Juillet - 4

En m'observant dans la glace de l'entrée, je n'arrive pas à en croire mes yeux. Je suis dans une grande robe bleu marine, qui m'arrive aux chevilles, j'ai un chapeau carré sur la tête, et un liseré rouge décore mon col. Je suis en habits de diplômé, et dans moins d'une heure, j'aurais un bout de papier attestant officiellement que j'en ai fini avec les études secondaires. Je crois que je n'ai jamais été aussi heureux, mais jamais je ne l'avouerais à voix haute.

— On sait que t'es beau, t'as pas besoin de t'observer sous toutes les coutures.

Heather se place juste à côté de moi et sourit à mon reflet. Elle aussi, elle est belle, dans sa petite robe d'été violette. Maman trouve que ça jure avec ses cheveux, mais elle s'en moque complètement. Elle s'est maquillée très discrètement, parce qu'elle ne souhaite pas me voler la vedette.

— C'est toi qu'on doit regarder, pas moi. Je ne veux pas être trop belle et attirer toute la lumière à moi, m'avait-elle dit.

Heather est incroyablement fière de moi, et elle ne cesse de me le dire. Quand j'ai eu les résultats de mes A-Levels, elle m'a serré dans ses bras pendant de longues minutes. Je n'ai pas très bien compris pourquoi, jusqu'à ce qu'elle me glisse dans l'oreille.

— Maintenant, montre-leur, d'accord ?

J'ai mis quelques minutes à saisir le pourquoi du comment de cet ordre déguisé. Et puis, ça m'a sauté aux yeux, au moment où j'ai respiré son parfum.

Montre à tes détracteurs que tu es encore debout, que tu es fier, que tu es toi, que tu es en train de gagner, que tu as eu ton diplôme malgré toutes les complications, que tu vas faire de grandes études, que tu vas changer de vie, et que tu es plus fort qu'eux.

Et moi, j'ai pensé à mon cher monstre. Mon cher monstre qui est de plus en plus silencieux, qui se terre au fond de moi sans dire un mot. Je ne sais pas quand il a arrêté de gratter. Quand j'ai envoyé bouler ma routine désastreuse ? Quand j'ai accepté d'aller à la Pride ? Ou lorsque je me suis expliqué avec Miho ? Je n'en ai aucune idée, mais je ne vais pas me plaindre.

— T'inquiète sœurette, avais-je répondu, avant de sourire.

Et cette petite aventure me revient en mémoire pendant que ma sœur m'observe dans le miroir, ses lèvres étirées par la fierté.

— Au fait, est-ce que tu seras accompagné ?

Ma joie s'abaisse un peu, contre mon gré. Il est hors de question que je sois déçu.

— Non. Il ne peut pas venir à Clear Lake. C'est... trop compliqué pour lui. Ça lui rappelle trop de mauvais souvenirs, et il ne veut pas remuer le couteau dans la plaie de ceux qu'il a blessés. En revanche, je suis sommé de venir à sa remise de diplôme, dans quelques jours. Et au bal juste avant également.

Les yeux d'Heather s'arrondissent comme des billes. C'est très marrant de l'observer dans le miroir.

— Un bal ?

— Oui. À South Coast, ils organisent un bal avant la remise de diplôme, uniquement pour les year 14. Curtis m'a demandé de l'accompagner, et j'ai accepté.

— Toi, tu vas aller à un bal avec un autre gars ? Et tu comptes danser ?

— Oui. Et oui. En fait, je...

Je baisse la tête, rouge comme une tomate. Il n'y a pas de honte à avoir, mais mon corps n'est pas de cet avis. Heather est la dernière personne capable de me juger.

— Je m'entraîne à danser tout seul dans ma chambre. J'ai trouvé des tutos sur internet, pour... valser. J'ai piqué un balai dans le placard.

Heather avale un rire, et se contient du mieux qu'elle puisse pour ne pas le laisser sortir. Elle sait que ça me vexerait, et qu'en l'entendant, je me renfermerais encore plus dans ma coquille.

— Et Curtis, il le sait ?

— Non. Je veux lui faire la surprise. Je ne sais pas si je suis doué, je ne sais pas si je ne vais pas lui écraser les pieds, je ne sais même pas s'il voudra danser ! Mais... j'en avais envie. Parce que... j'aime ça.

Je suis toujours aussi embarrassé, et ma sœur ne se gêne pas pour me le faire remarquer.

— Tes joues sont toutes roses. Il n'y a pas de honte à ça, vraiment pas. Je trouve ça super romantique en fait, et très mignon. Ça me fait penser au toi d'avant.

Son air est plus sérieux, et elle n'ose pas me regarder dans les yeux. Voilà que c'est elle qui est intimidée.

— Au moi d'avant ? C'est-à-dire ?

— Ne te fâche pas, je t'en supplie. Je sais que l'évoquer te provoque toujours toute sorte d'émotions, mais... Je pense à celui que tu étais quand tu sortais avec Daisy. Prévenant, gentleman, romantique sans que tu t'en rendes compte. Tu... tu rayonnais, et jusqu'à ce que tu me dises que tu ne croyais pas un mot de sa déclaration, tu semblais presque amoureux. Et là... là, c'est la même chose. Et je suis si contente que ça soit avec un garçon.

Non, hurle le monstre. Elle raconte n'importe quoi. Tu n'es pas comme ça. Tu luttes. Tu luttes tous les jours. Tu n'as pas accepté. Tu ne t'es pas accepté.

Tu as tort. Je me suis accepté. Et c'est pour ça que tu n'as plus aucune emprise sur moi. Et que ça te fait chier.

Heather me fixe avec un drôle d'air, et je me rappelle que je ne l'ai jamais expliqué à personne d'autre que Curtis ce qui se passe au fond de moi. Il est le seul à pouvoir me comprendre sans me traiter de cinglé, parce qu'il est pareil que moi. Je regrette soudainement qu'il ne vienne pas à ma remise de diplôme.

— Pardon. Ce n'est pas à toi que je parlais. C'est au monstre. Je crois qu'il est en train de mourir, et ça le rend marteau.

— Et toi, comment ça te rend ?

— Heureux. Franchement heureux. Parce que c'est vrai, ce que je lui ai balancé. Je me suis accepté. Et c'est tellement chouette.

Une larme dévale ma joue, mais je souris. Parce que ce n'est pas de la tristesse. Loin de là.

— Mon petit frère devient grand. Ça me rend toute chose. Avoue, tu as fait ça pour que mon maquillage soit ruiné et que je ne te fasse pas d'ombre.

Je la fixe avec un air faussement mauvais. Je fronce fort les sourcils, et je croise les bras sur ma poitrine. J'appelle ça ma pose de méchant.

— Oui, tout à fait. Parce que je suis un méchant, avec un plan super machiavélique. Et comme tout bon méchant qui se respecte, je suis en train de tout te dévoiler.

— Mais qui te dit que je suis une gentille ? Le héros ici, c'est toi.

— Si on part par là, alors je suis un héros original. Parce que tu vois, dans la littérature — imaginaire ou non d'ailleurs — il y a ce schéma très connu du méchant qui se transforme petit à petit au contact d'un gentil. Sauf que moi, je me suis transformé au contact d'un autre méchant. Les gentils, soit ils ne peuvent pas nous voir en peinture, soit ils arrivent à nous pardonner.

Heather ne peut pas réprimer un rire.

— Donc tu es en train de me dire que si on était dans un livre, tu serais l'originalité même ?

J'étire mes lèvres au maximum, attrape son épaule et la serre contre moi, tout en nous observant dans le miroir.

— Exactement !

Elle pouffe encore une fois, et je la suis avec plaisir. C'est dans cet état-là que nous retrouve notre mère, enfin prête pour partir à la cérémonie de remise de diplôme.

— Puis-je savoir ce qui vous fait rire ? Vous n'oseriez pas vous moquer de votre vieille mère quand même ?

Nous lui sautons dessus pour l'enlacer, peut-être un peu trop fort.

— On n'oserait pas, voyons !

***

Lorsque j'arrive sur la pelouse du stade de foot, je suis étonnamment nerveux. Ma mère est déjà allée s'asseoir dans l'espace réservé à la famille, et Heather m'accompagne, sans doute pour saluer le nombre incalculable de personnes qu'elle connaît. Et c'est comme ça que je me rends compte que moi, je ne connais pas grand monde. Je n'ai pas encore remarqué Rio et Miho, et je n'ai pas très envie d'aller échanger des banalités avec mes camarades de football. Quant à Daisy, il est hors de question que j'aille la retrouver. Ce serait bien trop gênant.

— Si tu vois Lola, est-ce que tu peux me prévenir ? Tu es bien plus grand que moi.

Je scanne rapidement les alentours, afin de repérer la chevelure verte de la petite amie de ma sœur. Je redoute un peu sa réaction quand elle me verra.

Pendant tout le dernier mois de l'année scolaire, Lola a pris un malin plaisir à me fuir comme la peste. Dès que j'approchais d'elle, elle trouvait le moyen de s'en aller, ou prétextait quelque chose à faire en urgence. Je ne sais pas pourquoi elle réagit ainsi, et j'ai peur d'en connaître la raison.

— Elle n'est peut-être pas encore arrivée, essayé-je de rassurer Heather.

Elle hausse les épaules et fixe le sol. Une vague de haine vient serrer mon cœur. Je déteste voir ma grande sœur adorée souffrir comme ça.

— Je peux être honnête avec toi ? Brutalement honnête, j'entends.

— Tu ne sais pas ce qu'on fiche encore ensemble, c'est ça ? lève-t-elle de petits yeux vers moi.

— Exactement.

Heather lutte pour ravaler ses larmes. C'est sa fierté qui parle. Elle pleurera une fois chez nous, sur l'oreiller de son lit. Je l'ai déjà entendue.

— Parfois, moi non plus. Je ne comprends pas le principe de venir me reconquérir si elle ne veut plus passer de temps avec moi. J'ai l'impression de sortir avec un véritable fantôme. Elle est toujours occupée, toujours ailleurs, comme si elle aimerait se détacher de son corps pour vivre une autre vie. Je lui ai demandé ce qui se passait, si elle avait quelque chose à me dire. Avec le fait qu'elle part en France le mois prochain, je pensais qu'on profiterait de chaque moment ensemble avant la grande séparation. Et j'en ai marre de lui courir après.

— Tu crois que ça va marcher à distance ?

— Non. Parce que c'est clair qu'elle ne m'aime plus et qu'elle ne sait pas comment me le dire. J'espère qu'elle n'aura pas l'audace de me laisser croire que ça fonctionnera pendant qu'elle sera à Paris. Ça serait vraiment très petit.

J'avale difficilement ma salive. La question que je m'apprête à poser va sans doute lui briser le cœur.

— Pourquoi toi, tu ne la quittes pas ?

Une larme roule sur la joue d'Heather et je m'en veux immédiatement. Elle me serre le bras qu'elle a attrapé au début de cette conversation.

— Parce que moi, je l'aime toujours.

Elle sourit, malgré l'eau qui menace de couler. Elle appuie avec force en dessous de ses yeux pour la faire tarir, et ses lèvres s'étirent grandement.

— Ne t'occupe pas de moi, Samsam. C'est ta journée. Profites-en.

— Heather...

— Ne t'inquiète pas. Vraiment. Et d'ailleurs, tu ferais bien de te retourner.

Mes sourcils se froncent d'incompréhension, et je m'exécute. Là, marchant tranquillement, les sens en alerte comme s'il était en plein territoire ennemi, se trouve Curtis. Ses beaux yeux sont cachés par des lunettes de soleil, et des poings sont serrés, mais il avance vers moi.

— Tu savais ? interrogé-je Heather.

— Oui. Mais c'est tout le principe d'une surprise.

Je me dirige à toutes jambes vers mon petit ami, et je pose mes mains sur ses avant-bras, ne sachant pas comment réagir. Par contre, mon visage, mon cœur, toute ma personne respirent la joie.

— Qu'est-ce que tu fais ici ?

J'ai envie de coller mes lèvres sur les siennes, de ne plus le lâcher, de le faire tournoyer dans les airs. Parce que c'est un immense pas pour lui. Il est à Clear Lake. Il est à Clear Lake pour moi.

— Je ne pouvais pas rater ta remise de diplôme. Je me serais haï pour ça. Et j'ai comme qui dirait ras-le-bol de la haine. 

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