Août - 9

Aujourd'hui, c'est le grand jour. Celui où je commence ma toute nouvelle vie. Aujourd'hui, je vais obtenir les clefs de mon premier appartement en solitaire, dans une ville que je ne connais absolument pas.

Le rendez-vous est assez tôt dans la matinée, et je suis le seul réveillé. J'ai réussi à m'extirper des couvertures et surtout des bras de Samuel pour passer à la salle de bain et m'habiller. Et lorsque je reviens dans la pièce à vivre pour prendre mes affaires — je compte bien visiter un peu après cette sortie — je le retrouve en appui sur son coude en train de me fixer.

— Tu t'en vas comme un voleur ? Sans même un au revoir ?

J'ai pris ma décision hier soir. Celle de m'y rendre sans personne. Et maintenant, il va falloir que je m'explique avec la personne principalement concernée.

— Je comptais bien te dire au revoir, t'inquiète pas. Et je reviens. Ce n'est pas comme si je piquais le van et que je rentrais à Belfast sans personne.

— Je voulais t'accompagner. Découvrir ton appartement avec toi. Et sans doute l'inaugurer.

Je souris de travers. Ça ne m'étonne pas et je m'abstiens de dire que la même idée a traversé mon esprit.

— Je me doute. Mais j'ai besoin de faire ça seul. De franchir cette étape seul. Et puis...

Je pose une main sur sa joue, et mes doigts jouent immédiatement avec ses oreilles.

— Je dois montrer au monstre que c'est moi qui aie gagné. Que le genre de sortie qu'il a faite au début du voyage n'est plus possible. Et que j'aimerais qu'il s'étouffe bien fort dans son orgueil.

Je rapproche d'autant plus de Samuel, et mon souffle atterrit tout contre son visage. Bien malgré lui, il rougit au contact.

— Et pour l'inauguration, je compte bien la faire. Dans chacune des pièces, sans la moindre exception. Et là, j'aurais besoin de toi. Tout seul, c'est vachement moins marrant.

Je lui colle un baiser sur la joue que je tenais, et je m'en vais. Si je reste trop proche de lui, je sais que je ne vais plus vouloir décoller de la chaleur de ses bras. Au moment où je ferme la porte, je l'observe se rallonger, un sourire aux lèvres, la main posée sur le ventre.

***

Je suis en avance. Je n'ai pas pu m'en empêcher et je me suis activé en prenant le train me ramenant en ville. Sheridan a vraiment fait un très bon travail en sélectionnant cette auberge de jeunesse. Je n'avais pas beaucoup à marcher pour arriver à la gare, et elle m'amène non loin de mon futur chez moi.

Comme j'ai les moyens, je me suis permis de sélectionner un appartement dans le centre. Étant donné que je compte bien retenter l'université l'année prochaine, je suis proche de celle-ci et je pourrais m'y rendre à pied, sans dépendre de transport en commun ou de ma voiture. L'immeuble a également un garage à la location pour garer les véhicules, et ça, c'était un gros point positif.

L'agent immobilier arrive à l'heure, avec son attaché-case sous le bras. Il me salue en me serrant la main et me fait monter. Je suis au dernier étage, qui est bien souvent le logement le plus grand et plus intéressant. J'avoue ne pas avoir fait très attention aux photographies en me promenant sur le site. J'avais besoin d'une disponibilité rapide, d'un endroit où laisser le bolide et d'un emplacement stratégique face à Trinity. C'est tout.

— C'est rare que les étudiants soient seuls, m'indique le jeune homme alors que nous sommes dans l'ascenseur. Habituellement, ils sont avec leurs parents.

— Eh bien moi, non. Je prends ma vie en main tout seul.

Il sourit avec une gêne grandissante. C'est sûr qu'il ne doit pas voir des gens comme moi très souvent. À peine âgé de dix-huit ans, et avec un compte en banque assez fourni pour payer les quelque deux milles six cents euros par mois — je ne sais même pas combien ça fait en livres sterling.

— D'où venez-vous ?

Je sursaute à la question. Au moins, il ne s'embarrasse pas d'un masque d'hypocrisie et de « je ne vois pas les couleurs ». Je ne sais pas si j'aime ça ou si j'ai envie que cette visite se termine le plus rapidement possible.

— Pardon, cette question est très maladroite. J'ai simplement entendu un accent qui n'est pas celui de Dublin. J'ai passé toute ma vie ici alors je sais reconnaître quelqu'un qui n'est pas de la ville. Je ne voulais faire aucune supposition.

La rage montée comme une chantilly redescend au fond de mon ventre et je souris pour lui montrer que tout va bien.

— Je suis de Belfast.

— Oh, la petite sœur !

Je ris à l'appellation. Je serais sans doute une honte pour tout habitant de Belfast, puisque je ne connais pas son histoire. Je sais simplement qu'elle a été séparée du reste de l'île par l'Angleterre, et que beaucoup de personnes en veulent encore à la Reine. Le pire est encore à venir, avec la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. Le passage aux frontières va être bien plus compliqué.

— Oui, dis-je, en voyant le numéro de l'étage s'allumer.

L'agent sort de la cabine et déverrouille la porte juste en face de l'ascenseur. Au moins, les futurs visiteurs ne vont pas se perdre. Il ouvre en en faisant des caisses, comme s'il me montrait l'endroit le plus beau du monde.

La première chose que je remarque, c'est que les photos sur le net n'ont pas menti. L'endroit est incroyablement lumineux. C'est sans doute dû aux grandes baies vitrées, qui sont sur ma droite. Elles s'étalent sur toute la surface du salon, et comportent une porte, qui mène au balcon. Juste avant ça, il y a justement le salon. Les meubles sont de couleur neutre, dans les tons bruns et crème, et je ressens une pointe de déception. Avec des murs blancs, il y a besoin de couleur dans un environnement pareil. Même si ça fait vieillot, je sens que je vais investir dans une couverture pour le sofa. Un beau rouge cerise sera parfait.

— Comme nous l'avons indiqué, l'endroit est totalement équipé. Une télévision, des plaques à induction et un réfrigérateur dernier cri. Vous avez également à votre disposition toute une batterie de cuisine, et quelques robots qui peuvent vous aider à concocter des petits plats.

Mon esprit vagabonde et j'imagine parfaitement Samuel, vêtu d'une de mes chemises, en train de me faire des brownies au chocolat. Je ne peux pas m'empêcher de sourire.

— C'est parfait.

La cuisine étant ouverte sur le salon, je peux apercevoir les meubles en bois foncé qui la meublent, ainsi que les fauteuils de bar qui servent de table.

— Passons à l'espace nuit, voulez-vous ?

Je hoche la tête et nous avançons dans l'appartement. C'est quelque chose que j'avais remarqué sur le site, lorsque j'ai émis ma demande de location. Il y a du parquet au sol, et j'adore le bruit qu'il fait quand on y marche. Ça donne des allures de vieille maison à l'endroit, alors que je suis son tout premier locataire.

— Les plans initiaux comportaient une baignoire dans la salle de bain, mais les propriétaires ont préféré opter pour une douche à l'italienne.

— Pour tout vous avouer, j'en suis ravi. Je n'ai jamais aimé les baignoires.

Et puis, c'est bien plus pratique, à mes yeux, de prendre une douche à deux qu'un bain. Juste comme ça.

L'agent me sourit et m'ouvre la porte. La salle de bain est tout à fait basique — je m'attendais à une touche de modernité industrielle, comme dans le reste de l'appartement — et la douche trône bien au fond. Les parois sont encore transparentes à souhait.

— Et maintenant, la chambre à coucher.

Sur les plans fournis par l'agence, il y avait un bureau qui était mentionné. Sa dimension n'était pas exprimée, et je prie pour qu'il soit suffisamment grand pour que je m'y installe avec deux écrans pour travailler. Je n'ai pas envie de courir dans les magasins de meubles pour en dégoter un nouveau.

Le lit est d'une taille tout à fait raisonnable — je ne risque pas d'écrabouiller Samuel quand il viendra dormir — mais pas non plus king. Même si c'est très commun dans les maisons comme celle de mon père, je n'ai jamais aimé ça. J'ai l'impression d'être à des kilomètres de mon copain et de devoir me lancer dans une expédition pour le retrouver. C'est ce qu'il s'est passé au bal de juillet, et il en a ri au réveil, lorsque nous étions chacun à un pôle.

Heureusement pour moi, le bureau est presque imposant, par rapport à la taille de la pièce. Le siège sera inévitablement changé — j'ai déjà fait des recherches pour des fauteuils ergonomiques — mais je n'aurais pas besoin de courir dans un entrepôt géant pour me dégoter un espace de travail décent. Le seul problème de cette chambre, ce sont les grandes fenêtres, les mêmes que dans le salon. Le soleil est une vraie plaie, même avec le meilleur des écrans.

— Quel est le système pour les volets ?

— Électrique. Vous avez une télécommande sur la table de chevet, si vous souhaitez essayer.

Je m'empresse de cliquer sur le bouton afin de les abaisser, et tester l'obscurité. À mi-parcours, la chambre est déjà bien dans la pénombre, largement suffisant pour voir quelque chose sur l'écran de mon ordinateur.

— Vous n'aimez pas le soleil ? s'amuse l'agent.

— Mon futur travail ne l'apprécie pas, en effet. Programmer avec le soleil qui fait des reflets, ce n'est pas très agréable.

— Oh, je vous pensais étudiant ! Veuillez m'excuser.

— Il n'y a pas de mal. Je devrais l'être. J'avais postulé à Trinity, mais je n'ai pas été pris. Je compte bien retenter mon coup l'année prochaine, et pendant ce temps, je vais travailler en free-lance. J'ai déjà quelques cordes à mon arc, même si rien ne vaut un diplôme universitaire.

— Je suis désolé.

Je souris, les yeux un peu perdus dans le vague.

— Ne vous inquiétez pas. L'échec, ça arrive, et je ne me laisse pas abattre.

— Vous savez que Trinity offre des cours du soir ? Je ne sais pas s'il y a de l'informatique dans le lot, mais c'est quelque chose pour laquelle l'université est assez reconnue. Souvent, ça s'adresse à des personnes qui veulent reprendre leurs études, ou qui doivent cumuler avec leur job alimentaire. Les inscriptions se déroulent en ce moment, pendant les dernières semaines d'août.

— Sérieusement ?

— Oui. Mon oncle est prof là-haut. Je peux vous indiquer le chemin si vous le souhaitez.

— Avec plaisir !

Nous repassons au salon pour les dernières précisions et la remise officielle des clefs. Il m'explique que l'immeuble dispose d'une salle de sport, d'un lavomatique et même d'un pressing. J'ai également accès à un garage et à une cave, compris dans mon loyer et les charges éventuelles. L'eau et l'électricité sont déjà fonctionnelles, et je peux m'installer dès que je le désire. Et au moment de redescendre, après avoir fermé la porte de mon nouveau chez-moi, l'agent m'explique la route pour me rendre à Trinity.

— Il vous suffit de marcher pendant une petite quinzaine de minutes et vous y êtes.

En sortant de l'immeuble, il me donne même la direction que je dois suivre. Je le remercie bien chaleureusement et je me mets immédiatement en route. J'ai bien fait de prendre mes écouteurs avec moi. Je me plonge dans ma musique avec un immense sourire aux lèvres.

Les sensations qui m'envahissent sont exactement celles auxquelles j'aspirais quand j'ai pris la décision de déménager à Dublin. Le sentiment le plus fort, c'est celui de liberté. Ici, personne ne me connaît. Personne ne sait ce que j'ai fait à Belfast. J'ai encore tout à faire, et c'est ça qui me plaît tant. Me présenter, faire une bonne impression aux gens que je peux rencontrer, être quelqu'un de bien. Pas besoin de craindre qu'on me fixe de travers parce qu'on a appris de sales histoires sur mon compte. Belfast sera toujours ma maison — je n'arrive pas à considérer le Pakistan comme tel — et je l'aimerais toute ma vie. Mais l'attrait de Dublin est trop fort. Celle de recommencer une vie sans Monsieur Gribouillis.

Je dois avoir l'air étrange à sourire à tout va, mais je ne peux pas m'en empêcher. Je crois bien que je suis heureux.

***

À Meri jane : Regarde où je suis !

Je me doute bien que Samuel ne sait pas à quoi l'université de Trinity ressemble, mais c'était plus fort que moi. Pour être parfaitement honnête, j'avais envie de passer la voir. Je ne sais pas si c'était pour me faire du mal ou l'utiliser comme une carotte pour mettre toutes les chances de mon côté pour l'année prochaine. Mais maintenant, une troisième option s'offre à moi. On m'a fermé la porte d'entrée ? Je m'en moque, je passe par celle du jardin. C'est un bon comportement de méchant.

Bien que nous soyons à un mois de la reprise des cours pour les nouveaux étudiants — un peu moins longtemps pour les autres années —, le campus est déjà bien peuplé. Mes yeux se promènent partout, et accrochent principalement l'immense tour avec un clocher qui se dresse devant moi. Les piliers forment une arche sous laquelle on peut passer sans problème. Quant au sommet, il est arrondi et agrémenté de grandes fenêtres. Un étudiant en architecture ou même en histoire serait sans doute capable de me dire quel est le style des colonnes. Au-dessus, sur le toit en pierre, tout aussi arrondi, se trouve ce qui ressemble à une lanterne. Il faudrait que je revienne de nuit, pour l'observer plus attentivement.

Afin de ne pas trop ressembler à un touriste, j'avance à grands pas vers le centre du campus, dans l'espoir de trouver des flèches m'indiquant un bureau d'inscription pour les cours du soir. Mes yeux naviguent à toute vitesse, si bien que je ne vois pas la personne dans laquelle je rentre sans le moindre ménagement.

— Oh, pardon !

Je retire rapidement mes écouteurs et j'aide cette fille à ramasser ses livres. Je ris intérieurement. On dirait le début d'une comédie romantique clichée.

— Je ne vous en veux pas. J'étais pareille la première fois que je suis venue.

Elle me sourit en tenant tous ses bouquins contre elle. Avant qu'elle s'en aille, je mets mon égo de côté et je lui demande où se trouvent les bureaux d'inscription pour les cours du soir.

— Juste à côté de la bibliothèque. C'est là que je me rends, je peux vous guider si vous voulez.

J'accepte avec joie et nous commençons à marcher en silence. Mon téléphone vibre dans ma poche, et je le dégaine le plus discrètement possible. Comme je m'y attendais, c'est Samuel qui me répond.

> Je ne connais pas le coin, mais je me risque à deviner. C'est l'entrée de Trinity ?

J'envoie un pouce en l'air pour valider, et un second message apparaît à grande vitesse.

> Et ça va ? Tu tiens le coup ? Ça ne fait pas trop mal ?

Je fixe les alentours, la jeune femme qui m'accompagne et le ciel un peu grisonnant. Le monstre ne s'est pas manifesté depuis Galway et la crise de jalousie qu'il m'a offerte. Peut-être qu'il ne supporte pas l'air de la République d'Irlande ? Si c'est le cas, c'est tant mieux.

> Non. Tout va bien. C'est vraiment magnifique, et ça me donne envie de me donner à fond pour y rentrer l'année prochaine.

Pour toute réponse, je reçois un assemblage de cœur noir et de cœur rouge. Ils nous représentent, assurément. Samuel est dégoûté que nos téléphones ne disposent pas de gris, et il est même prêt à envoyer un mail aux compagnies qui se chargent de la création des emojis. Il m'a même demandé d'en créer un moi-même. Ça a été compliqué de lui expliquer que ce n'était pas vraiment mon domaine de prédilection. Parfois, pour faire illusion, il rajoute un cœur blanc au milieu. On dirait un drapeau.

— Tes parents qui s'inquiètent que tu sois arrivé à bon port ?

Sans relever la tête de mon téléphone, je déclare.

— Non, mon mec.

Mon cœur se fige un millième de seconde au fond de ma cage thoracique, et je n'ose plus regarder ma voisine. Pourtant, je pourrais voir son grand sourire sur ses lèvres, accompagné de quelques mots.

— C'est mignon. Il est d'ici ? De Trinity, j'veux dire.

— Non. Il va à Coleraine en septembre. On est en vacances avec des potes. On vient de Belfast.

— J'ai toujours voulu visiter Belfast. Il paraît que c'est très joli.

Mes yeux trouvent les iris bleus de ma guide, et son visage avenant. C'est une formalité. Pour elle, la grosse annonce, c'est une formalité. Je crois bien que je pourrais me liquéfier, mais je ne sais pas par l'action de quel sentiment. Le bonheur, le soulagement, l'appréhension ? Et puis, tout au fond de moi, opposé à l'armoire, je crois que je le trouve. La liberté. Parce que je suis libre de le dire à qui je le désire, sans honte ni dégoût. Je suis libre de me taire ou de le crier sur tous les toits. Ça ne dépend plus que de moi — et aussi de la situation, au moins un petit peu.

— C'est une ville magnifique, mais je dois avouer que Dublin n'est pas mal non plus.

— Tu vas vite t'y faire. Il y fait bon vivre, je te le certifie.

Elle s'arrête et je me retourne. Nous sommes devant les bureaux pour les inscriptions aux cours du soir, comme elle me l'a indiqué. Elle me présente sa main qui ne tient pas ses livres, les lèvres étirées.

— Je suis ravie de t'avoir rencontrée. Si jamais tu as besoin de quelque chose, je travaille au bureau des étudiants. Je m'appelle Norah. Et toi ?

C'est la première fois que j'hésite. La première fois que j'ai le choix de donner celui que je veux. C'est la première personne que je rencontre sans formalité, ici, à Dublin. Alors je marque le coup. Je marque ce début d'un grand trait rouge. Je marque cette liberté de mon prénom.

— Adil. Je m'appelle Adil. 


La prochaine fois, on commence Septembre, AKA le dernier mois. Bien entendu, je vous écris ça depuis mon fameux bunker. Vaut mieux se protéger. 

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