Avril - 7
Le Capitole n'est pas une personne à proprement parlé, mais toute une population. C'est la capitale de Panem, le "pays" de Hunger Games, où les gens les plus riches et les plus aisés vivent. Je les inscrits dans ma liste de méchants tout simplement parce que pour eux, voir des gamins se faire tuer dans une arène, c'est amusant. Ils parient sur des gens, sont tristes quand leurs préférés meurent, comme s'il s'agissaient d'une série, et non de véritables personnes derrière.
Lorsque je passe la porte de chez moi en ce dimanche soir, il est dix-sept heures quatorze. J'ai rajouté un quart d'heure sur le timing que j'avais donné à Asra pour éviter de faire une mauvaise rencontre. Je rentre dans le vestibule à petits pas, de peur de surprendre les adieux déchirants entre un frère et une sœur qui ne se voient jamais. Fort heureusement, lorsque j'arrive dans la cuisine pour me servir un verre d'eau pétillante, Asra est seule. Elle a posé ses mains sur une tasse de ce que je devine être du thé. Elle sourit mélancoliquement, mais n'ouvre pas la bouche. Moi, toujours un peu fâché de la manière dont elle m'a parlé samedi, je décide que je ne lui ferais pas ce plaisir.
— Je suis désolée, finit-elle par déclarer, alors que je referme la porte du frigo. Pour ce week-end. Je t'ai mis dans une boîte.
— J'ai l'habitude, Asra. T'en fais pas.
Je me mens à moi-même. J'avais l'habitude, avant. J'endossais ce rôle avec joie, parce que c'est celui qui convenait à tout le monde. Curtis ou Adil, le connard de service. Celui qui finira sa vie tout seul comme un caillou, ou marié à une fille qu'il n'aime pas. Un mec qui s'est renié toute sa vie, et qui ne s'est jamais accepté tel qu'il est. Un Pakistanais bisexuel.
Mais je ne suis plus cette version de moi. Je ne veux plus être dans cette boîte. Je la hais de tout mon cœur, parce que c'est la boîte du monstre. C'est celle qu'il me balance à la figure dès qu'il sort du placard et qu'il prend ma place. Et je ne veux plus y rentrer. Parce que depuis que j'ai rencontré Samuel, depuis que j'ai accepté mes sentiments pour lui, j'ai envie de brûler la boîte. Et je sais qu'un jour, je trouverais la bonne formule pour que ça soit fait.
— Non. Tu ne dois plus l'avoir, cette habitude. Ce n'est pas normal. Tu es en train de changer. Tu as pris tes responsabilités vis-à-vis de tes actions passées et tu veux changer. Je crie ça sur tous les toits, dès que la moindre personne te catégorise sans te connaître, mais je ne suis pas capable de l'appliquer à moi-même.
— Tu as téléphoné à Sheridan ? On croirait que tu t'es fait remonter les bretelles.
Elle m'offre une moue contrariée, je sais que j'ai visé juste.
— Non. Je savais très bien ce qu'il allait me dire, alors je me suis remonté les bretelles moi-même.
Je manque d'éclater de rire dans mon verre d'eau pétillante. Il manque quelque chose pour que ça soit bon. J'ouvre à nouveau le frigo, pendant qu'Asra continue.
— Il risque quand même de me remonter les bretelles.
— Pourquoi ? Vous avez une politique d'honnêteté absolue entre vous ? Surtout qu'en soi, ça ne concerne pas votre couple.
— Bah, Sheridan est ton pote. Et tu vas sans doute te plaindre que tu as dû passer le week-end à l'hôtel parce que ta famille est en carton.
Je déniche une bouteille de sirop de menthe, et je souris de toutes mes dents. Je ne savais plus qu'il nous en restait. Il y a même de la limonade. Je vais pouvoir me faire un diabolo.
— Une partie de ma famille est en carton, comme tu dis. J'ai une sœur plutôt exceptionnelle si tu veux mon avis. Elle n'est pas parfaite, mais bon, ça serait drôlement chiant.
Je me verse une grande rasade de sirop de menthe dans le verre que j'ai vidé, avant de mettre la limonade. J'en salive d'avance.
— Pour en revenir à l'hôtel, continué-je, je ne pense pas que je vais me plaindre. J'ai passé tout mon temps avec Samuel. Je ne me morfondais pas du tout sur mon sort.
Je repense à ces deux jours, le cœur battant à la chamade. Nous avons fait plus ou moins ce qui était prévu : rester au lit. Après sa douche et la mienne, nous avons commandé à manger en nous câlinant doucement, les yeux dans les yeux. Nous avons parlé, beaucoup. Nous nous sommes embrassés, pas assez à mon goût. Nous avons mangé un burger pas trop mal, en nous partageant les frites. Nous avons fait une petite sieste, du moins lui — moi, je l'ai regardé. Et nous sommes allés à la réunion des arcs-en-ciel anonymes. J'ai parlé de Rahim, en long, en large et en travers. Je sais que ce n'était pas l'endroit — j'en discute habituellement chez la psychologue — mais ça m'a fait beaucoup de bien. J'ai même dit quelque chose qui m'a valu des applaudissements.
— Avant, dans ce genre de cas, j'aurais laissé le monstre faire ses affaires. Il aurait sans doute blessé ma sœur d'une manière extrêmement violente, et peut-être même mes amis, s'ils avaient eu l'audace de prendre de mes nouvelles. Ou alors, je serais parti affronter mon frère sans la moindre préparation, et mon monstre se serait nourri de ma tristesse et de mon ressentiment. Mais maintenant, je ne suis plus tout seul. Quelqu'un est au courant pour le monstre et m'aide à le museler. Et ce quelqu'un, c'est mon copain. C'est grâce à lui que je n'ai pas lacéré ma pauvre sœur avec mes griffes. Et c'est grâce à ces réunions qu'on arrive à s'accepter ensemble, à accepter nos sentiments l'un pour l'autre. Parce que là aussi, on est compris. Alors, merci beaucoup.
Les applaudissements m'avaient surpris, et j'en avais même sursauté. Je n'avais pas l'impression d'avoir dit quelque chose d'exceptionnel. Mais apparemment, j'avais franchi une étape. La prochaine fois, on me donnera des devoirs à faire. Et on m'associera à un mentor. Il fonctionne à peu près comme les sponsors aux Alcooliques Anonymes : il sera là pour veiller à ce que je ne sombre pas à nouveau dans le gouffre du monstre. Je sais que Samuel en a déjà un, en la présence de Stanislas.
Le soir, nous avons d'ailleurs dîné avec lui et son compagnon dans un fast-food. Je le connais uniquement de nom, même s'il est dans mon groupe de discussion. Je n'ai que très peu parlé avec toutes les personnes que j'écoute raconter leur vie, parce que je ne suis pas très à l'aise et pas le plus sociable des garçons. C'est pour cela que la désignation du mentor me fait un peu peur. Mais Athol, le compagnon de Stanislas, m'a rassuré et proposé quelque chose.
— Tu sais Curtis, je peux être ton mentor si tu veux. Ça pourrait être une bonne idée qu'un couple sponsorise un autre couple. On sait ce que ça fait d'être deux arcs-en-ciel anonymes ensemble, et les dynamiques que ça apporte. Et puis vous êtes attachants tous les deux.
C'était bien la première fois que quelqu'un, hormis Samuel, me qualifie d'attachant. J'en avais perdu mon anglais jusqu'à ce qu'on me rappelle qu'il fallait que je donne une réponse. J'avais accepté.
Le soir, nous avions traîné dans les rues, toujours non loin l'un de l'autre. En rentrant, nous avons pris un bain en prenant tout notre temps, et nous nous sommes endormis dans les bras l'un de l'autre. Mais contrairement à cette étrange nuit en décembre, lorsque je me suis réveillé, Samuel était toujours à mes côtés, en train de me caresser les cheveux. Repenser aux sensations que ça m'a procurées me fait étirer les lèvres.
— Je crois que je t'ai perdu, me coupe Asra. Tu souris béatement en fixant le vide. J'espère que je ne suis pas aussi cruche quand je pense à Sheridan.
Je lui tire la langue en terminant mon diabolo menthe. Déposant le verre dans le lave-vaisselle, je lui réponds.
— Tu ne sais pas être cruche, ma chère. Je suis désolée de te l'annoncer.
— Bah oui, apparemment, c'est mon petit frère qui a tout pris, dit-elle en s'approchant.
Elle me gratte le sommet de la tête comme je le déteste, avant de se jeter dans mes bras. Le contact me surprend, et avant de lui rendre son accolade, j'écarquille les yeux.
— Je suis fière de toi, petit frère. Que tu sois sorti de ton placard tout moche et horrible et que tu sois béat parce que tu es amoureux. Tu as arrêté de te cacher et de te mentir. Et je suis désolée pour Rahim. J'aurais dû me battre pour toi, comme je l'ai fait avec Daisy. Et lui dire que tu nous laissais pour qu'on puisse passer du temps ensemble. Que tu te sacrifiais dans l'exercice.
— Je sais très bien ce qu'il t'aurait répondu. Que je fais ma victime. Mon pauvre petit chou. Que je ne mérite pas qu'on s'occupe de moi, qu'on s'intéresse à moi. Et que je ne suis pas à plaindre parce que je n'étais pas à la rue. Que Papa est bien con de me donner encore de l'argent. En soi, c'est plus ou moins l'unique chose qu'il fait pour moi. Et je suis certain que je ne suis pas le seul à avoir des parents riches qui s'occupent de leurs enfants en leur filant une carte bancaire presque illimitée. Vraiment Asra, ne te lance pas là-dedans avec Rahim. Tu risques d'être déshonorée comme moi.
Elle se sépare de moi, et reprend sa tasse de thé en me souriant discrètement.
— Oh, tu sais, il n'était pas très content quand je lui ai parlé de Sheridan.
Je fronce les sourcils. Elle sort avec lui depuis presque trois ans. Je pensais que notre frère était au courant — même si ça m'étonnerait qu'il s'y intéresse vraiment.
— Tu n'avais rien dit ?
Elle avale une grande gorgée de thé — qui doit être froid — et fuit totalement mon regard. Oh. Je vois.
— Non. Je me doutais de sa réaction. Il aurait préféré que je sorte avec un arabe ou mieux encore avec un Pakistanais. J'ai eu beaucoup de mal à lui dire que mon copain est blanc comme un linge.
Et soudainement, j'ai envie que Sheridan rencontre Rahim. Rien que pour qu'il déstabilise l'assurance de mon frère, qui voudrait qu'on reste entre nous dans ce pays de malheur. Il aurait pu retourner à Islamabad pour ses études, mais ce pays de malheur lui a offert une place dans une de ses universités de prestige. Et il n'a pas hésité à se lancer dans ses études de droit. De plus, il n'a strictement rien à dire sur les fréquentations d'Asra. Nous ne sommes plus au Moyen Âge.
— Je l'ai trouvé très hypocrite, tu sais. Il n'est pas au courant, mais je suis abonnée à son Instagram. Et figure-toi que Monsieur a une copine. Blonde, yeux verts, je mettrais ma main à couper qu'elle ne sait même pas où se trouve le Pakistan sur une carte. Et elle est très très blanche. Peut-être pire que Sheridan.
— Quoi ?
— Je te promets. Tu veux voir des photos ?
— Non, je te crois. Franchement, ça me dégoûte. Il fait exactement ce qu'il m'a reproché toute sa vie, avant qu'il se barre à Oxford. Et le pire, c'est que maintenant, il s'en prend à toi.
— T'inquiète pas, petit frère. J'ai la peau dure.
— Je n'ai pas envie que tu vives ce que j'ai enduré.
Je n'ai pas envie que tu développes ton propre monstre.
— Ça ne sera pas le cas. Je te le promets.
Une main dans mes cheveux, et encore un sourire.
— On se fait une soirée jeux de société ? change-t-elle de sujet.
— Tous les deux ?
— Oui. J'ai envie de passer du temps avec l'Adil de mon cœur.
Je siffle comme un serpent pour cacher le fait que ça me fasse plaisir. Je suis heureux que nous ayons remis les choses à plat entre nous. Ma sœur est un pilier important dans ma vie. Sans elle, je me serais déjà effondré de nombreuses fois. Et le monstre m'aurait dévoré.
***
Alors que je suis en train de marcher vers l'entrée de mon école, je sens mon téléphone qui vibre. Je peste déjà contre Coby qui me prévient sans doute qu'il va être en retard et que je vais devoir lui trouver une excuse pour notre heure de mathématiques ensemble. Quelle n'est pas ma surprise de découvrir le prénom de Samuel sur mon écran. Il ne communique jamais le matin. La plupart du temps, il attend le soir, pour que nous puissions discuter tranquillement. Et parfois, nous ne parlons pas pendant plusieurs jours sans que cela ne soit dérangeant. Chacun a le droit à sa vie. Avec le week-end que nous avons passé, je croyais très sincèrement que je n'allais pas avoir de ses nouvelles avant le milieu de la semaine.
— Hey ! dis-je en décrochant, me mettant à l'écart pour ne pas être entendu. Je croyais que tu ne serais pas levé à cette heure-ci, comme tu es en convalescence.
Je vais me cacher non loin du gymnase, sans rentrer dans l'enceinte de South Coast. Je n'ai pas envie qu'un surveillant me prenne mon téléphone.
— Je n'y suis pas. Je ne t'en ai pas parlé parce que je ne voulais pas t'inquiéter, mais je reviens aujourd'hui en cours.
— Qu'est-ce qui se passe Samuel ?
Mon cœur se retourne dans ma poitrine. Il a raison. Je suis inquiet, parce que je déteste le ton qu'il a utilisé. Je le déteste de toute mon âme.
— Je n'y arrive pas. Je suis devant Clear Lake et je ne peux pas rentrer. Je n'ai personne à qui en parler. Je n'ai pas vraiment de potes, Miho m'ignore un peu et je... je suis désolé, tu étais le seul que je pouvais appeler.
— Je suis là, meri jan. Dis-moi ce que je peux faire pour que tu te sentes mieux.
— Faire taire la peur qui me dévore l'estomac. Faire taire le monstre qui me répète que c'est bien fait pour moi, et que j'aurais dû mourir sur la table d'opération.
— Tout va bien se passer, meri jan. Je ne vais pas te faire l'affront de te dire qu'il ne faut pas t'inquiéter, parce que tu as vécu des choses horribles dans l'enceinte de cet établissement. Mais ça va bien se passer. Le monstre ne peut rien contre toi. Il est au fond de son placard, parce que tu te rappelles ? On l'a enfermé tous les deux. Tu n'entends pas les cliquetis du cadenas ? C'est le cliquetis de la victoire. Et puis toi, tu es un bloc, meri jan. C'est toi qui me l'as dit.
Il respire fortement à l'autre bout du fil. Je me souviens qu'il m'a parlé de sa préparation aux matchs. Afin de se calmer, il fait des exercices de respiration, tout en se concentrant uniquement sur ça. Alors moi, je fais la même chose. Je me cale sur son rythme, et je respire. Pendant de longues minutes, on ne dit rien. On respire simplement, en écoutant l'autre.
— Merci. Merci beaucoup.
— Je suis là pour toi, tu sais. Je te l'ai dit. Je ne laisse pas tomber mes proches qui ne vont pas bien. Si tu as le moindre problème, tu m'envoies un message ou tu m'appelles, d'accord ?
— D'accord. Et Curtis ?
— Oui ?
— Le mot arabe que tu as utilisé pour me qualifier, qu'est-ce que ça veut dire ?
— Ce n'est pas de l'arabe, c'est de l'ourdou.
— De l'ourdou ?
— Du Pakistanais, si tu préfères, même si en soi, ça n'existe pas. C'est l'une des langues officielles. Ma mère était libanaise, alors elle apprit l'arabe à ma sœur et mon frère. Mon père, lui, nous a transmis l'ourdou. Avec Sybil, on travaille notre arabe à la maison, pour ne pas perdre. C'est pour ça que tu ne m'as jamais entendu parler cette langue. Enfin si, avec Adil, au salon de thé. Mais tu ne savais pas ce que c'était. La plupart du temps, on ne fait pas vraiment la différence, parce que certains mots sont similaires.
— Merci pour la leçon, mais je voulais savoir ce que ça veut dire. Je ne sais pas spécialement le prononcer, et je n'ai pas envie de te vexer.
Il n'en démord pas, et mon cœur redémarre encore une fois. La première fois, il est sorti tout seul, mais les suivantes, j'ai choisi d'utiliser cet adjectif. Et je n'ai aucune idée de l'avis de Samuel sur le sujet. C'est peut-être un peu tôt pour l'appeler mon amour.
Fort heureusement pour moi, la sonnerie me libère de ce guêpier. Je commence à me diriger vers la grille, tout en expédiant ma conversation avec Samuel.
— Je suis désolé, je dois y aller. Rappelle-toi, n'hésite pas si tu as le moindre souci.
— Et toi, n'oublie pas que tu me dois une traduction !
Je raccroche, le cœur battant. Il va sans doute m'en vouloir, parce que je ne veux pas lui révéler la signification des mots que j'ai utilisés. Mais je préfère gérer sa petite colère à sa peur.
Je retrouve Coby devant notre salle de mathématiques, et il m'interpelle immédiatement sur ma soi-disant tête de déterré.
— Un problème avec ton dulciné ?
— Ce mot n'existe pas au masculin. C'est uniquement féminin.
— M'en fiche. Tu évites la question avec ta grammaire.
— Je pense que j'ai fait une gaffe. Avec Samuel.
— Tu lui as dit que son t-shirt ne lui allait pas et qu'il le grossissait ?
Je file un coup de coude à mon meilleur ami en me reposant contre le mur, attendant notre professeure.
— Bah alors, c'est quoi ? reprend-il. On dirait que t'as déclenché la troisième guerre mondiale avec ta tronche. Est-ce qu'il faut que je recommence le sandwich de Curtis ?
— Non. Pitié non. En fait... je l'ai appelé mon amour en ourdou.
— Je ne pensais pas que tu étais du genre à donner des surnoms débiles, mais okay. Et c'est quoi le souci ? Il aime pas l'ourdou ? Si c'est ça, c'est un connard, ton dulciné.
— Il a voulu savoir ce que ça voulait dire. Et je n'ai pas osé. Parce que je pense que je suis allé trop loin. Qu'on n'en est pas encore là. Et puis si ça se trouve, il trouve ça débile, comme toi. Moi aussi, je trouve ça débile. C'est sorti tout seul. Il m'a foutu les jetons, ce con !
Quelques visages se retournent sur ma réplique, et je baisse la tête. Ce qui est bien avec Coby, c'est qu'il nous fait oublier notre environnement. Avec quelqu'un d'autre, j'aurais sans doute refusé d'étaler ma vie amoureuse sur la place publique. En vérité, c'est Coby que Samuel aurait dû appeler pour lui calmer ses angoisses. Il aurait été plus doué que moi.
— Franchement, si tu t'inquiétais, il peut comprendre. Je le connais pas, mais j'pense que c'est pas un crétin. Il va pas te faire une tête au carré pour un surnom.
En réalité, je n'ai pas peur de la géométrie de Samuel. J'ai peur de son monstre. Sauf que je ne peux pas en parler à Coby. Il n'est pas au courant de l'existence du démon intérieur de mon petit ami. Et je ne me permettrais pas de lui révéler ce secret. C'est un truc entre nous.
— Tu sais quoi ? File-moi ton téléphone.
— Hein ?
— File-le-moi. Tu vas voir.
— La prof va arriver. Je n'ai pas envie qu'elle me le confisque.
— Tu fais chier, Curtis.
Il plonge la main dans mon pantalon, et déniche mon portable. Il rentre rapidement le code en insultant le fait que je pourrais être plus original que ma date de naissance, et il commence à taper quelque chose.
— Coby ? Je peux savoir ce que tu fabriques ?
— Je te rends un service. Je te connais, Curt'. Tu vas te recroqueviller dans ton coin en pensant que t'es qu'un con qui fait fuir toutes les personnes qui s'attachent à lui. Sauf que je te l'ai dit, ce n'est pas vrai. Alors je prends les devants, et je suis en train d'expliquer à ton mec les tenants et aboutissants.
— Hein ?
J'essaie de récupérer mon téléphone, sauf que Coby est un géant d'un mètre quatre-vingt-dix et que je n'en fais que soixante-quinze. Je rage. Il aurait dû faire du basket, au lieu du football.
— De toute manière, c'est envoyé. Tu veux que je te le lise ?
— Hors de question. J'ai des yeux et je connais l'anglais. Je peux le faire moi-même. Rends-le-moi.
Et au moment où je mets enfin la main sur mon téléphone portable, notre professeure arrive et me fixe avec un air noir.
— Razavi, rangez-moi immédiatement cet engin de malheur. Pas de ça dans ma salle de classe.
Je jure en arabe — les premiers mots que Sybil m'a appris — dans ma tête, prêt à étrangler Coby, qui me regarde avec un grand sourire aux lèvres.
— Désolé.
— Fiche-toi de moi, sifflé-je en m'installant.
Habituellement, j'adore les mathématiques. Je suis très bon, et la professeure m'aime bien — principalement parce que je suis intéressé par son cours. Mais aujourd'hui, c'est un vrai calvaire. Mon téléphone pèse mille tonnes dans ma poche, et ma seule envie, c'est de le regarder. Le pire, c'est quand je sens une vibration, significative d'une notification. Si je me souviens bien, je n'ai pas activé internet, alors il n'y a pas trop de possibilités. C'est Samuel qui vient de répondre à Coby.
Lorsque sonne enfin la fin de la première période, je m'empresse de sortir — nous avons deux heures de maths — pour regarder mon téléphone. Coby vient me rejoindre très tranquillement, les mains dans les poches et le sourire carnassier.
— Je te voyais ronger ton frein sur ta chaise, et je me suis mordillé je ne sais pas combien de fois les joues pour éviter d'éclater de rire.
— J'ai envie de te zigouiller. Si tu n'étais pas l'une des seules personnes à me supporter et à accepter mon amitié, je pense que je te zigouillerais.
— Oui, mais tu serais tout perdu sans moi.
Il passe un bras autour de mes épaules et se penche vers mon téléphone.
— Bah alors ? Qu'est-ce que tu attends ? La pause n'est pas très longue.
— J'ai la trouille. C'est ta faute.
— Je dis toujours qu'il vaut mieux avoir des remords que des regrets. Au moins, avec moi, tu n'es pas obligé de choisir.
Pour éviter d'écraser le pied de Coby, je déverrouille enfin mon téléphone, et je clique sur l'application de message, bien entendu agrémentée d'un petit un. Je remonte la conversation pour observer le message de Coby.
> Je vais y aller les deux pieds dans le plat et te révéler la vérité : ce que je t'ai dit au téléphone, c'était « mon amour » en ourdou (la langue du Pakistan, si tu sais pas). Et je le pense vraiment. Tu me fais sourire, je suis plus sympa depuis que tu es entré dans ma vie, et t'es un rayon de soleil dans mon existence un peu morose. Donc voilà, je pense que tu es mon amour. Et j'avais peur de te le dire, parce que je sais pas ce que tu penses de tout ça. Au moins, tu as mon côté de l'histoire. À toi d'écrire le tien ♥️
— Coby ? Tu as mis un cœur ?
— C'est ton copain, alors oui ! Ça va, j'ai bien choisi la couleur ? Je sais que tu adores le rouge. T'as même un autocollant sur ton ordinateur qui le dit.
— Je n'ai jamais mis de cœur à Samuel, dis-je, en détachant chacune des syllabes.
Un silence et une tête de poisson. Voilà tout ce que j'obtiens.
— Oups ?
— C'est ça, oups. Je te préviens, si ça mène vers une dispute, je te fais bouffer des insectes. J'en commande sur internet, je les fais griller au barbecue, et je te les fais bouffer.
Coby a une peur bleue de ces animaux. Bien qu'il veuille devenir vétérinaire, il préfère s'éloigner le plus possible de toute bestiole volante. Même les papillons, il les hait.
— Bon bah, je n'ai plus qu'à prier pour que Samuel soit quelqu'un de très compréhensif ou alors qu'il a saisi que ce n'est pas toi qui as écrit ça.
— Je ne l'ai jamais appelé mon rayon de Soleil, si tu veux tout savoir.
— Je sais. Toi, tu préfères mon amour.
Je prends plusieurs petites respirations d'affilée pour éviter de perdre mon calme et d'assommer mon meilleur ami avec mon téléphone. Au lieu de ça, je préfère lire la réponse de Samuel. Celle-ci s'étale en deux messages.
> Si je ne me trompe pas, je crois que tu t'appelles Coby, c'est ça ? Je ne pensais pas faire ta connaissance par portables interposés, mais soit. Merci de m'avoir dit la vérité, même si je pense que Curtis n'était pas très pour. Je peux comprendre. Je te remercie d'avoir joué les intermédiaires, mais est-ce que tu peux me rendre mon copain maintenant ?
Le second m'est destiné, à ce que je suppose. Coby a la décence de se taire et de laisser mes yeux naviguer sur les caractères.
> Maintenant, je m'adresse à toi Curtis. Je tiens juste à te dire que je suis extrêmement mal à l'aise avec les surnoms affectueux. Ce n'est pas que je n'aime pas, c'est simplement que c'est la première fois que ça m'arrive. Les sentiments, l'amour, l'impression que la personne est tout son univers. Et je n'ai pas envie de presser les choses entre nous. Je ne suis pas une voiture-bélier. Par contre, j'ai un truc à te proposer. Je suis désolé si la grammaire est bancale, j'ai utilisé un traducteur sur internet pour te poser la question. Je n'ai pas spécialement envie que Coby lise ça. Donc voilà.
La fin du message est en ourdou. Je souris. C'est une excellente idée. Et ça fera les pieds à Coby.
> Vis-à-vis de ce que nous avons partagé ce week-end, j'ai envie de t'appeler mon petit tigre. Est-ce que j'ai le droit ? 🖤
Je souris béatement, surtout que la phrase est terminée par un cœur noir.
— Pourquoi y a de l'arabe à la fin de ton message ? Et il est morbide, avec son cœur noir.
— Pour te faire parler, et ça marche. Il a dû comprendre que le concept d'intimité et de vie privée est un peu quelque chose d'étrange pour toi. Et le noir, c'est sa couleur, comme moi avec le rouge.
— C'est bon, c'est bon, je te lâche. Mais tu pourrais quand même me remercier. Il ne t'a pas fait la tête au carré.
— Te remercier de m'avoir piqué mon téléphone ? Même pas en rêve.
— Mais non, d'avoir exprimé ce qui se trouve vraiment au fond de ton cœur d'artichaut ! hurle-t-il presque en retournant en classe.
Avant de le suivre, je m'empresse de répondre à Samuel.
> Je suis d'accord pour le petit tigre 🐯 ♥️
Mon cœur est tout léger dans ma poitrine.
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