Juin - 7

— Je ne sais si je te l'ai dit, mais je suis incroyablement fière que tu sois là avec moi. Et qu'on se prépare ensemble.

Ma sœur est en train de me tracer des bandes de couleurs sur les joues en m'avouant cela. Nos iris, qui se ressemblent beaucoup sans être pour autant jumeaux, se croisent et elle sourit. Je peux presque déceler une larme au coin de son œil droit.

— Non, tu ne me l'as pas dit. Je suis heureux de l'entendre.

— Je sais que ces derniers jours, j'ai été un peu... comme un dragon à l'association, et que je t'ai envoyé paître quand t'as voulu faire une remarque, et j'en suis désolée. J'espère que tu as compris que je n'avais rien contre toi spécifiquement.

— T'aurais peut-être dû employer un vocabulaire différent que va te faire foutre, Samuel.

Je souris de toutes mes dents, surtout pour faire rebondir mes joues. Je ne voudrais pas que le drapeau aromantique soit raté. Il est important pour moi. Mais cette expression faciale me permet également d'être un peu sarcastique avec ma grande sœur, parce que j'ai encore notre entrevue de mercredi dernier au travers de la gorge.

Suite à la remarque que j'ai établie avec Stanislas samedi, j'ai pris mon courage à deux mains et j'ai demandé un rendez-vous avec l'équipe d'organisation de l'association. J'ai attendu patiemment qu'on me réponde, et j'ai exposé mes idées.

— Pourquoi les gens sont-ils obligés de se contenter d'une seule couleur ? Beaucoup d'entre nous appartiennent à plusieurs familles en même temps et ne veulent pas en favoriser une par rapport à l'autre. Certes, on peut avoir plusieurs cartons, mais pourquoi ne peut-on pas les porter en même temps dans notre arc-en-ciel géant ?

— Parce que sinon, il va être dénaturé. Ça ne dure pas longtemps, juste au début, m'avait répondu Liam. Après, tu es libre de faire ce dont tu as envie, je te le certifie.

— Mais justement, ce n'est pas le but de cette association ? On est loin d'être parfaits, d'être tout lisses. Donc, pourquoi ne pas proposer un arc-en-ciel un peu déstructuré, pour montrer que malgré nos couleurs différentes et nombreuses, nous sommes capables de nous assembler et d'être fiers de nous ?

— Certes, mais... tout le monde n'est pas un Arc-en-Ciel Anonyme, Samuel. Certaines personnes... ne sont pas pour qu'on soit connus uniquement à cause de cette particularité.

C'est à ce moment-là que j'ai compris que ma sœur était à l'origine de tout ça. Elle, qui le jour où elle a compris qu'elle était lesbienne, me l'a immédiatement annoncé, sans la moindre peur ni la moindre honte. Tout l'opposé de moi.

— Mais...

— Va te faire foutre, Samuel. Si tu voulais exposer tes idées, il fallait t'engager dans l'organisation. C'est ta première Pride, et au début de l'année, tu n'étais même pas capable de franchir le pas de la porte, parce que tu avais trop honte. Alors s'il te plaît, ferme-là et laisse-nous bosser. T'es le seul à te plaindre, m'avait répliqué Heather avec toute sa gentillesse.

J'en avais hoqueté de surprise, soufflé par le vocabulaire employé et j'avais hoché la tête, acceptant mon sort. Ensuite, j'avais envoyé un SMS incroyablement salé à Curtis, et je l'avais supplié de m'accueillir pour la nuit. Heather ne s'est excusée que le lendemain soir, après son travail. Je n'ai pas eu l'impression qu'elle était sincère.

— Certes. Mais j'étais stressée. Je le suis toujours. Si tu étais à ma place, tu comprendrais.

— Oui, je sais. Tu me l'as déjà dit.

Je retiens ma remarque sur le bout de ma langue. Je sais que sur cette question-là, on ne sera jamais d'accord avec Heather. Inutile de remuer le couteau dans la plaie.

— Changeons de sujet, veux-tu ? reprend-elle, en terminant la dernière bande verte de mon visage. Quand est-ce qu'Adil arrive ? S'il veut que je le prépare, il ne faudrait pas qu'il tarde. Et Lola aussi, mais, avec elle, je m'attends au SMS d'annulation.

Sa mauvaise humeur change de personne, et même si ça me fait un peu mal de l'avouer, je suis heureux qu'elle se dirige vers Lola. Depuis quelques semaines, j'ai le sentiment amer que ma sœur n'est plus du tout heureuse. Elle ne se gêne plus pour répondre à la drague qu'on lui lance à l'association.

— Je n'en sais rien. Je n'ai pas eu de réponse à mon message. J'espère qu'il ne va pas prendre peur.

— Si ça se trouve, ils vont arriver ensemble.

— Je ne préfèrerais pas.

— T'inquiète, elle ne sait pas à quoi le Grand Méchant Pas Beau Curtis ressemble. C'est bien pour ça qu'il nous a demandé d'utiliser son deuxième prénom.

On a mis ça au point hier soir, pendant la dernière réunion avant le grand jour. C'est Curtis qui l'a proposé, tout en expliquant son raisonnement. Lola fréquente beaucoup Valentin et Eliot. Ils lui ont donc forcément parlé de lui. Mais comme, bien entendu, c'est un monstre affreux, personne n'a de photo de lui. Elle ne connaît donc pas son visage. Afin qu'elle n'émette pas de jugement hâtif et surtout faux, nous n'utiliserons que son deuxième prénom pour nous adresser à lui. Heather a très rapidement pris le pli, et j'en suis particulièrement heureux.

La sonnette retentit et me coupe de mes pensées. Heather lâche son pinceau et descend les escaliers quatre à quatre pour aller ouvrir. Moi, je me lève pour écouter les voix qui parviennent à mes oreilles. Et comme je le redoutais, elles sont deux à saluer Heather.

— Figure-toi que j'ai croisé ce mystérieux jeune homme sur la route vers votre maison, commence Lola.

J'avale difficilement ma salive. Je n'ai pas envie que tout parte à vau-l'eau à cause de préjugés merdiques. On devrait leur faire la peau, à ceux-là.

— Et nous nous sommes reconnus immédiatement. Enfin, nous avons reconnu notre lien avec votre famille, s'amuse la jeune femme, en riant. Samsam n'est pas là ? Il se planque ?

Je sors de la chambre d'Heather et m'appuie sur l'encadrement de porte, en prenant bien soin que mes joues n'entrent pas en contact avec le bois. Je ne voudrais pas ruiner le travail de ma sœur.

— Bouh.

Le sourire de Curtis s'élargit, et il commence à monter pour me rejoindre. Je ne fais absolument plus attention à Lola, qui nous fixe avec l'œil brillant et surtout curieux.

— Tu m'as fait peur, chuchote mon petit ami, parvenu jusqu'à moi.

Il est habillé d'une manière très simple. Un t-shirt blanc uni, ainsi qu'un bermuda en jeans, et des espadrilles. C'est vrai qu'il fait beau aujourd'hui, mais je suis méfiant. L'Irlande peut être un pays extrêmement fourbe lorsqu'on observe sa météo.

— Je suis très effrayant, en effet. Je suis le monstre sous le lit des enfants, je surgis toutes dents dehors pour leur croquer les pieds.

Il me sourit en coin, et je craque complètement. Je ne sais pas si c'est parce qu'aujourd'hui, on fête notre différence, et donc notre couple, ou simplement parce que j'admets enfin officiellement que je suis un gros cœur d'artichaut option guimauve, mais qu'est-ce qu'il est beau. Il rayonne dans toute la pièce, alors qu'il n'a rien fait de spécial. Et c'est ça qui est bien.

— Qu'est-ce qu'il y a ? s'inquiète-t-il de mon silence.

— Oh rien. Tu me subjugues. C'est tout.

Ses lèvres s'étirent encore plus. Je meurs d'envie de les embrasser.

— Ah bon ? Et pourquoi ça ?

— Juste parce que tu es toi. Pas très compliqué.

— En effet. Mais si je t'embrasse, que va-t-il se passer ?

— Oh, très simple. Je serais encore plus subjugué.

— Ça me plaît.

Il est sur une marche en dessous de moi, et s'accroche à ma nuque, de ses deux mains. Du bout de ses baskets, il se hisse sur la pointe des pieds et nos bouches se rencontrent. Comme je m'y attendais, je fonds irrémédiablement. Cette Pride commence magnifiquement bien.

— Ça fait du bien de te voir ainsi, Samuel.

Curtis s'éloigne légèrement de moi, pour que je puisse observer Lola qui monte les escaliers. Elle me sourit de toutes ses dents, ses cheveux verts relevés en queue de cheval haute. Le bouclé des mèches rebondit à chacun de ses pas.

— Moi-même ? Pas effrayé ni anxieux ? Souriant ? Amoureux ?

— Oui, tout ça. C'est à lui qu'on doit tout cela, c'est ça ?

Curtis comprend que c'est à lui de se présenter. Il tend donc une main vers la jeune femme, qui est arrivée à sa hauteur sur les marches.

— Oui. Adil, pour te servir. Je suis l'instigateur du Samuel 2.0. Une nouvelle version améliorée, avec une option sourire décuplée. Il est même capable de rire et de faire des blagues. Bon, malheureusement, elles ne sont pas toujours drôles.

Lola pouffe en lui serrant la main, et je siffle entre mes dents. Je sais qu'il me charrie, et qu'il fait surtout ça pour détendre l'atmosphère.

— Et bien pour l'instant, je l'aime beaucoup. Et il est très bien décoré.

— C'est grâce à ma sœur chérie, dis-je, avec la voix la plus robotique possible.

La sœur finit par nous rejoindre, et nous propose de changer de pièce. Nous serons plus à l'aise dans sa chambre que dans les escaliers. Là, Lola installe le sac qu'elle porte sur les épaules, et dévoile la trousse de maquillage la plus gigantesque que je n'ai jamais vue. Elle l'ouvre avec dextérité et sélectionne déjà ses produits.

— Désolée les garçons, mais je commence par ma copine. La galanterie, tout ça.

— Ne te gêne pas.

Mes yeux se dirigent vers la porte et le couloir qui mène à ma chambre. Un tout petit coup de coude dans les côtes de Curtis pour l'inciter à se déplacer, avec le plus de discrétion possible. Nous serons bien plus tranquilles que sondés par les yeux scrutateurs d'Heather. Je sais qu'elle ne prend pas en compte ce que Konstantin a pu lui raconter sur mon petit-ami, mais elle veille parfois un peu trop sur moi.

— On va faire comme si on n'avait pas vu votre fuite en avant, souffle Lola en appliquant le fond de teint sur le visage de sa copine.

Je lui tire la langue et j'attrape la main de Curtis, pour courir. Ce n'est pas très loin, mais ça nous fait tellement rire qu'une fois arrivés, nous nous laissons tomber sur le lit, chacun d'un côté et en travers. Nos visages sont inversés, et nous fixons le plafond, détaillant chaque fissure de la peinture, et toile d'araignée dont les occupantes sont mortes depuis longtemps.

— Je ne ferais aucun commentaire sur le sommet de ta chambre, déclare-t-il en continuant à rire.

— Pourtant, ce n'est pas la première fois que tu le vois.

— Certes, mais souvent, lorsqu'on est ici, je ne fais pas spécialement gaffe à ce qui est au-dessus de moi. Enfin, si, mais on va dire que je préfère l'animé à l'inanimé. La chaleur à la fraîcheur de ce blanc. Tu vois ?

Mes joues rougissent comme le sabre laser de Dark Vador. Je devrais être habitué maintenant. Mais mes battements de cœurs sont si souvent en alerte avec lui. Tout comme mes sentiments.

— Je vois tout à fait.

— Donc voilà. Tu ne veux pas t'avancer un peu ?

Je sens le couvre-lit bouger dans mon dos, et je comprends où il veut en venir. Je me remue comme une anguille ou un serpent — au choix — et nous voilà face à face, les corps opposés, mais les bouches prêtes.

— Parfait. Maintenant, je peux t'embrasser.

Il fait très attention en effleurant mes joues, pour ne pas effacer mes beaux drapeaux. Moi, j'ai cette chance de pouvoir le toucher de partout. Je ne me fais pas prier. Vive les portes closes.

Nous nous embrassons jusqu'à ce qu'on toque et que nous sursautions comme si nous avions été pris sur le fait. Pourtant, nous n'avons pas le moins du monde dérapé. Je suis fier de nous.

— Atelier maquillage, les deux jardiniers !

Curtis lève les sourcils d'incompréhension, et je ris en lui expliquant les maniements de la langue de Lola.

— À cause des pelles qu'on s'est roulées. Les pelles se vendent dans les jardineries, et elles sont utilisées par les jardiniers. D'où le surnom.

— Ah. Oui. C'est... spécial ? Ses parents travaillent dans les espaces verts ? Ou est-ce à cause de la couleur de ses cheveux ?

Je ris en passant la porte, ne faisant pas spécialement attention à mon accoutrement. De toute manière, les deux filles connaissent très bien notre occupation précédente.

— Pas du tout. Elle est juste comme ça. Apparemment, c'est un truc qu'elle partage avec son jumeau.

Il hoche la tête, et nous revenons dans la chambre de ma sœur. Celle-ci a presque changé de tête. Son teint est unifié, ses pommettes décorées de paillettes et de blush rose, ses lèvres légèrement peintes en nude et surtout, ses paupières magnifiquement parées. Dans un nuancier tout en douceur, Lola a recréé les couleurs du drapeau lesbien. C'est à couper le souffle.

— Tu es magnifique, Heather.

Ce compliment ne sort pas de ma bouche, mais de celle de Curtis. Il sourit avec sincérité, et je remarque immédiatement dans le regard de ma sœur qu'elle en est surprise. Agréablement surprise.

— Merci beaucoup, Adil. Si tu veux la même chose, je suis sûre que Lola se fera un plaisir de se remettre au travail. Sa mallette est une vraie caverne d'Ali Baba.

— Non, merci. Je ne suis pas un adepte de maquillage sur moi. Par contre, serait-ce possible d'avoir un drapeau bi sur chaque joue ?

Lola hoche la tête, et Curtis s'installe sur le siège de la coiffeuse d'Heather. Moi, j'observe son reflet dans le miroir. Peut-être que ce n'est pas un canon de beauté, mais je m'en moque complètement. J'aime le fait que sa peau ne soit pas sans défauts, et qu'elle soit sèche à quelques endroits. J'aime qu'il oublie souvent d'épiler son entre-sourcil et qu'on le prenne pour un ours mal léché qui ne sort pas de chez lui. J'aime ses cernes bleus. J'aime le fait qu'à dix-huit ans, il ait déjà une ride sur le haut de son front, à force de le froncer parce qu'il est mécontent ou qu'il ne peut pas s'en empêcher. J'aime le fait que ses lèvres ne soient pas hydratées, surtout lorsque je les embrasse. J'aime tous ses petits défauts physiques, parce que pour moi, ça le rend plus humain, plus normal, plus vivant même. J'ai parfois l'impression que dans les œuvres de fiction, n'importe lesquelles d'ailleurs, les personnages sont parfaits. Ils ne ressemblent, la plupart du temps, pas à des ados, et ça nous complexe. Et puis, il n'y a jamais de description réelle dans les livres. Certes, on peut complimenter un sourire lumineux, des yeux à couper le souffle, des cheveux soyeux. Mais souvent, on s'arrête là. Il n'y a pas de véritable examen des choses. Et je trouve ça dommage.

— Tu le manges du regard, me chuchote Heather, un sourire aux lèvres.

— Je sais.

— C'est beau. C'est vraiment beau.

Je m'attendais à ce qu'elle m'avoue qu'elle nous trouve choux, ou mignons ou même adorables. Mais son adjectif me surprend, si bien que je me tais, et qu'elle continue.

— Peut-être que j'extrapole, et je m'en excuse, mais j'ai l'impression que tu acceptes tout chez lui. Que tu aimes tout chez lui. Ses défauts, ses qualités, ses petites habitudes horripilantes, ses blagues nulles, ses bruits bizarres. Et c'est juste... beau. Parce que c'est pur.

Elle s'accroche à mon bras, alors que Lola est en train de finaliser les drapeaux.

— Je t'en supplie, ne change pas.

— Je n'y compte pas.

Et en disant cela, elle darde ses yeux noisette sur sa copine. Oh. J'aurais dû comprendre avant. Lola était comme ça, comme moi. Et ce n'est plus le cas.

— Je suis désolé, grande sœur.

— Ne t'excuse pas. Tu n'y es pour rien.

— Je sais. Mais ça me désole quand même.

Elle m'embrasse la joue en souriant, et je suis certain qu'elle se retient très fort de ne pas pleurer, pour ne pas ruiner son maquillage. Lola relève son pinceau des joues de Curtis, et Heather adopte à nouveau son visage de grande organisatrice.

— En avant pour la Pride ! 

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