Juillet - 1
— Je suis complètement mort, tu m'as épuisé.
Je laisse retomber mon corps sur la chaise, en grimaçant. Mon visage est recouvert de sueur, et je peine à reprendre ma respiration. Le sourire qui se trouve juste en face de moi m'agace très franchement.
— Tu m'as demandé de te faire suer, alors je te fais suer. C'est comme ça, mon petit Samuel.
Pour toute réponse, je sors ma langue et la dirige vers cet être affreux, qui veut sans doute que je décède dans sa salle d'exercice.
— Pourquoi est-ce qu'on te recommande ? Tu fais souffrir tous tes patients comme moi ?
— Parce que je suis un excellent kiné du sport, qui permet aux joueurs comme toi de retrouver un bon niveau après des fractures, des fêlures, ou des entorses. Tu ne trouves pas qu'on fait des progrès depuis que tu es venu la première fois ?
Je hoche la tête, parce que je n'ai toujours pas repris ma respiration, et je me baisse vers mon sac de cours. Normalement, j'ai pris une bouteille avec moi.
— Donc voilà. Nous n'avons plus beaucoup de séances ensemble, comme tu pars pendant le mois d'août et que tu déménages ensuite. Même si je t'ai trouvé un très bon collègue à Coleraine pour prendre ma suite, on doit encore s'améliorer si tu veux courir sur la plage.
Mon kiné m'a concocté un programme très intensif de remise à niveau, et de musculation de mes jambes, qui n'ont pas été franchement utilisées pendant que j'étais en béquilles. Quand j'avais encore mon plâtre, nous nous focalisions sur la consolidation de la fracture — afin que le travail des chirurgiens ne soit pas mis à la benne — et depuis que je ne l'ai plus, il veille à ce que je redevienne comme avant. Et même si avant, je partais courir tous les matins faire des montées et des descentes d'escaliers, celles qui me sont proposées par le praticien m'achèvent à chaque fois. Je me sens nul, alors qu'il trouve que je suis de mieux en mieux.
— C'est un travail de longue haleine, Samuel. Si tu veux à nouveau tirer dans un ballon et participer à des matchs, tu dois le respecter. Est-ce que tu fais ce que je t'ai dit ?
— Oui. Je monte et je descends les escaliers chez moi. Ça énerve ma sœur d'ailleurs. Et je marche le plus possible.
Et je ne le fais pas qu'à la maison. Ceux de Curtis sont encore plus intéressants, parce qu'ils sont en virages. Il me chronomètre à chaque fois, et me redonne de l'énergie avec un baiser du bout des lèvres. C'est le meilleur coach de tous les temps, mais ça, je vais bien me garder de le dire au kiné. Il risquerait de se vexer.
— C'est parfait. On se revoit dans deux jours ?
— Oui. Avec joie.
Comme mes séances sont remboursées par le HSCNI et qu'il ne fait pas payer de supplément, je n'ai rien à débourser. Je me lève avec difficulté, pendant qu'il me raccompagne à la porte. Je traverse la salle d'attente au pas de course, parce que je sais que je suis attendu dehors.
— Tu ne voulais pas rentrer ? Tu n'es pas obligé de rester là, debout et tout seul.
Curtis m'offre une expression faciale très neutre, en haussant les épaules. Ses yeux rencontrent les miens, et j'espère qu'il me sourit. Mais comme depuis une semaine et demie maintenant, il est complètement éteint.
Le retour de la Pride a été comme un parcourt du combattant. Il ne cessait de pleurer, en silence, effrayant plus ou moins toutes les personnes que nous croisions. Nous avons dû faire un très long détour afin de trouver une station de bus qui nous amène loin de toute l'effervescence de la manifestation. Une fois dans les transports en commun en direction de chez moi, Curtis a un peu soufflé, et ses larmes se sont taries. Nous nous tenions toujours la main, du plus fort possible, et mon étrange panneau de carton était encore sur ma tête. Forcément, j'ai dû faire sensation, mais je m'en moquais complètement. À cet instant précis, la seule chose qui m'importait, c'était Curtis.
Quand nous sommes arrivés chez moi, il a réclamé de s'allonger, comme si ses forces l'avaient abandonné. Je l'ai tenu dans les escaliers, et je lui ai retiré ses chaussures avant qu'il s'étende sur mon lit. Au début, je voulais le laisser seul, pour qu'il se repose. Mais il m'a retenu par le bras, et j'ai entendu sa voix pour la première fois depuis deux heures.
— Reste, s'il te plaît.
Je l'ai donc pris dans mes bras, et il s'est endormi comme une pierre. Je n'y suis pas parvenu, trop inquiet, trop chamboulé par ce qui venait de se passer. J'ai essayé de me mettre dans ses baskets, mais je n'ai pas réussi. Certes, ma relation avec mon père, quand il était encore en vie, était explosive. Mais il ne m'a jamais sorti quelque chose comme ça. C'était même l'inverse. Il répétait, dès qu'il me reprenait parce que je n'étais pas assez bien à ses yeux, que c'était parce qu'il m'aimait de tout son cœur qu'il faisait tout ça. Bien entendu, c'était absolument faux, mais là n'est pas la question.
Nous avons passé tout le week-end ensemble. Il n'y avait strictement rien de romantique là-dedans, et nous ne nous sommes même pas embrassés. Je ne voulais pas le brusquer, ou lui faire croire que c'est grâce aux contacts physiques que tout allait se régler. Je l'ai juste soutenu, en lui offrant un toit, de la bonne nourriture, et une ambiance agréable. J'avais parfaitement compris que rentrer chez lui et retrouver Sybil était une véritable épreuve. Alors, j'ai retardé ce moment du mieux que je puisse, jusqu'à ce qu'elle appelle, franchement inquiète.
Curtis lui a répondu par monosyllabes, avant de décréter qu'il fallait qu'il s'en aille. Je l'ai raccompagné devant sa porte, et il m'a serré dans ses bras pendant de très longues minutes, tout en me remerciant encore et encore.
— Merci d'être là. Et de ne pas me lâcher dans la fosse aux monstres.
— Je ne ferais jamais ça. Jamais.
— Je sais. Mais merci quand même.
Il a ensuite posé ses deux mains sur ma nuque, et m'a attiré jusqu'à son front. Et finalement, il m'a embrassé avec une douceur infinie, et presque palpable. Jamais il ne l'avait fait ainsi, et j'en ai été soufflé. Je n'avais strictement aucune envie de le laisser, parce que j'avais l'intime impression de l'envoyer à l'échafaud. Son visage était bien trop expressif pour qu'il parvienne à mentir à sa sœur, et encore une fois, il allait s'effondrer. Et le connaissant, il le ferait tout seul, dans sa chambre, sans personne pour le retenir.
J'ai très mal dormi cette nuit-là, et ça s'est ressenti le lundi matin, en cours. Je m'endormais littéralement sur mes révisions, et Miho m'a secoué le bras plus d'une fois pendant la chimie, pour que le professeur ne nous voie pas. Certes, ces leçons ne sont pas obligatoires, mais c'est un certain manque de respect de faire une sieste pendant que je suis censé travailler un maximum pour mes A-Level.
À la récréation, j'étais planté sur mon téléphone. Je le suis toujours, d'ailleurs. C'est pendant un de ces temps que j'ai pris la décision de prendre soin de Curtis. Je l'ai supplié d'appeler sa psychologue pour lui expliquer les tenants et les aboutissants, et il est parvenu à avancer son rendez-vous bimensuel de quelques jours. Et ce rendez-vous tombe aujourd'hui. Lui, il m'a accompagné chez le kiné, et je viens avec lui chez sa psychologue. J'ai pris mes fiches de révisions pour ne pas me tourner les pouces dans la salle d'attente, pendant qu'il lui racontera ce qu'il a dû traverser samedi dernier. Honnêtement, j'aimerais être présent pour lui tenir la main, comme pendant les assauts de Rahim — je ne vois pas quel autre mot utiliser pour qualifier les termes qu'il a utilisés. Mais je respecte la relation qu'il a avec sa psychologue. Je resterais à l'écart.
— Au fait, parle enfin Curtis, Coby a cru que j'étais comme ça à cause de toi. Et comme je suis une tombe, il risque de t'envoyer un message pour t'incendier. Je suis désolé.
J'écarquille très légèrement les yeux en entendant cela, mais je ne laisse rien paraître dans ma voix.
— Ne t'excuse pas. J'aime beaucoup être témoin de l'amitié que Coby te porte. Même si je suis la cible de ses foudres.
J'essaie de le faire rire, mais j'échoue lamentablement. Je commence à comprendre son meilleur ami. Il est aussi sombre et fermé qu'une pierre tombale. Je sais qu'il l'a déjà appelé le vampire à cause de son air fatigué. Mais là, c'est encore pire.
— Je pense que Sheridan a compris que ce n'était pas toi. Encore une fois. Il ne dira rien, ne fera qu'observer, mais il sait.
— Et lui, pourquoi tu ne vas pas lui parler ? Il a une très bonne capacité d'écoute, et jamais il ne te jugera. Je ne dis pas que ça m'embête d'être là pour toi. Mais la majorité de la journée, nous la passons séparés. Et je... m'inquiète pour toi. Je n'ai pas envie que tu te renfermes comme un tatou et que tu ne te confies pas à tes amis.
— Il est trop proche de ma sœur. Et pour l'instant, je... je suis incapable de la regarder en face. Elle... elle ne comprend rien, mais... elle fait avec. Et j'ai trop peur que Sheridan aille lui raconter les tenants et les aboutissants, parce qu'il est comme toi, et qu'il s'inquiète pour moi, qu'il s'inquiète de mon renfermement. Je ne veux pas qu'Asra me prenne en pitié, alors que je lui ai volé sa mère.
Voilà la véritable raison. Malgré tout ce que j'ai pu lui dire après la Pride, et les jours suivants, il croit aux phrases prononcées par son frère. Il croit à ce mensonge suintant et dégoulinant de poison.
— Il faut que tu en discutes avec ta psychologue. Je t'en supplie. Ça me fait trop mal de te voir comme ça.
— Tu pourras venir avec moi ?
Ses yeux sont brillants d'émotions. Je pourrais être presque content qu'il m'offre autre chose que ses expressions neutres et froides, mais ces éclats au fond de ses iris me rappellent trop l'intense tristesse et le désespoir qui l'ont envahi il y a une semaine et demie.
— C'est déjà ce que je fais, non ?
— À l'intérieur. Dans le bureau de ma psychologue. J'ai trop peur de m'effondrer si tu n'es pas là. Je vais devoir raconter ce qui s'est passé samedi. Et redire les mots. Je sais que tu n'aimes pas trop quand on s'affiche devant des étrangers, mais j'ai choisi cette femme parce qu'elle est ouverte sur le sujet. Elle me parle souvent de toi, me demande comme nous allons tous les deux. Elle est ravie d'entendre que tout roule.
Il essaie de sourire et je ressens soudainement une immense compassion pour lui. J'étire mes lèvres à mon tour, et je déclare.
— D'accord. Si elle accepte, alors je viendrais.
— Elle le sait déjà. Je lui ai demandé en prenant le rendez-vous. Désolé d'avoir vendu la peau de l'ours avant de l'avoir tué.
Je ris à l'expression un peu vieillotte et mon sourire ne désemplit pas. J'essaie d'être un soleil qui chasse les nuages qui sont venus envahir sa vie. Qui sont venus envahir son ciel.
— T'inquiète. Je ne t'en veux pas. Tout ce que je désire, c'est que tu te sentes mieux.
— Ça ne sera pas magique. Madame Row est bonne, mais ce n'est pas une magicienne. Malheureusement. Elle pourrait laver mon cœur à grandes eaux et vider tous les souvenirs que j'ai de mon frère.
On pourrait penser que c'est assez violent comme désir. Mais quand on était comme moi aux premières loges de leur dernière rencontre, on acquiesce avec plaisir. Rahim préférerait que Curtis n'existe pas ? Moi, c'est lui que j'aimerais bien supprimer de notre existence. Comme dans les Sims.
Je pouffe à ma pensée, et mon petit ami lève les yeux vers moi, cherchant la source de cet étrange sentiment.
— J'ai encore pensé aux Sims. Pour dédramatiser.
— Tu imagines nos fantômes ?
— Non, je ferais bien un petit code de triche.
— Plus d'argent ? Supprimer les états d'esprit ? Oh, mieux, te téléporter et aller sur Mars. Comme ça, tu serais tranquille, et tu pourrais devenir le premier botaniste de la planète rouge.
Mes lèvres s'étirent encore une fois à cause de ses idées légèrement farfelues.
— J'utiliserais le fameux code testingcheats on.
— Pourquoi ça ne m'étonne pas que tu le connaisses par cœur ?
— Dixit celui qui me sort le nom d'un objet comme si de rien n'était. Tu peux parler.
Il me tire la langue et je sens que j'ai réussi. Il dédramatise. Ce n'est pas une technique de l'autruche, parce qu'on sait que le problème est toujours là. On lui donne simplement moins d'importance. C'est un petit truc qui peut être réglé avec un code de triche des Sims.
— Et qu'est-ce que tu ferais avec ?
— Shift, clic gauche sur un Sims, puis supprimer. Rien de bien compliqué.
Je n'ai même pas besoin de dévoiler l'identité de cet être de pixel. Il a compris.
— Elle fonctionne, ta fichue technique.
— Je sais. C'est bien pour ça que je l'utilise.
Nous nous arrêtons dans notre marche. Nous ne sommes plus très loin du cabinet de la psychologue.
— Je ne sais pas ce que je ferais sans toi, Samuel.
— Tu aurais une autre vie, c'est certain. Peut-être que tu serais transformé en Dark Vador. Je n'en sais rien. Je ne fais pas encore dans le voyage temporel.
— Sois un peu sérieux, s'il te plaît.
Il ose me toucher la main, et je ne me dégage pas. Je sais qu'il le prendrait affreusement mal. Et puis, de toute manière, je n'ai pas envie de me bouger.
— Je n'ai pas envie d'avoir trop d'importance dans ta vie. Surtout si je dois en sortir le mois prochain.
Je me mordille le bout de la langue. Je m'en veux d'avoir évoqué ça. Ce n'est clairement pas le bon moment.
— Tu n'en sortiras pas. Je te le certifie.
J'écarquille les yeux comme de grosses billes. Lui me fixe comme ce n'est pas pensable. Il ne sourit peut-être pas, mais ses iris sont remplis de sentiments.
— Je n'ai aucune envie de te sortir de ma vie. Ni maintenant ni fin août ni dans trois mois.
Je ne sais pas quoi dire. J'aurais envie de sauter de joie, de danser dans la rue et même de hurler. Mais tout ça se déroule dans ma tête.
— Je t'aime, Samuel. T'es la meilleure chose qui soit arrivée dans ma vie. Et on ne se débarrasse pas du positif, surtout quand on nage dans le négatif. Même si on a des idées un peu trop arrêtées.
— Donc... tu y crois ?
— Je crois en toi. J'ai confiance en toi. Donc oui.
Je pose une main sur son épaule. Ce n'est rien du tout, un geste de pote, de collègue ou de frère. Je m'en veux, mais tant pis. Qu'est-ce que je suis heureux.
— Allons-y.
Nous reprenons la route pour quelques minutes, avant de passer la porte d'un grand immeuble très cossu. Ça ne m'étonne pas, mais je ne fais aucun commentaire. J'avise l'ascenseur à ma droite, et Curtis qui se dirige vers lui. Les papillons montent dans mon ventre.
Les portes sont à peine refermées sur nous que nous nous sautons dessus. Je vais m'appuyer contre une paroi, et j'ai les deux paumes appuyées sur les joues de mon petit ami, pour éviter qu'il me file entre les mains. Il est accroché à ma nuque comme à une bouée de sauvetage. Cette métaphore revient encore une fois dans mon cœur, et je ne m'en lasse pas. Parce qu'on est un peu ça. Deux bouées de sauvetage qui voguaient dans la mer, complètement perdues, sans but et sans solution pour s'en sortir. Et il a suffi d'un coup de vent, suffisamment fort et bienfaisant, pour nous faire atterrir sur une plage. Et maintenant, il faut juste qu'on réapprenne à marcher droit et en rythme.
Tout simplement.
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