Janvier - 4
Jenii : auraient pu être des gentils à une lettre près, mais préfèrent être des passionnés de bombes nucléaires, dont le seul but est de TOUT DÉTRUIRE PARCE QU'ON EST TRÈS MÉCHANTS PAS BEAUX DU TOUT (pas les ennemis les plus intéressants, ils ont la cervelle d'un petit poids et vivent sous terre comme des taupes) (par contre, j'aimais beaucoup le doubleur de l'un de leurs chefs) (oui, cette info est inutile, mais de toute manière, je ne suis même pas sûre que vous lisez ces petits paragraphes)
Le quartier où j'amène Samuel n'est pas très connu. Il n'est pas spécialement riche, et je pense que si je n'avais pas été fils d'ambassadeur, j'aurais habité ici puisque bon nombre de familles d'Asie de l'Ouest vivent ici. C'est le seul endroit de toute la ville où je me sens à l'aise, où je sais qu'on ne me regardera pas étrangement.
— Tu es la première personne que je ramène, en dehors de ma sœur. Tu risques de ne rien comprendre, parce que bon nombre de ces gens ne parlent pas anglais. Ne t'inquiète pas. Je gère.
Il hoche la tête, et continue à observer l'endroit, les rues, les enfants dehors. Certains me reconnaissent, parce que je viens souvent ici, et m'appellent par mon prénom. Le seul qu'ils connaissent.
— Adil !
Je jette un œil à Samuel, qui n'a pas réagi. Soit il est très bon comédien, soit il n'a pas compris qu'il ne s'agit pas d'un mot, mais bien d'un prénom. Je fais donc un rapide geste vers les enfants pour les saluer, et je continue ma marche. Je n'ai pas envie de lui révéler ce secret au milieu de la route. Nous serons mieux dans le salon de thé.
— Nous y sommes.
C'est très étrange de parler anglais ici. Je ne suis pas du tout habitué, mais je ne peux pas faire tout le trajet en silence. Ou mon compagnon de route va se demander pourquoi je lui ai demandé de venir si c'est pour ne pas lui adresser la parole de tout le voyage.
— C'est très joli.
La devanture du magasin est d'un beau vert apaisant, qui m'a toujours fait penser à la couleur d'une peau extérieure de melon. Lorsque je l'ai dit au gérant, l'une des premières fois que je suis venu ici, il a éclaté d'un rire bien gras. Moi, ça m'a décidé. Cet endroit couleur melon serait mon havre de paix.
— Ça l'est encore plus à l'intérieur. Suis-moi.
Je pousse la porte, et claque un beau sourire sur mes lèvres. En m'observant faire, on pourrait croire que je ne suis qu'un hypocrite. Mais lorsque je viens voir Adil, je suis toujours heureux. Et pas seulement parce qu'il porte le même prénom que moi.
— Gamin ! Ça faisait longtemps qu'on ne t'avait pas vu !
— La vie d'écolier n'est pas de tout repos, tu sais. Et j'ai été occupé.
— Par une jolie fille ? Quand est-ce que tu nous en amèneras une ?
— Quand une sera digne de te rencontrer. Tu le sais, ce n'est pas la première fois que je te le dis.
Ce n'est même pas une excuse. De toutes les personnes avec qui je suis sorti, aucune d'entre elles n'était assez digne pour venir ici. Sauf peut-être Valentin. Mais je le connaissais. Il aurait voulu me tenir les mains sur la table, ou il aurait été trop tactile avec moi. C'était trop dangereux de le ramener, et je ne voulais pas le mettre en colère. Je ne lui ai tout simplement jamais parlé de cet endroit.
— Par contre, je te présente un ami d'une autre école. Nous jouons au football ensemble.
Je mens en désignant Samuel. Les circonstances de notre rencontre sont trop étranges pour être racontées. De plus, il s'agit d'une demi-vérité. Nous partageons ce sport. C'est juste que nous sommes plus adversaires que coéquipiers.
— Bonjour et bienvenue ici ! s'exclame Adil en anglais. J'espère que vous aimerez mon endroit.
Il ne se débrouille pas très bien dans la langue de Shakespeare, tout simplement parce qu'il n'a pas trop d'occasions de la pratiquer. Quatre-vingt-dix pour cent des personnes qui franchissent cette porte parlent arabe, comme lui.
— J'y compte bien. On m'a vendu votre thé comme le meilleur du coin.
— Cette personne a bien fait.
Il se tourne vers moi, et repasse en arabe.
— Vous prendrez bien quelque chose avec votre thé vert à la menthe ? Une petite pâtisserie ?
— Tu sais très bien ce que je vais te demander. Ne fais pas comme si je n'étais pas prévisible.
Il éclate de son rire gras, ce qui fait à moitié sursauter Samuel. Il fronce les sourcils, demandant des explications silencieuses, et je me promets de les lui donner une fois que nous serons installés. Je peux comprendre ce que ça fait de se retrouver dans un endroit où l'on ne comprend rien. C'est ce qui s'est passé quand je suis arrivé au Royaume-Uni.
— Allez vous installer à ta place habituelle. J'arrive, déclare le gérant.
Je lui offre un grand sourire, et je commence à marcher vers les escaliers. Si le salon de thé est très petit en surface au sol, il ne l'est pas du tout en hauteur. Il s'étale sur pas moins de trois étages, reliés par des escaliers en bois qui craquent à chaque pas. Pour moi, c'est ce qui fait le charme de l'endroit. De plus, chaque étage est décoré différemment. Celui où je vais m'échouer, le troisième, est rempli de vert. Je pense que Samuel va comprendre que j'aime beaucoup cette nuance.
— Qu'est-ce que tu as commandé ? me demande-t-il lorsque nous commençons notre ascension.
— Une théière de thé à la menthe verte. Et leur spécialité culinaire. Tu verras. Tu vas en tomber par terre. C'est un pur délice.
— À ce point-là ?
— Je ne jure que par ça. J'ai essayé d'en refaire à la maison, parce que ce n'est pas très compliqué. Mais je n'ai jamais réussi à reproduire la recette. Je pense qu'il ajoute quelque chose. J'ai essayé de demander le secret, comme toi tu l'as fait avec les brownies du dinner. Mais Adil est intraitable. Je pense qu'il a trop peur que j'arrête de venir.
— Sauf que tu aimes trop cet endroit pour arrêter. Ça se voit sur ton visage. Tu as les yeux qui brillent, et je ne sais pas... je te trouve plus ouvert qu'aux autres endroits où je t'ai vu.
Percé à jour en quelques minutes. Je n'ai même pas besoin d'expliquer que je suis comme chez moi ici, et qu'il s'agit de mon havre de paix. Il le sait déjà.
— C'est totalement vrai. La plupart du temps, je viens faire mes devoirs ici. Adil me laisse prendre une grande table pour pouvoir m'étaler. Et le week-end, je viens travailler sur mes programmes informatiques.
— Tes programmes informatiques ?
— Rien de fantastique. J'ai codé un mini-jeu pour ma calculatrice qui s'est pas mal répandu dans mon école. Et depuis, les gens de ma classe et d'ailleurs me demandent des services. Là par exemple, je suis sur un compteur de mots interactif pour une fille qui écrit beaucoup. C'est assez intéressant à faire.
— Rassure-moi Curtis... tu es payé ?
Je grimace pour deux raisons. La première, c'est mon prénom anglais. Je n'ai pas l'habitude de l'entendre ici. La seconde, c'est la question en elle-même. Je sens qu'il ne va pas aimer la réponse.
— Non, dis-je en me baissant vers mon sac. Je fais tout gratuitement. J'ai du temps à revendre, et plusieurs de ces personnes n'ont pas spécialement les moyens de me payer. Certaines m'achètent des cacahuètes grillées parce que j'adore ça.
Je dézippe la poche de devant, et trouve mon portefeuille, que je dépose devant moi. Mon passeport est tellement grand qu'il me suffit de le tirer sans ouvrir le reste de l'objet. Je trouve la page de mon identité, et je la tends à Samuel.
— Mais ce n'est... commence-t-il. Qu'est-ce que c'est ?
— Mon passeport. Ici, ce n'est pas Curtis. Personne ne me connaît sous ce prénom-là.
Il attrape l'objet et regarde ce que je lui présente. Ici, mon premier prénom est celui que ma mère m'a donné lorsque je suis né.
— Tu t'appelles Adil, c'est ça ?
— Oui. C'est mon deuxième prénom, que je cache à tout le monde. La seule fois où j'ai montré mon passeport, c'est lorsque j'ai passé mes examens à l'école. Tu es la première personne hors de ma famille à le voir, et la deuxième à qui je révèle ce secret.
Il relève des yeux presque émus vers moi. Je ne m'attendais pas à une telle réaction. Ce n'est qu'un prénom.
— C'est mon père qui a choisi Curtis. Avec son travail de diplomate, il se doutait bien que nous allions quitter le pays à un moment donné. Il nous a tous donné un prénom plus... occidental. Sybil pour ma sœur, par exemple. Et... Oliver pour mon frère. Même si je ne l'ai jamais appelé comme ça.
Parler de Rahim me fait un mal de chien, comme d'habitude. Surtout ici d'ailleurs. Je suis certain qu'il adorerait cet endroit.
— Pourquoi est-ce qu'il a fait ça ?
— Pour éviter certaines remarques désobligeantes sur nous. Comme le fait qu'on devrait rentrer dans notre pays, au lieu de venir voler le travail des autres ici. Ça fait toujours un choc quand je dis que mon père travaille à l'ambassade du Pakistan. Parce qu'en soi, il ne vole le travail de personne. Il faut être pakistanais pour bosser là-haut.
Je ris pour la forme, et je reprends mon passeport qui a été posé sur la table. Il faut que je m'empresse de changer de sujet. Je suis mal à l'aise de parler de ça, parce que ça me rappelle qui je suis vraiment à l'intérieur. Un monstre qui est très mal dans sa peau, et qui donnerait tout pour en changer.
— Tu étais trop mignon sur ta photo. Tu avais quel âge ?
— Là ? Douze ans environ. Je ne me colorais pas les cheveux à l'époque. Je suis censé refaire mon passeport cette année, mais mon père refuse catégoriquement que je me présente avec les cheveux que j'ai. Donc je vais très certainement essayer de retrouver ma couleur naturelle chez un coiffeur.
— Oh. Je... je ne sais pas si c'est bien de dire ça, mais j'ai hâte de voir le résultat. Tes cheveux rouges sont sympas, mais je... j'aimerais beaucoup te voir au naturel.
Ses joues sont légèrement colorées, et il évite mon regard. Oh bon sang, il est tellement adorable comme ça. Je commence à ouvrir la bouche pour répondre, mais je me fais devancer par Adil, qui arrive avec nos victuailles.
— Et voilà votre commande, dit-il en anglais. J'espère que vous aimerez.
— Oh, j'y compte bien, s'empresse de répliquer Samuel.
Il dépose deux tasses de couleur brun clair, une théière assortie, et une grande portion de gulab jamun. Ces dernières attirent immédiatement l'œil de Samuel, qui prend une des boules en main. Elles ont été généreusement arrosées de sucre. Je remercie chaleureusement Adil en arabe pour son service, et Samuel attend que le gérant soit reparti pour me poser sa question.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une sorte de beignet avec plein de bonnes choses dedans. Je te l'ai dit, c'est à tomber par terre.
Il en croque une sans plus tarder, et je l'observe mastiquer. La peur qu'il n'aime pas le goût filtre dans mes veines, surtout qu'il fait une grimace très étrange. Peut-être qu'il va recracher sur la serviette ?
— Eh bah dis donc.
— Oui ? Mais encore ?
— Qu'est-ce que c'est bon ce truc ! Je pourrais clairement en faire mon ordinaire.
Un gigantesque sourire vient éclairer mon visage. Je suis incroyablement rassuré.
— Je suis heureux que tu aimes. Ça me fait très plaisir.
— Tu plaisantes ? J'adore ! Tu penses que tu pourras m'en refaire ?
Je sursaute à la proposition. Il est tellement nature, tellement sans filtre, que ça me surprend. Comme je lui ai dit avant que nous prenions le bus ensemble, je ne sais jamais quel côté de lui va me parler. Celui qui veut de moi, ou celui qui me déteste.
— Oui, mais ils ne seront pas aussi bons qu'ici. Je te l'ai dit, Adil refuse de me donner sa recette.
— Je suis sûr qu'ils seront aussi bons. J'ai confiance en toi et en tes talents culinaires.
Je dois rougir comme une jeune adolescente qui est complimentée pour la première fois. J'aimerais lui toucher la main pour le remercier, mais je n'ose pas. J'ai trop peur de sa réaction. Au lieu de ça, je me rappelle de la discussion qui a été coupée par l'arrivée de nos victuailles.
— Pour en revenir à mes cheveux, est-ce que tu veux m'accompagner ?
— Chez le coiffeur ?
— Oui. Sauf si tu as peur de t'ennuyer. Je peux totalement comprendre.
Je me rends compte que je suis en train de trouver tous les prétextes pour continuer à le voir. Je n'ai aucune envie de me séparer de lui. Je suis vraiment accro, ce n'est pas possible.
— D'accord. Avec plaisir, Adil.
Ses yeux sont dans les miens, et ne me lâchent pas d'une semelle. Ça faisait bien longtemps que je n'avais pas entendu mon prénom dans la bouche de quelqu'un qui ne parle pas arabe. La dernière fois, c'était lorsqu'on m'a balancé le milkshake en pleine face, quand j'avais onze ans.
— Tu n'aimes pas ? Tu préfères que je reste à Curtis ? s'inquiète Samuel, en saisissant ma main, comme par automatisme.
— Si. J'aime beaucoup.
Sans doute trop. Mon cerveau s'envole même dans des nuages brumeux, rejouant des scènes similaires à la soirée du bal. Mais à la place des Curtis murmurés çà et là, c'est Adil qui se trouve dans sa bouche.
Il enroule nos doigts entre eux, et continue, de l'autre main, à piocher dans les gulab jamun. J'en avale un à mon tour, et nous nous sourions, les mots restant dans notre bouche trop occupée à manger.
— Samuel ?
— Oui ?
— Est-ce que tu peux me rendre ma main s'il te plaît ? J'en ai besoin pour nous verser du thé.
Il se détache de moi à regret, et ça me vrille le cœur, mais dans le bon sens. Ce n'est pas le contact qu'il regrette. C'est son absence.
— T'as la technique, dis-moi.
— Oui. C'est mon frère qui m'a appris. L'un des seuls vestiges de mon enfance. Il ne m'a jamais réellement vu verser le thé de cette façon, mais il a bu des verres et des verres d'eau et de jus de fruits dans des tasses.
Je me souviens de ces après-midi. Il était fier de moi, parce que je ne servais pas comme à l'anglaise, comme ce que j'avais pu voir à la télévision ou à l'école. Non, je servais à l'arabe. Et je le fais toujours lorsque je suis chez moi. C'est devenu un automatisme.
— Il te manque n'est-ce pas ?
Je relève la tête en reposant la théière. Samuel a les mains autour de sa tasse, et me fixe très sérieusement.
— Je n'ai pas envie d'en parler.
Je coupe court la discussion. Évoquer Rahim, notre enfance, ce moment où il a décidé que j'étais trop anglais et qu'il ne m'appellerait plus Adil, ça me fait toujours fondre en larmes. Et ça réveille la plupart du temps le monstre. Il adore se nourrir des sentiments que j'ai pour Rahim. Les regrets et les remords sont sa nourriture préférée.
— Je te demande pardon. Je n'aurais pas dû.
— Ce n'est pas grave. Je ne t'en veux pas.
Je lui offre un sourire mélancolique à souhait, et sa bouche se tord en une sorte de rictus. Sa réaction m'étonne — et me vexe un peu, puisque j'ai l'impression qu'il n'accepte pas ce que je viens de dire. Voyant ma propre expression faciale, il se décide à m'expliquer la sienne.
— J'ai envie de te faire un câlin. Et ça me dérange pour deux choses. Premièrement, nous ne sommes pas dans un endroit privé. Et deuxièmement, je ne voudrais pas que tu croies que tu me fais pitié. Ce n'est pas le cas. J'ai juste envie de... que ton sourire revienne sur tes lèvres. Désolé si je t'as pensé que... que ça me dérangeait que tu changes de sujet.
Je me lève de ma chaise pour toute réponse, et je me place à sa droite — puisque nous sommes face à face. Il comprend immédiatement ce que je suis en train de faire, et ouvre ses bras en se mettant debout. Je m'y jette en espérant que cette accolade me fera oublier toute évocation de Rahim.
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