutre et que tu ne veux pas me voir. Parce que tu m'as foutu la trouille. J'ai cru que...

Ses yeux se perdent dans les miens, et je sais que je suis foutu. Quand il est comme ça, j'ai le cœur au bord des lèvres et les battements effrénés dans ma poitrine. Je suis juste amoureux, en fait.

— Je sais que j'exagère et que je suis trop... que je m'inquiète trop. Mais j'ai pas envie que tu fasses bouffer Curtis. Parce que ça me briserait le cœur. Tu as évolué depuis qu'on se connaît, tu m'as fait évoluer moi aussi, et on... on se soutient tu vois ? Tu es resté quand je t'ai dit ces horreurs. Tu m'as sorti ton discours particulièrement bizarre sur le fait qu'on avait botté les fesses de Napoléon à Waterloo, et qu'on était des armes et... moi aussi, j'aimerais te sortir un discours comme celui-ci. Je n'ai pas vraiment d'idée, là, maintenant, mais juste... je suis là pour toi, Curtis. Je vais rester. Tu peux me balancer toutes les horreurs du monde, je vais rester.

Il sourit, et mon cœur fait comme le sien. Il se brise.

— Je n'ai pas été accepté à Trinity. Et je ne crois pas dans les relations à distance. Je t'ai menti, Samuel. Et je ne sais même pas ce qui me pousse à être honnête avec toi à ce moment-là, précis. Je n'en avais pas envie, à la base.

— C'est tout ?

— Tu ne te rends pas compte de ce que je viens de te dire. Ça fait trois semaines que je te mens sur la fac et...

— Est-ce que tu comptes aller à Dublin quand même ? me coupe-t-il.

— Oui. Je vais me prendre un appartement et je vais travailler en free-lance. Mais... ça ne te fait vraiment rien ?

— Si, mais j'encaisse. Je te l'ai dit. Je reste. Et pour ce qui est des relations à distance...

Il s'approche de moi, glisse tout doucement une main sur ma joue, et me sourit. Il est en train de m'avoir. Et de m'avoir en beauté.

— J'ai encore quatre mois pour te faire changer d'avis. Si c'est un challenge, je l'accepte avec grand plaisir. Qu'est-ce que tu en dis le monstre ? Tu vas faire quoi ? Me hurler dessus que je ne suis pas réfléchi ? Que je suis un imbécile qui accepte tout sans broncher ? Tu vas perdre la guerre, le gribouillis. On va arriver avec des gommes géantes, et on va t'effacer de la surface de la planète. Tu ne pourrais plus nuire, et ça sera bien fait pour toi.

Je le vois reprendre sa respiration pour continuer sa réplique, mais je colle les deux mains sur sa bouche.

— Tais-toi.

Ses deux sourcils se lèvent, et je garde un visage le plus neutre possible.

— J'en ai marre que tu parles, en fait.

Un froncement. Je crois bien que je m'amuse.

— Parce que tu pourrais faire beaucoup mieux que parler.

Je pense qu'il essaye de garder un sourcil froncé et d'en relever un, mais ça ne ressemble à rien de très viable. Je manque de griller ma couverture de méchant en riant, mais je me reprends au dernier moment.

— Ce que tu pourrais faire, c'est...

Je m'approche encore plus de lui, et nos chaussures se rencontrent.

— M'embrasser, terminé-je en retirant mes mains de sa bouche.

Il ne se fait pas prier. 

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