Avril - 9
Marvel, malgré son nom qui se rapporte à une autre grosse franchisse cinématographique/livresque, est un méchant. Ce n'est pas un méchant franchement important, mais je pense qu'absolument tout le monde le déteste et a été très heureux de le voir mourir avec la flèche de Katniss, pour la simple et bonne raison que c'est lui qui tue Rue, l'un des personnages les plus sympathique du tome un.
(remarque homphobe/lesbophobes)
En ce beau matin du vingt-neuf avril, jour de ma naissance, je me fais réveiller en fanfare par les voisins. Je tente de me rendormir en pestant contre eux en arabe, mais rien n'y fait. Ils s'amusent avec leur nouvelle voiture. Je les ai vus hier, en rentrant des cours. Ils étaient en train de l'observer, garée dans leur allée de garage. Elle fait très tape-à-l'œil, avec son modèle sportif, mais sa couleur est magnifique. Un beau rouge cerise, que l'on aurait presque envie de croquer.
Sauf que j'oublie tout ça lorsque je sors en furie de mon lit, balançant les couvertures par terre, ainsi que ma peluche Dark Vador, qui m'accompagne chaque nuit vers une galaxie très très lointaine. Je lui marche à moitié dessus, manque de glisser et me rattrape à ma chaise de bureau. Décidément, cette matinée commence fort mal.
D'un geste brusque, j'appuie sur le bouton pour relever les volets, et je ne le lâche pas, comme si le fait de le presser comme un citron m'aidait à le faire aller plus vite. Une fois que les lames sont bien au chaud dans leur caisson, j'ouvre la fenêtre et je me penche vers chez les voisins.
— Je te l'avais dit que ça marcherait Papa ! Regarde, il sort la tête.
Au lieu de balancer mille insultes sur les habitants de la maison d'à côté, je me focalise sur ceux de celle dans laquelle je vis. Et sur ma sœur qui se tient appuyée contre la voiture tape-à-l'œil que j'ai vue hier.
— C'était vous ?
Mon père sort du côté conducteur et me sourit. J'en ai presque le souffle coupé. Ça fait tellement longtemps que je ne l'ai pas vu comme ça.
— Oui. Nous voulions que tu sortes pour admirer ton cadeau d'anniversaire.
Mes yeux font des aller-retour entre la voiture et ma famille, et mon cerveau se réveille. Ils m'offrent une voiture. Une voiture.
— C'est vraiment pour moi ?
— Oui. C'est Asra qui a choisi la couleur. Ça te plaît ?
Un immense sourire illumine mes lèvres. Ça ne m'étonne pas.
— Bien sûr ! Vous m'attendez cinq minutes ? J'arrive.
— On y comptait bien.
Je referme la fenêtre et je commence à m'échauffer. Je ne m'y attendais pas. En vérité, je croyais avoir un nouveau téléphone pour mes dix-huit ans, parce que le mien commence à se faire vieux et que j'ai fait plusieurs allusions à sa lenteur ou son manque de batterie. Mais une voiture, c'était totalement hors de mon idée.
Je choisis des habits complètement au hasard — mais je sélectionne tout de même une chemise — et je les passe en me félicitant d'avoir pris ma douche. Un coup de déodorant et de parfum, un coiffage rapide des boucles et je descends en trombe les escaliers, mes chaussettes aux pieds. Mes converses, mon téléphone, mes clefs de maison et mon porte-feuille. Je suis prêt. Connaissant Papa, il va vouloir que je l'essaie. Et je sais déjà où je vais aller.
— Ah, le voilà !
Mon père me saute dans les bras et m'emprisonne dans les siens. Je lance un regard étonné vers Asra, qui hausse les épaules. Elle n'est au courant de rien.
— Bon anniversaire, mon fils !
Je suis actuellement en train de me demander si mon père ne s'est pas pris un coup sur la tête. Les rares fois où notre chemin se croise, il n'est pas si enthousiaste de me voir.
— Merci Papa. Et merci pour ce magnifique cadeau. Il ne fallait pas.
— Dix-huit ans, ce n'est qu'une fois dans la vie. Il faut marquer le coup ! Tu es un adulte maintenant, tu as des responsabilités. Et je te fais confiance.
Ses mains sont désormais sur mes épaules. Ses yeux transpercent les miens. Mes parents avaient tous les deux cette particularité d'avoir les yeux verts, ce qui explique que toute la famille en est pourvue. Ceux de mon père sont très clairs, à la limite du bleu, et il nous a déjà dit que c'est grâce à son regard qu'il a pu négocier des accords pendant son travail. Je n'en doute pas une seule seconde.
— Il faut que tu en prennes soin. Respecte le Code de la route, ne fais pas de folie parce qu'elle en a sous le capot, et ne mange surtout pas à l'intérieur. Par contre, n'hésite pas à l'utiliser pour draguer de jolies filles.
Il me demande d'approcher pour me révéler un secret. Au vu de sa dernière phrase, j'ai peur.
— J'ai glissé un petit quelque chose dans la boîte à gants, au cas où tu arrives à conclure.
— Papa !
— Je n'ai pas spécialement envie de devenir grand-père aussi tôt. Je préférerais que tu finisses tes études avant de fonder une famille. Donc il vaut mieux être prudent.
— Je n'ai aucune envie de discuter de ça avec toi et devant ma sœur. C'est trop gênant. Et je t'en supplie, ne me fais pas de cours sur comment on fait les bébés. Je sais très bien comment ça marche.
Je fixe Asra pour qu'elle me sorte de là. La traîtresse est pliée de rire. Fort heureusement pour moi — et pour elle, puisqu'elle aurait eu le droit à mon regard noir de méchant — elle s'arrête rapidement et me sauve de ce bourbier.
— On va l'essayer ?
Elle fait tinter les clefs devant ses yeux. Mes yeux accrochent immédiatement une miniature de K-2SO, le robot de Rogue One, le film Star Wars que je suis allé voir avec Samuel en décembre. Je ne peux pas m'empêcher de sourire. Ma sœur me connaît trop bien. Qui de mieux qu'un ancien robot de l'Empire, passé du côté des gentils, pour me représenter ?
— Tu as déjà tellement de trucs à la gloire de Dark Vador que je me suis dit que ça serait bien de changer un peu. Est-ce que ça te convient ?
— Parfaitement, dis-je en m'installant à la place du conducteur.
J'ai beau ne pas spécialement aimer conduire, se trouver face à une voiture telle que celle-ci est très grisant. Bien entendu, elle est automatique, ce qui me facilite grandement les choses. Papa doit être déçu que je ne puisse pas la faire gronder, mais l'éclat dans ses yeux lorsque je la démarre vaut tous les vrombissements du monde. Il est presque fier, content de moi. Le petit garçon en moi se laisse aisément berner par tout cela. Et le monstre, étrangement, se tait.
— Comptes-tu aller impressionner une certaine personne avec ton nouveau joujou ?
Je siffle très légèrement, et tourne la tête vers ma sœur. Elle me fixe avec un air mutin, comme si elle était certaine d'avoir deviné mes pensées.
— Non. Je vais aller prendre le petit déjeuner avec toi. Il pourra admirer mon joujou ce soir.
Je me rends compte du double sens de la phrase en même temps que j'entends les rires d'Asra.
— Je suis ravie d'apprendre que tu possèdes ce genre de chose. Pourrais-tu passer par le supermarché sur le chemin ? Je souhaiterais m'acheter des bouchons d'oreilles. Je n'ai pas spécialement envie d'entendre la démonstration.
— Je ne ferais aucun commentaire.
— Si tu ne souhaites pas t'exprimer sur la question, je t'en prie, démarre.
— Mais avec joie, ma chère. Avec joie.
***
Comme si cette journée n'était pas assez riche en surprise, lorsque je rentre de ma sortie avec Asra, Papa m'attend de pied ferme dans le salon. Je pensais réellement qu'après la remise de son immense cadeau, il s'en irait vaquer à ses occupations de diplomate. Un brunch avec un collègue, afin de lui graisser la patte. Un golf ou une sortie dans un club huppé, je ne sais où. Mais non. Apparemment, cette journée m'est consacrée. J'espère simplement qu'elle ne le sera pas de trop. J'aimerais profiter de mes amis et surtout de mon petit ami sans avoir l'impression d'être épié, jugé et déshonoré. Je ne sais pas vraiment comme Samuel prendrait ma soudaine froideur, et je n'ai pas envie d'essayer. J'ai déjà fait fuir un blond avec ce genre d'agissement, je n'ai pas spécialement envie de recommencer.
— Enfin, mon fils ! Viens avec moi, mon chauffeur nous attend.
— Ton chauffeur ?
— Oui. Tu as dix-huit ans, il est temps que tu aies ton propre costume taillé sur mesure.
Mon père est un cliché du riche. Il s'occupe de ses enfants en leur offrant tout l'argent qu'ils veulent, et en les couvrant de cadeaux. Ai-je besoin d'un costume ? Non, absolument pas. Mais si je dis non, il risque fortement de mal le prendre, et je tiens à ce que le monstre reste silencieux aujourd'hui. J'accepte donc bon gré mal gré, et je ressors quelques minutes après être rentré.
— Tu sais, dit mon père alors que nous nous installons dans sa voiture, ton frère a eu le droit au même traitement lorsqu'il a eu dix-huit ans. Une journée avec moi, pour faire tout ce qu'il voulait. Au vu de son futur métier, nous lui avons acheté toute une garde-robe de costume, et de belles serviettes. Il tient à son apparence.
Je respire fortement. La simple évocation de Rahim ne devrait pas me mettre dans des états pareils. Mais je sais ce qui va suivre. Il va encore me vanter ses mérites, sa réussite scolaire, combien il est fier de lui. Et il va appuyer là où ça fait mal, l'endroit préféré du monstre. Cette impression prenante que mon propre père ne m'aime pas.
— Tu n'es peut-être pas aussi sophistiqué que lui, mais je suis certain qu'une fois dans un costume, tu changeras d'idée.
— Je suis en uniforme toute la semaine. Je sais à quoi je ressemble dans une veste et un pantalon.
— Dans ces fripes de ton école ? Franchement, ne te moque pas de moi. Je n'ai d'ailleurs jamais compris pourquoi ta sœur et toi, vous avez demandé à rester dans cet... établissement. Vous avez toujours refusé de passer l'examen de Clear Lake, qui est pourtant la meilleure Grammar School de toute la ville.
J'avale bruyamment ma salive. Je ne peux décemment pas expliquer que je n'ai pas eu envie de m'inscrire à Clear Lake pour les Sixth Form à cause de la présence de Valentin. Je savais que si nous étions amenés à nous croiser tous les jours, il m'aurait pressé pour que je sorte de mon placard. De plus, le décès de ses parents a eu lieu peu de temps après la rentrée en year 13. Ça aurait été d'autant plus insupportable de le croiser en sachant ce que je lui avais fait.
— D'ailleurs, j'en ai appris certaines choses sur cette école, qui m'a fait me dire qu'on devrait tout bonnement supprimer les bourses. Tu n'en croiras pas tes oreilles. Tu sais, je suis ami avec plusieurs membres du conseil d'administration. Ils viennent dans le même club que moi. Et bien figure-toi que...
Je suis dans une bulle. J'ai su, au moment où il a prononcé le mot boursier, de quoi il allait me parler. De qui il allait me parler. De Samuel. De Samuel, qui fait battre mon cœur, de Samuel, qui a fait nettement plus pour moi en cinq mois que lui en toute une vie. Samuel, qui a failli mourir à cause de ceux qu'il défend.
— J'espère que cette petite rébellion sera écrasée dans l'œuf et que ces trois vauriens seront expulsés pour avoir rapporté des choses pareilles. Tu devrais rencontrer John. C'est un garçon adorable. Je suis sûr que vous pourriez bien vous entendre.
Si j'ai le malheur de croiser la route de ce déchet intergalactique, ce n'est pas ma gentillesse ou mes bonnes manières d'enfant riche qu'il va rencontrer, mais mes poings. En toute honnêteté, je pense que je serais capable de le tuer. Au moins, je mériterais absolument mon titre de méchant.
C'est à partir de cette phrase, de cet adjectif adorable, que je décide de débrancher mon cerveau. Je ne réponds que par monosyllabes, laissant mon père monologuer, comme il aime si bien le faire. Il s'écoute parler, ne se rendant même pas compte que je suis totalement ailleurs.
Mon seul regain d'énergie apparaît lorsque mes yeux se posent sur un costume gris, au gilet et à l'intérieur lie de vin. Je souris intérieurement en voyant cet habile mélange des deux nuances qui nous caractérisent, Samuel et moi. Bien entendu, mon père préfère le bleu marine, ou même le marron. Mais moi, je me décide pour celui-ci, et je n'en démords pas.
Une fois mes mesures prises, afin qu'il soit parfaitement ajusté, le montant astronomique payé — la qualité italienne s'achète à prix d'or — je désactive une nouvelle fois mon cerveau. Je m'entends accepter un déjeuner avec mon père, alors que j'aurais tout donné pour aller au restaurant de burgers avec Samuel. Le pire là-dedans, c'est qu'il ne se rend toujours pas compte que je suis complètement ailleurs, et que je ne m'investis pas dans la conversation. La seule chose à laquelle je participe, c'est la commande de mes plats. Je me fais plaisir, avec du bœuf hors de prix, et du saumon fumé en entrée. Pour le dessert, je me jette sur un tiramisu avec des éclats de pralines roses. C'est d'ailleurs au moment de les recevoir sur notre table que je prends une décision sans appel vis-à-vis de mon père. Jamais, au grand jamais, je ne lui ferais mon coming-out.
— Oh non. Je pensais qu'en venant dans ce genre d'endroit, on éviterait les démonstrations d'affection telles que celle-ci.
Au début, j'ai simplement pensé que mon père était quelqu'un de très pudique, comme moi. Et puis j'ai levé les yeux de mon set de table pour observer à ma droite. En effet, deux femmes se tenaient la main sur la table, et se regardent droit dans les yeux. Mais le pire là-dedans, c'est que je reconnaissais parfaitement l'une d'entre elles. C'était la sœur de Samuel, Heather. Elle devait déjeuner avec sa petite-amie. Sam m'a expliqué qu'elles s'étaient remises ensemble à la Saint-Patrick. J'ai voûté le dos, en priant qu'elle ne me remarque pas.
— Elles sont déjà très dévergondées avec leurs cheveux bizarres, il faut encore qu'elles en rajoutent. Heureusement que tu n'es plus comme ça. J'aime beaucoup ta couleur naturelle.
— Merci.
Je n'ai réussi à dire que cela. Mais bien entendu, mon père a continué. Et il a fait le pire lien possible et imaginable.
— Ça me fait penser à ce que je t'ai dit dans la voiture, avec mon ami du club, Nigel. Ces gens se permettent de plus en plus de choses, s'exposent de plus en plus. C'est un immense problème de ce pays. Chez nous, rien de tout cela ne serait possible. C'est même un crime.
— En effet.
J'ai avalé un grand verre d'eau, et j'ai pris ma décision. Il est hors de question que mon père apprenne la vérité sur moi. De toute manière, il me déteste déjà. Je ne vais pas lui donner des envies de meurtres. Et même si je lui explique que je peux totalement tomber amoureux de filles, s'il est mis au courant que j'ai couché avec Samuel, je risque de ne plus être en sécurité chez moi.
— Tu es bien silencieux, mon fils. Est-ce parce que tu penses à une fille ? Ta petite amie peut-être ?
Je sursaute à cette question. Nous avons fini notre repas, et tout ce que j'espère, c'est que l'on rentre à la maison. Je n'en peux plus de cette ambiance oppressante. Je sens déjà le monstre qui gratte son placard. Et s'il sort, il risque de faire d'énormes dégâts. Sauf qu'il y a une petite part de moi qui a envie de rire. Si bien que je réponds.
— Oui. En effet, je pense à quelqu'un.
— Oh, et comment s'appelle-t-elle ?
— Sam.
Tout l'avantage d'avoir un surnom mixte. Il peut tout à fait remplacer Samantha. De plus, je pourrais très bien réorienter la discussion vers Stargate SG-1, énerver mon père et lui faire se dire qu'il ne veut pas passer une minute de plus en ma compagnie. La science-fiction a tendance à l'énerver, et aujourd'hui, c'est une très bonne chose.
— Et comment l'as-tu rencontrée ?
— À l'extérieur pendant le bal d'hiver où je suis allé avec mon ex. Il s'avère qu'elle a même assisté à notre rupture. Elle en a beaucoup ri.
Revoir la tête tordue de Cassie m'offre même un sourire. Définitivement, je m'amuse beaucoup.
— Oh, vous ne traînez pas, vous les jeunes !
— Oui, on a un peu fait comme dans les Sims. Rencontre, premier baiser et première fois, tout le même jour.
Un froncement de sourcil. Je me sens bête, tout d'un coup. J'aurais dû évoquer la culture geek dès le début de notre repas. C'est lui qui m'aurait répondu par monosyllabes.
— Je ne connais rien à ce jeu, tu le sais bien. Quelle idée de vivre une vie virtuelle alors que la tienne est belle et bien remplie ?
Ton père est un con, déclare soudainement le monstre. Et pour une fois, je suis bien d'accord avec lui. Ce que j'aime dans les Sims, c'est que les discriminations n'existent pas. Personne ne te regarde de travers à cause de ta couleur de peau, de ta taille, de ton poids, de ton orientation sexuelle. Les seules fois où les Sims sont embarrassés, c'est lorsque quelqu'un entre dans les toilettes pendant qu'ils y sont. Il n'y a pas d'état d'esprit tendu lorsque deux Sims féminins s'embrassent au milieu du parc de Willow Creek. C'est ça, ce que j'aime dans ce jeu. Mais Papa ne peut pas comprendre. Enfin, une partie. Il ne m'a jamais raconté d'agression raciste, mais ça ne m'étonnerait pas qu'il ait dû en subir au moins une fois dans sa vie.
— C'est ce que j'apprécie, Papa. C'est comme ça. Et Sam aussi. À vrai dire, on partage cette passion des jeux vidéo et des séries de science-fiction. Pour notre deuxième rendez-vous, nous sommes allés voir Star Wars ensemble.
— Eh bien, si vous vous êtes trouvés... je m'excuse, mais je ne meurs pas d'envie de la rencontrer. Si elle est aussi intarissable que toi sur ces... hobbys dont je ne saisis pas le principe, il vaut mieux que je vous laisse à deux. D'ailleurs, je ne serais pas présent ce soir. Ta sœur m'a fait expressément comprendre que ma présence serait de trop.
— C'est pour ça que tu m'as invité à déjeuner ?
— Oui. Je voulais passer un moment en tête à tête.
— D'accord.
Il finit par comprendre que je n'ai plus envie de parler, et demande l'addition. Le trajet de retour se fait dans le silence, qu'il décide de meubler avec un peu de musique, actionnée par le chauffeur. Je n'accroche pas du tout, et je me décide à observer les alentours. Papa me dépose à la maison et repart aussitôt. Je ne sais pas où il va, et je m'en moque complètement. Quand je passe la porte d'entrée, Asra vient me rejoindre, et je lis l'inquiétude sur son visage.
— Ça va ?
Je regarde autour de moi. Il n'est plus là. Il n'y a que ma sœur chérie, qui m'accepte comme je suis, et qui est sans doute en train de me préparer quelque chose que j'apprécierais nettement plus que le repas hors de prix offert par notre père.
— Maintenant oui.
***
Je fais les cent pas à l'extérieur de la maison, juste derrière le portail. La plupart de mes invités sont arrivés et font la conversation avec Asra. Il ne m'en manque plus qu'un. Et je veux absolument le voir avant tout le monde.
Malgré la bonne après-midi que j'ai passée avec ma sœur, les événements de ce matin ne cessent de me revenir en pleine face. Je savais que mon père n'était pas spécialement tolérant, mais en avoir la preuve de cette façon, c'est assez douloureux. Au début, le monstre était d'accord avec moi. Il insultait mon père. Et puis après, plus naturellement, il s'est mis à m'insulter moi. À continuer à dire que c'est de ma faute tout ça, que je pourrais quand même faire un effort pour plaire à mon paternel. Être un jeune normal qui est avachi devant des séries mainstream, qui passe tout son temps avec ses amis et qui couche avec une ou plusieurs filles. À un moment, je me sentais sur le point de craquer, et j'ai abandonné ma place dans le salon pour me réfugier dans ma chambre. J'ai gribouillé je ne sais combien de feuilles, en pleurant. Drôle de manière de passer son anniversaire.
C'est pour cela que j'ai besoin de Samuel. Je veux simplement qu'il me dise que je ne suis pas un monstre et que tout va bien se passer. Exactement comme ce que je fais tous les matins pour lui.
— Hey, tu m'attendais ?
Il tient sur ses béquilles, un sachet sur son poignet gauche, qui doit être rouge sang à cause de la pression du plastique. Je me sens complètement con. J'aurais dû aller le chercher, surtout que je n'ai plus d'excuses. Quel imbécile je fais.
— Oui. Débarrasse-toi tout ça, dis-je en me mettant tout près de lui.
Il jette tout d'abord ses béquilles au sol, avant de poser délicatement son sac au sol. Il en porte également un sur son dos, qui ne bouge pas. Et puis, en l'observant, je me rends compte de la situation. Je lui demande d'être debout, alors que sa seule envie est sans doute de s'asseoir après tout ce voyage.
— Je suis horrible, murmuré-je.
— Je t'interdis de dire ça le jour de ton anniversaire. Allez, viens là. T'as besoin d'un câlin.
C'est tout ce que j'espérais. Qu'il m'enlace. Son pied plâtré râpe le sol, mais je suppose qu'il s'en moque. Il me serre fort contre lui, ses bras m'encerclant sans me broyer. C'est un vrai câlin d'amoureux.
Ma tête contre son épaule — nous faisons presque la même taille — je me laisse aller au bien-être. Je respire de grandes goulées de son odeur, je lui caresse le haut du dos, même si ce n'est pas très agréable avec son sac. Je profite de sa présence.
— C'est encore lui, n'est-ce pas ? Ce ne sont que des gribouillis Curtis. Tu es plus fort que ça.
— C'est mon père. C'est mon père qui a réveillé le monstre. Il m'a sorti des horreurs. Il juge. Il ne comprend pas. Il ne me comprend pas. Il doit croire que j'ai le cerveau lavé par tous les jeux auxquels je joue et toutes les séries que je regarde et qui ne dépeignent pas la réalité. Le monstre s'en est donné à cœur joie.
— Hé...
Il se recule, et pose ses deux mains sur la naissance de ma mâchoire. Il me caresse tout doucement les joues. J'ai l'impression d'être de la porcelaine. Je ne me suis jamais senti comme ça.
— Ton père est un con. Je pense que c'est d'ailleurs une qualité de beaucoup d'entre eux. Ils sont cons. Le mien l'était aussi, et pire encore, il s'est tué d'une manière particulièrement bête. Ne l'écoute pas. Je sais que c'est facile à dire. Mais tu sais quoi, à chaque fois que le monstre gratte ou que tu te rappelles ces moments compliqués, pense à quelque chose de bien. À un truc de gentil. Une parole, un sourire, un souvenir.
— Tes baisers, murmuré-je en souriant.
— Si tu veux. Lutte de cette manière. Parce que toi, tu n'es pas un con. Enfin si, mais non. Tu m'as compris.
— Au lieu de t'embrouiller, tu ne voudrais pas m'embrasser ?
Je sais qu'il n'acceptera pas une fois à l'intérieur, alors je me lâche un peu. J'y mets toute mon énergie, et peut-être un peu trop de langue pour que ça soit innocent. Voilà que je me frustre en me séparant de lui.
— Je te promets que je ne fuirais pas. À l'intérieur. Je serais près de toi.
— Tu n'es pas obligé, Samuel. Je ne te force en rien et je ne me vexerais pas. Ta présence me suffit. Par contre quand tout le monde sera parti, je vais certainement me transformer en glue.
— J'y compte bien ! Mais pour avant...
Son regard fuit légèrement. Ses joues sont rouges, et j'ai l'impression de le revoir en décembre, quand il avait honte de lui-même. Ce sentiment s'atténue de plus en plus. J'ose croire que c'est grâce à moi.
— Je veux être fier. Et beau. Comme à la Saint-Patrick.
Le souvenir réapparaît dans ma mémoire avec un flash vert. Il était magnifique ce soir-là. Lui-même. Délivré de son monstre. Et la danse qu'il a exécutée... elle bat toujours la mesure dans mes tempes. Je pense qu'il ne se rend pas compte qu'il est électrisant lorsqu'il danse. Qu'il a quelque chose.
— D'accord.
Je lui présente ma main, mais mon téléphone vibre au même moment. Un mail. Étant donné que j'ai fait une enchère pour acheter une théière à ma sœur en remerciement de tout ce qu'elle fait pour moi — elle les collectionne — j'ose regarder l'écran.
Le mail ne provient pas du site d'enchères. Non, c'est pire. Il provient du portail universitaire du Royaume-Uni. Et il m'annonce que mon dossier a été mis à jour.
— Oh bon sang, ne puis-je m'empêcher de dire.
— Un problème ? Une mauvaise nouvelle ?
— Je lis et je te dis ça.
J'ai l'impression que mon cœur bat à mille à l'heure. J'ai le sentiment prenant que toute ma vie future est en train de se jouer.
— Ce sont les universités. Les réponses. Je pense que je les ai toutes, pas que celles d'Irlande du Nord.
— Donc potentiellement, tu vas savoir si tu vas à Trinity ?
— Oui.
J'essaie de déceler quelque chose dans sa voix, mais je n'y parviens pas. Sans doute le stress. Je clique sur mon dossier, je rentre le mot de passe, et je commence à lire.
Je suis accepté à Queen's. Ça ne me fait ni chaud ni froid. Je l'ai inscrite pour faire plaisir à nos professeurs. Leurs cours d'informatiques ne sont pas très bons. Ils sont bien plus réputés pour les sciences humaines — c'est bien pour cela qu'Asra y est.
Je suis également accepté à Oxford. Là, c'est carrément signé. Je n'ai absolument pas un bon dossier pour entrer dans une université aussi prestigieuse. C'est Papa qui a tiré les ficelles. Il ne jure que par Oxford. Pas étonnant que Rahim s'y trouve.
Je suis sur liste d'attente pour Corelaine. Mon cœur s'en prend un coup. Je n'ai pas une mauvaise place — je suis troisième — mais ce n'est pas un oui franc et massif. Je ne vais pas jouer mon avenir sur un peut-être. C'est pour cela que la réponse suivante est d'une importance capitale.
Mon cœur accélère. J'y suis. Je pense à Trinity depuis mon entrée en Sixth Form. Le moyen de m'échapper de Belfast et des gens qui me détestent. Le moyen de m'échapper de ma réputation de méchant.
Nous sommes dans le regret de vous annoncer que malgré ses qualités indéniables, votre candidature pour notre université a été refusée.
Mon monde s'effondre. J'avale difficilement ma salive. Et la question de Samuel me fait sursauter.
— Alors ? Qu'est-ce que ça dit ?
Je vois la joie dans ses iris. Son sourire qui retourne le cœur. Et je ne peux pas briser tout cela. C'est pour cela que je m'entends dire.
— Je suis pris à Trinity.
Un cri qui pourrait en réveiller mes voisins. Il me serre à nouveau dans ses bras, en me félicitant et me disant que je suis le meilleur. Je surprends même quelques je t'aime. Et moi dans tout ça, j'ai juste envie de pleurer. Parce que je lui ai menti. Et parce qu'il se réjouit que je m'en aille loin de lui.
Ça veut tout dire. Nous avons une date de péremption. Et elle ne cesse de se rapprocher.
Je vous annonce que ce chapitre conclue le très long mois d'avril, et que je vis ma vie dans mon bunker. Voilà. Des bisous.
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