Juillet - 9

Dans la voiture, j'ai en effet le droit à la discographie complète de Simple Plan, et lorsque la chanson qui est à l'origine de notre second moment intime retentit dans l'habitacle, je ne peux pas m'empêcher de chanter au-dessus des paroles.


Takes me all night

Takes my whole life

Just won't feel right

Until I have you


Je gigote sur le siège, le sourire aux lèvres, profitant de ce moment, avant de me rappeler que Curtis n'est pas très à l'aise quand il s'agit de conduire, et que je le déconcentre sans doute.

— Dis-moi si tu veux que je me taise.

— Je n'ai absolument aucune espèce d'envie que tu fermes ta bouche.

Mon sourire s'agrandit à cette phrase et je continue à chanter, sans doute faux. Quand vient le deuxième refrain, je tourne les yeux vers le conducteur, arrêté à un feu rouge.

— Tu es frustrant, hurle-t-il au-dessus des paroles.

— Pourquoi cela ?

Je me sens horrible, mais j'adore le draguer de cette manière.

— Parce que si je m'écoutais, on ne serait pas au milieu de la circulation de Belfast, mais au fin fond d'une forêt, sans personne pour nous entendre.

— C'est de la triche !

Il manque de rater le feu vert, et démarre en trombe. Les klaxons fusent derrière lui et je m'en veux. Je ravale mes phrases aguicheuses jusqu'à ce que je sois sûr qu'il n'y a plus de problème de carrefours.

— Pourquoi me traites-tu de tricheur ?

— Parce que ce n'est pas un lit. C'est une voiture. Ce n'est pas ce que la chanson dit.

— Peut-être, mais tu connais tout aussi bien que moi le sens caché de cette musique. Le lit est... métaphorique.

Il se gare un peu brutalement, faisant sans aucun doute grincer ses pneus. Je ne reconnais pas l'endroit, principalement à cause de la nuit et du fait que je ne sois venu ici qu'une seule fois.

— Mais avant cette métaphore, dansons, cher amant.

Cela fait des mois qu'il n'a pas utilisé ce surnom. Je me souviens très bien de la première fois qu'il a franchi ses lèvres. Nous étions au téléphone, et j'essayais de calmer le monstre rugissant à l'intérieur de mon estomac. Pour essayer de l'apaiser, je me suis mis à parler des Sims, et ça ne s'est pas très bien déroulé. Là, je vais tout faire pour que ça ne soit pas le cas.

— Avec un immense plaisir.

Il sort le premier de la voiture, et m'ordonne presque de rester à ma place. Je me laisse faire, prêt à être dorloté comme un diamant de grand prix. Il m'ouvre la portière et me présente sa main. Je ne sais pas si c'est à cause de sa bonne éducation, ou simplement de son port de tête qui pourrait paraître hautain, mais il a tout d'un gentleman. Et intérieurement, je repense à Vienne, à cette vision à la limite du féérique.

— Si vous voulez bien vous donner la peine de me sortir, Monsieur, vous êtes attendu.

Je saisis ses doigts avec une grande douceur, et me lève de ma place. L'un en face de l'autre, nous nous sourions, avant qu'il ne pose sa main contre sa hanche, m'indiquant implicitement que je dois m'y accrocher.

— Nous allons être regardés si nous arrivons ainsi, dis-je, du bout des lèvres.

— Je n'en ai cure. Pendant cette soirée, je ne verrais que vous. Vous, et vous seul. Les autres peuvent bien s'étrangler dans leur punch coloré, je n'aurais d'yeux que pour vous.

La vision s'imprègne plus encore dans mon esprit, et une idée me vient. J'essaie de la garder pour moi, parce que je ne sais pas si mon compagnon l'acceptera. Sauf qu'elle me grignote la langue jusqu'à ce que je cède complètement.

— Faisons cela toute la nuit.

— Quoi donc ? Nous regarder dans le blanc des yeux ? Tes iris sont magnifiques, Samuel, mais comment dire... j'avais d'autres idées pour ce soir.

— Non. Parler ainsi. Comme deux gentlemen qui se font la cour. Uniquement quand nous sommes tous les deux.

— Oh.

Silence. Il évite mon regard. Ça veut tout dire.

— Ça ne te plaît pas ?

Tout comme l'excitation d'avoir trouvé cette idée, la déception vient piquer mon cœur et ma langue. J'ai beaucoup de mal à la cacher.

— Si. C'est juste que... pour ce soir... je... j'avais prévu... avec des costumes...

Mes yeux s'écarquillent comme des billes, alors que nous sommes en train de marcher. Les pas de Curtis sont lents, et je comprends pourquoi. Il veut se dépêtrer de sa gêne avant que Coby arrive. Celui-ci nous a repérés et se dirige à toutes jambes vers nous.

— Je vais garder cette idée pour un autre jour. Faisons la vôtre, cher amant.

Son bras se resserre, amenant le mien dans la danse, et il bombe le torse. Il est hautain et élégant, comme avant que je sorte de la voiture.

— Mais le temps que notre garde du corps déboule vers nous, redevenons ces deux ados de dix-huit ans qui se rendent à un bal de fin d'année.

Je souris en hochant la tête, les yeux plongés dans ceux de Curtis. Et lorsque je la tourne vers l'entrée de South Coast, Coby est arrivé à notre hauteur.

— Vous en avez mis du temps !

— Les embouteillages. Ma voiture a beau être rapide, elle n'est pas dotée de roue de trois mètres de haut capable d'écrabouiller les autres berlines.

Je ris à la comparaison, nous imaginant littéralement dans un tank. Une partie de moi ricane à l'idée d'aller faire de la charpie avec les possessions de John. Ou même carrément de lui, tant qu'on y est.

— Mouais. Je te connais, pointe-t-il Curtis de son doigt rageur. Et lui aussi. Je suis fortement sceptique.

— Eh bien, tu le resteras, Monsieur le membre de la brigade des Mœurs. Tu nous amènes à l'intérieur ? C'est toi qui as exigé qu'on soit escorté, et je n'ai pas chaud.

— Mec, t'es sérieux ? Il fait genre... vingt degrés ? Et t'as froid ?

— Je n'y peux rien si ma peau est conditionnée de cette manière.

Coby me fixe et mime un geste très étrange, que j'interprète très certainement d'une mauvaise manière. Fort heureusement pour moi, il chuchote quelque chose que je saisis bien mieux.

— Réchauffe-le.

Il mime encore une fois son geste, et je comprends qu'il fait référence aux épaules. Je m'en veux d'être aussi dépravé.

Je me place donc juste derrière Curtis, et pose mes mains sur le haut de ses bras, tout proche de ses épaules. Je frotte doucement, pour essayer de le réchauffer un peu. Il se détend contre moi, et Coby hoche la tête de manière grave, fier de son idée. Je suis à la limite du mal à l'aise.

— Maintenant que t'as bien chaud, on peut rentrer !

Je lève les sourcils d'incompréhension, avant de me remettre à mon emplacement précédent. Mon avant-bras se glisse discrètement contre celui de Curtis et nous recommençons à marcher.

— Est-ce grave, cher amant, que mon esprit n'ait point pensé à ce que vous étiez en train de réaliser, mais à d'autres mouvements forts similaires ?

J'évite de rire, puisque cela gâcherait toute la petite comédie que nous avons montée. Ça me rassure de ne pas être le seul à avoir l'esprit de travers.

— Absolument pas. Pour tout vous avouer, mon cher, j'avais la même pensée que vous.

— Bien. Nous en rediscuterons une fois sortis de ce bal. Peut-être que cela serait possible de mettre à nouveau ces mouvements à exécution.

Je garde la tête froide, alors qu'à l'intérieur, ça bouillonne. Je m'écouterais, je le plaquerais contre le gymnase où se déroule le bal et je l'embrasserais de tout mon soûl. Malheureusement, nous risquons de nous faire reprendre par la brigade des Mœurs.

— Vous pouvez arrêter avec ces messes basses ? rétorque-t-il d'ailleurs.

— Tu veux entendre tous nos secrets ? s'amuse Curtis, en me faisant un clin d'œil.

Coby se retourne, juste devant la porte, et nous offre une tête très neutre, digne d'un garde du corps.

— Non merci. Mais n'oubliez pas que je suis là.

J'adore Coby. Vraiment. C'est un gars vraiment super, le pilier de Curtis, un meilleur ami dévoué et aimant. Mais là, je préférerais qu'il ne soit pas là. Je trouve ça très gentil de sa part de vouloir nous protéger d'éventuelles personnes qui pourraient venir nous chercher des histoires, mais j'aimerais pouvoir profiter de ce bal avec mon copain, le draguer et lui chuchoter des phrases suggestives sans me faire reprendre.

J'ai peur qu'il agisse également comme ça le mois prochain, quand nous serons en vacances. Je sais bien que nous ne pourrons pas être comme si nous étions seuls — surtout que je ne me sentirais pas forcément à l'aise d'être très out — mais j'aurais quand même besoin de passer quelques moments en tête à tête avec mon copain, sans qu'on nous dérange — et je ne parle pas forcément de sexe.

— Oh, t'inquiète, finis-je par prononcer. On n'oublie pas.

Il hoche la tête, n'ayant pas compris mon sarcasme — ou ne voulant pas le comprendre — et nous pouvons enfin donner nos billets à l'entrée. Enfin, mes deux accompagnateurs tendent un ticket rouge et moi j'observe en ma qualité d'invité.

— Le groupe de potes est dans la place ? s'exclame une fille qui doit être là pour mettre de l'ambiance.

— Lui, c'est mon pote, désigne Curtis en pointant son pouce vers Coby. Mais pas lui.

Il me fixe. Je hoche la tête. Je suis prêt. C'est même d'ailleurs pour ça que je suis venu.

— Lui, c'est mon mec.

La fille en question ouvre de grands yeux, en nous fixant par intermittence. Coby se prépare déjà à lui aboyer dessus si elle dit quelque chose de travers.

— Pensez à prendre une photo de couple alors, c'est juste à l'entrée !

Notre garde du corps se calme et nous détendons en acquiesçant. Nous découvrons immédiatement le stand, tenu par un autre élève qui doit faire partie du conseil de cette école. Je chasse le souvenir de Daisy d'un coup de pied. Je suis focalisé sur Curtis.

— Je vous préviens, chuchoté-je non loin de lui, je ne prendrais pas de poses que je juge parfaitement stupides et que l'on peut retrouver dans ce type d'événements.

— Je ne vous ai pas offert de fleurs, je ne vais pas vous faire l'affront de vous demander de poser ainsi avec moi. Nous pourrions peut-être nous prendre par les épaules ? Vous offririez ainsi votre éclatant sourire au photographe.

Nous nous plaçons donc devant le jeune homme en charge des photos, et nous nous enlaçons les épaules. N'importe qui pourrait juger que ce n'est pas assez romantique, ou ressemblant trop à deux amis qui s'amusent ensemble. Mais ça me convient tout à fait. Nous, notre romantisme, nous le trouvons autre part. Comme dans ce scénario digne d'un épisode de Downton Abbey par exemple.

— Vous n'en prenez qu'une seule ? s'étonne le camarade de Curtis.

— Oui, c'est suffisant.

Il hausse les épaules, l'air de dire que l'on fait ce que l'on souhaite, avant de proposer à Coby de prendre notre place. Lui, il est survolté, enchaînant des poses plus ridicules les unes que les autres. Alors qu'il sourit à la caméra, un doigt sur le menton comme s'il réfléchissait, je me penche vers Curtis.

— Votre meilleur ami est quelque peu excentrique lorsqu'il est capturé par un film photographique. Aurait-il bu quelque chose d'étrange ?

— Non. Ce comportement est présent depuis sa naissance. Dès lors que nous avons fait connaissance, il a commencé à agir ainsi. Je trouve cela fort divertissant.

— Oh. J'ai encore une question pour vous, cher amant. Si je m'esclaffe, va-t-il se vexer ?

— Absolument pas. Il ne faut simplement pas l'insulter, ou il risque de prendre la mouche, comme toute personne normalement constituée.

— Bien.

Et lorsque Coby pointe ses deux index vers nous, un clin d'œil nous fixant, et ses dents dépassant de ses lèvres, j'éclate de rire en même temps que lui.

— Bah, venez au lieu de me fixer comme des piquets !

Je réalise une petite révérence afin de laisser passer Curtis, qui monte sur le podium. Nous nous entre-regardons avant de reprendre la dernière pose de Coby. Au milieu, celui-ci imite à nouveau le smiley pensif, un immense sourire aux lèvres.

— On est ridicule, mais on aime ça !

Le photographe se moque de nous, comme je m'y attendais, mais je n'en ai rien à faire. Je m'amuse trop pour m'y attarder.

Après cette séance photo, nous entrons enfin dans la salle principale. Enfin, nous essayons de rentrer, avant de nous faire arrêter par deux personnes qui ont des loups sur les yeux. L'une en tend des rouges, l'autre des noirs. Je me dirige immédiatement vers celui-ci, et je l'observe attentivement avant de le mettre sur mes yeux.

Sa forme est tout ce qu'il y a de plus simple et basique, mais ce sont les décorations qui m'intriguent. Tout le pourtour du masque, et les trous pour les yeux sont recouverts d'une fine couche de paillettes rouges, rappelant le deuxième choix de couleur. Ces paillettes sont également présentes sous forme d'arabesques très arrondies sur toute la surface du masque. Le matériau de fabrication, que je ne connais pas le moins du monde, est mat à souhait, et donne une dimension presque mystérieuse à l'objet. Je suis heureux qu'il n'y ait pas de fioritures comme des plumes, puisque j'aurais eu l'impression de me faire chatouiller pendant toute la durée du bal. Le lien, pour terminer, est rouge carmin, comme du velours.

Ce rouge carmin se retrouve d'ailleurs sur le loup choisi par Curtis. Il est déjà devant ses yeux verts, et je me sens attiré comme un aimant vers lui, non seulement par son apparence, mais également par le décor qui se dévoile juste derrière lui. Je ne sais pas qui est chargé de la décoration à South Coast, mais ces personnes ont dû prendre des cours auprès de celles de Clear Lake. Si le bal d'hiver de mon école était dans les tons bleus et or, ici, on joue sur du noir et du rouge. Les murs ont été recouverts de draps rouges, qui semblent incroyablement lourds et doux au toucher. De plus petites pièces de tissu, noir cette fois, complètent le tout et créent un assemblage au summum de la classe. Mais ce qui m'estomaque complètement, au point où mes yeux s'écarquillent doucement, ce sont les piliers.

La piste de danse est encadrée par quatre piliers qui ont été construits de toute pièce, également habillés par du tissu. Des fils or et argent donnent la touche de brillant, et des guirlandes aux ampoules rondes illuminent l'ensemble, dans des tons très chauds. C'est tout simplement magnifique.

Je ne comprends pas réellement le rôle des masques dans toute cette soirée, mais je me plie au règlement. En réalité, il m'arrange plutôt bien, puisque cela appuie le scénario que Curtis et moi déroulons. D'ailleurs, celui-ci vient me rejoindre, et me laisse glisser mon bras sous le sien. Il est à nouveau incroyablement hautain, et le loup rouge rehausse cette impression.

— Dansez-vous, mon cher ?

— Tout de suite ?

Je suis assez surpris. Je pensais que nous allions d'abord retrouver ses amis. Coby est déjà parti s'asseoir à la table qu'ils occupent.

— Pourquoi attendre ? Nous sommes là, nous sommes tout ce qu'il y a de plus disponibles et la musique n'est pas trop mauvaise. Alors, dansons.

Il se sépare de moi, et me saisit la main. La peur tente de percer le creux de mon cœur, et je la musèle du mieux que je puisse. Je répète les phrases toutes faites qui m'ont été enseignées par Stanislas.

Personne ne me regarde. Le monde est incroyablement égoïste et s'intéresse uniquement à son nombril. Il faut que je vive, ou je risque de le regretter. Personne. Ne. Me. Regarde.

La chanson qui passe ne se prête pas réellement à la valse, si bien que nous abandonnons nos rôles pour quelques minutes. Je retrouve l'énergie qui m'avait prise à la Saint-Patrick, et je saute dans tous les sens avec les autres. Pour parfaire le thème, les lumières rouges balayent à intervalles réguliers nos visages masqués. Et je me sens soudainement tout puissant.

Tu ne connais personne ici. Juste ce jeune homme en face de toi, qui saute en même temps que toi et qui te sourit de toutes ses dents. Tu peux lui prendre les mains, le faire tourner, diriger tous tes gestes vers lui, personne ne s'en occupera. Parce que les gens sont trop occupés. Ils dansent. Ils oublient. Alors toi aussi.

La voix a changé. Ce n'est plus le monstre qui gratte, c'est autre chose, mais je suis incapable de la reconnaître. Donc je l'écoute, et je me laisse porter par la musique. Je saisis les mains de Curtis et je le fais tourner sur lui-même. Il se rapproche de moi d'un pas glissé sur le parquet du gymnase, et commence à suivre mes mouvements.

— Guide-moi, chuchote-t-il, inaudible dans tout ce bruit.

Et je comprends. C'est notre première valse. Avec nos pas en trois temps, que l'on ne cale absolument pas sur la musique, nous écrasons tous nos démons. Le monstre. Monsieur Gribouillis. Rahim, son père, le mien qui doit s'étouffer au fond de sa tombe. On martèle nos chaussures cirées sur le plancher. On réduit tout en poussière. Et on en envoie tout cela valser en tournoyant, encore et encore. On se prend des coudes, des bras, des cris, mais qu'est-ce qu'on s'en fout. Parce qu'on tournoie. Parce qu'on valse. Parce qu'on danse. Et tout ça, on le fait ensemble. 

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