Août - 6
L'après-midi est consacré à la visite de monuments historiques : tout d'abord la tour, à la couronne de Banda, qui a été baptisée ainsi en hommage à la déesse patronne de l'Irlande, du même nom. Cette fameuse tour a été construite par les Anglais, puis réutilisée comme tour de signal, puisque nous avions une excellente vue sur la mer et ses environs. D'après le patron du bar dans lequel nous avons déjeuné, la pointe de Malin était le dernier bout de terre aperçu par les personnes se rendant en Amérique pour y démarrer une nouvelle vie.
Un peu plus loin, nous avons joué avec notre vertige, dans un endroit portant le doux nom de Hell's Hale, ou Trou de l'Enfer. Les rochers y sont escarpés et plongent presque tout droit vers un océan parfaitement déchaîné. La mousse était d'une certaine blancheur, accompagnant le bleu foncé de l'eau. C'était effrayant, et en même temps, magnifique à souhait. C'est quelque chose qui me plaît particulièrement dans ce voyage : admirer la Nature, reprendre ses droits, et venir se fracasser contre la pierre, la râpant au fil des années qui passent.
Sheridan a refusé de se pencher pour regarder, parce qu'il a le vertige. Il a déjà une peau effroyablement blanche, et je ne pensais pas le voir blanchir plus encore. Nous ne sommes pas restés trop longtemps pour qu'il ne se sente pas seul, plus loin dans les terres, se bouchant les oreilles pour ne pas entendre l'eau se fracasser contre les rochers.
Bien entendu, nous avons discuté de Star Wars avec Coby et Samuel, débattant sur le prochain film de la saga. À la fin du septième, qui est sorti il y a un an et demi, Rey, l'héroïne, rejoignait Luke sur sa planète solitaire, et lui tendait son sabre laser. D'après le gérant du bar, admirablement bien renseigné et qui a eu la joie de rencontrer Mark Hamill, Luke en chair et en os, toute l'équipe du film est venue s'installer début deux mille seize pour commencer le tournage de ce fameux huitième épisode de la saga. Ce tournage en question était entouré de mystère. Les lieux ont été bouclés, et quiconque approchait se faisait renvoyer par la sécurité. La seule chose que les habitants ont pu apercevoir, c'est une sorte d'ovale, construit de toute pièce par l'équipe. Heureusement qu'ils savaient qu'un film de science-fiction tournait là, où ils auraient cru à une invasion extra-terrestre.
— Dis, m'avait soufflé Samuel, alors que nous repartions vers notre combi.
Nous étions à l'arrière du petit groupe, pour pouvoir nous frôler les mains. L'avantage, avec la nature, c'est qu'elle est immense. Il y a bien d'autres personnes qui étaient présentes cette après-midi, mais nous ne les avons pas croisées.
— Oui ?
— On ira le voir ensemble ?
Ses doigts se sont infiltrés entre les miens, jouant avec ma chair de poule. J'adore quand il est comme ça, avec son côté canaille. Ça me fait fondre, et ça me rappelle le soir où je l'ai rencontré.
— De quoi ? m'étais-je amusé, alors que je savais parfaitement de quoi il parlait.
— Le huitième épisode de la saga des Skywalker. Toi et moi, dans le noir, en décembre.
Je rejoue notre deuxième rendez-vous. Mes nerfs en pelote. Sa main sur mon genou. Ses doigts se déplaçant sur les accoudoirs. Ma panique interne. Et mes sens qui ne savaient plus sur quoi se focaliser.
— Oui, mais il va falloir le voir deux fois, avais-je lancé, en souriant malicieusement.
— Deux fois ? Et pourquoi cela ?
— Parce que pendant la première, on aura fait que s'embrasser, et on ne comprendra strictement rien de l'histoire. Donc, il faudra le voir deux fois. Comme ça, on pourra essayer de retrouver des souvenirs de ce voyage, et le raconter à Coby.
Encore une image devant mes yeux. Cette fois-ci, ce n'est pas quelque chose de passé. C'est un fantasme du futur.
Un restaurant de burger, mais absolument pas aussi bon que le nôtre, celui du BurgerFast. Un téléphone entre nous, coincé sur la caméra. Et le visage souriant et boudeur de mon meilleur ami, à qui on décrit les paysages enchantés que l'on a visités cet été. La nostalgie qui nous envahit. Et cette promesse de recommencer, plusieurs années plus tard. Une vraie promesse d'ado.
— D'accord. Alors je prends rendez-vous avec toi. Le week-end de la sortie de Star Wars huit.
Il m'avait lancé son regard, celui qui veut dire j'ai envie de t'embrasser, là, maintenant, tout de suite, mais je ne peux pas. Je lui avais répondu de la même manière, subissant pour la première fois de ce voyage la frustration de ne pas être qu'à deux.
Une fois dans le véhicule, nous nous sommes intéressés à quelque chose de bien plus trivial que les rendez-vous amoureux. Nos estomacs.
Le fameux combi de Coby possède une sorte de mini frigo pas bien grand, mais qui nous permettra de nous nourrir d'autre chose que d'aliments secs. Le problème principal, c'est qu'il est vide, tout comme les placards.
— Désolé les gars, je peux pas être partout ! s'est excusé Coby quand on s'en est rendu compte.
Fort heureusement pour mon meilleur ami qui se sentait un peu nul sur le coup, il y avait une petite boutique d'alimentaire non loin du centre de la ville, et du parking où nous avons stationné le van. On est donc partis à pied, armés de nos sachets.
— On prend un max de produits secs, crie Coby alors que nous déambulons dans les allées. Genre des pâtes et du riz. Je sais que c'est pas très original ni très diététique, mais on est en camping et entre gars. On aura qu'à faire du sport pour éliminer tout ça.
Samuel, qui est juste à côté de moi, me fixe avec un regard suggestif au possible. Je mentirais si je ne disais pas que j'ai pensé à la même chose que lui.
— Obsédé, lui glissé-je en attrapant un bocal de sauce tomate.
— Ne fais pas ta sainte nitouche. On est faits du même matériel, toi et moi. Et tes joues sont toutes rouges.
Je siffle entre mes dents en posant le bocal dans le sachet, et je continue ma route comme si de rien n'était. Je remarque bien qu'il veut rajouter quelque chose, mais la Force est avec moi, puisque Sheridan surgit dans notre allée avec trois paquets de pâtes de différentes sortes.
— Ça va les gars ? Vous tirez une de ces têtes.
Je m'empresse de le rejoindre, laissant Samuel tout seul avec la sauce tomate. Je fais semblant de m'intéresser à la variété des pâtes sélectionnées par mon ami.
— Je dérange ? chuchote-t-il.
— Pas du tout. Tu me sauves un peu la vie. Je viens de fuir une conversation.
— Rien de grave ? Les disputes, c'est galère, surtout quand on voyage ensemble.
Je souris, en fixant Samuel. Ses yeux noisette sont braqués sur moi, brûlants à souhait. C'est une vraie tentation sur pattes, alors qu'hier, à cette heure-ci, nous étions bien plus proches.
— T'inquiète. C'est tout l'inverse.
Je me retourne pour éviter de me faire déshabiller du regard. C'est déstabilisant à souhait.
— Vous devriez passer par le rayon pharmacie alors. On est jamais trop prudents. Et comme on dit, la protection avant tout.
Le sourire de Sheridan se déplace au coin de ses lèvres, et il m'abandonne là, non sans me faire un salut.
— T'es con ! hurlé-je, me moquant complètement du fait d'être entendu par les autres clients.
Je décide de terminer les courses tout seul. J'achète des bonbons qui plairont à tout le monde, et un pack d'eau. Je suis le deuxième à sortir du magasin chargé comme un mulet, derrière Coby, qui patiente assis sur un petit pilier, le nez en l'air.
— Bah, t'es tout seul ? m'interroge-t-il.
— Ouais.
— Un souci ?
— Nope.
— T'es sûr ? J'aimerais pas que l'ambiance se casse la gueule. Ça se passait bien jusque là. Et tu sais que je suis le pro pour réconcilier les gens. Quand Sheridan et ta sœurette ont fait leur comédie, c'est moi qui ai trouvé l'idée de les coincer pendant une sortie.
Je souris à ce souvenir, me rappelant surtout que Samuel et moi étions au même endroit et que nous nous sommes à peine adressé la parole. Si j'avais su.
— Coby ? répliqué-je, en ouvrant un paquet de crocodiles en gélatine.
— Oui mon cher meilleur ami que j'aime tant ?
Je lui tends le paquet, comprenant où il veut en venir avec cet excès de compliments.
— Je suis en train de prendre sur moi, là. Donc plus de questions sur Samuel, ou je te raconte ce qui me traverse la tête.
Il avale l'animal gélifié de travers et commence à tousser. Je brise mon pack d'eau pour lui tendre une bouteille.
— Désolé.
— Continue à prendre sur toi. S'il te plaît. Le porno gay, c'est pas mon truc.
Je ne peux pas m'empêcher de rire. Je ne me moque pas de lui, et il le sait.
— T'inquiète. On est pas du genre à faire ça devant du public. Et on possède un truc qui s'appelle la décence.
— Je suis ravi de le savoir. Donc en gros, tu fais la gueule parce que t'aimerais te taper ton mec et que tu peux pas.
— C'est ça.
— Bah écoute, va falloir t'y faire. Vos petites vacances de couple, vous vous les ferez après les nôtres. Et colle à nouveau ton sourire sur tes lèvres parce que le reste du monde est là.
En effet, les trois garçons sortent du magasin avec leurs sachets et se dirigent vers nous. J'adopte un comportement tout à fait normal en piochant dans mes crocodiles. Samuel s'approche de moi comme un aimant et me fixe avec un air franchement dégoûté.
— T'aimes ça toi ?
— Ouais. J'adore ça depuis que je suis gosse. J'en achetais des sachets entiers en sortant des cours.
D'ailleurs, c'était un autre point commun avec Eliot. Un jour, on a même été malade tellement nous avions mangé des crocodiles en gélatine.
— On dirait du plastique. Je déteste ça.
Je lui tire la langue, sans doute un peu colorée, avant de répliquer.
— Tant pis, ça en fera plus pour moi.
Après avoir partagé mes victuailles avec les personnes ayant du goût, nous nous remettons enfin en route vers le combi. Nous établissons notre camp pour la soirée et la nuit près d'une plage à la vue absolument magnifique.
Nous nous décidons pour des pâtes — comme c'est étonnant — avec de la sauce tomate. Coby, plein d'aventure, chope sa fourchette et son assiette et va dîner sur la plage. Je le suis avec joie, tout comme Samuel, en laissant les deux fainéants à l'intérieur.
Après notre frugal dîner, nous restons sur le sable à observer les vagues. Ce n'est peut-être pas un paysage de carte postale et il ne fait pas très chaud, mais ça fait beaucoup de bien. Le soleil se couche tranquillement sur l'eau, et je souris doucement. Samuel m'imite, avant de se lever en attrapant nos assiettes. Je hausse les deux sourcils d'incompréhension avant qu'il déclare.
— Tu vas me prendre pour un nul, mais j'ai froid. Je rentre réveiller les deux autres pour faire une partie de cartes.
Il hésite quelques secondes avant de m'embrasser le sommet de la tête en étirant les lèvres. Je prie pour ne pas rougir, parce qu'il est vraiment mignon comme ça, et que je ne souhaite pas gêner mon meilleur ami.
— C'est cool qu'il s'entende bien avec eux, commence Coby en se tournant vers la mer.
Une pique pointe dans mon cœur. C'est raté pour la gêne.
— Je suis désolé si tu es mal à l'aise. Je lui dirais d'arrêter si tu veux.
— Non ! C'est pas ça qui... c'est pas parce qu'il... avec ton front. T'es enfin heureux et tu oses t'afficher, il est hors de question que je te renvoie dans ton armoire monstrueuse. Je... en fait, je suis content d'être tout seul avec toi parce que je dois te parler.
Ses yeux rencontrent à nouveau les miens et je sursaute. C'est effroyablement rare d'avoir affaire à ce genre d'expression faciale sur le visage de Coby. Le sérieux et la peur. Surtout la peur.
— Qu'est-ce qui se passe ? Tu me fous un peu les jetons.
Il se racle la gorge et baisse le regard. Ses pieds jouent dans le sable et semblent le fasciner complètement. Mon cœur s'affole au fond de ma poitrine. J'élabore toutes sortes de scénarios compliqués qui le concernent.
— C'est pas facile à dire, mais il faut que je le fasse. Il est temps et y a plus de risques.
— Plus de risque de quoi ?
Ma main se pose sur son bras, et j'essaie de capter ses iris marron. Il m'évite toujours, mais il ne se dégage pas.
— Je sais que t'as été amoureux de moi.
Ma respiration se coupe au fond de ma poitrine et le monstre part dans le plus gros fou rire de son existence. Je m'efforce de le faire taire, et de reprendre une contenance.
— Je l'ai remarqué tout seul, pour une fois. Pas à cause de remarques des gars, ou même de Sheridan. Je l'ai compris au fur et à mesure. Et puis je... je t'ai surpris dans les douches.
Je m'éloigne totalement de lui. Ma cage thoracique est un marteau piqueur. Je suis sans voix.
— Je t'ai entendu murmurer mon prénom alors que tu te faisais du bien. Et ça m'a rendu triste.
— Hein ?
— Je... je te voyais te débattre avec toutes ces attirances, un poing serré parce que tu te détestais. Et pendant un moment, j'ai pensé à... répondre à tes sentiments. J'ai essayé de me convaincre que ça allait passer. Après tout, tu m'avais déjà embrassé avec le jeu de la bouteille et j'en étais pas mort.
Ma salive a un goût de bile lorsque je l'avale. Je suis incapable de fixer mon meilleur ami.
— Et qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ?
— Toi. Je me suis dit que me sacrifier comme ça ne servirait à rien parce que ça ne t'aiderait pas à t'accepter, à t'aimer ou te pardonner. C'est toi qui devais faire ce chemin et je n'étais pas la bonne personne pour t'accompagner. Moi, je suis la lampe qui illumine le tunnel, je ne suis pas le guide.
Il se tourne vers le combi et sourit. Le guide dont il parle, il est là-haut avec les autres. J'ai fini par le trouver.
— Et puis... je mourais de peur de perdre ton amitié. Je ne voulais pas être un deuxième Valentin pour toi, et que tu te retrouves sans plus personne. Ça aurait injuste pour toi et je ne sais pas...
— Je pense que je serais devenu comme Valentin.
Mes yeux se perdent sur mes poignets. Le monstre se repaît de ma culpabilité. Je sais que j'ai été l'instigateur de certaines des cicatrices de Valentin. Et qu'il aurait pu m'en causer, à moi aussi, si j'avais eu le courage. Si je n'avais pas eu le monstre.
Les mains de Coby viennent trouver les miennes et entrent dans mon champ de vision toujours baissé. Je suis incapable de relever la tête vers lui, croiser ses iris marrons mélancoliques.
— Je suis désolé de te sortir tout ça maintenant. Fallait que ça sorte. Et... je voulais que tu sois heureux quand je le ferais. C'est égoïste, mais ça me permet de ne pas culpabiliser de ne pas avoir eu le courage de...
— Coby.
Nos visages se retrouvent. J'essaie de sourire, mais ça doit être tout tordu. Je colle mes mains sur ses joues, comme un sandwich. Mais l'heure n'est pas à la rigolade. Je n'ai jamais été aussi sérieux de ma vie.
— Je suis incroyablement heureux que tu n'aies rien fait. Parce que ça m'aurait tué, de te perdre, de perdre ton amitié, de perdre mon frère. Je t'aime de tout mon cœur, mais comme Sybil. Tu as pris la place de ce membre de ma famille qui fait défaut et jamais je ne pourrais assez te remercier.
Cette fois-ci, mes lèvres s'étirent. Le problème, c'est que je sens également les larmes chaudes qui roulent sur mes joues.
— Tu ne m'as jamais jugé, tu as été un vrai défenseur, tu as subi les assauts du monstre sans broncher. T'es loin, à des lieux même, d'être un crétin. T'as raison. J'ai été amoureux de toi. Mais j'ai laissé ces sentiments de côté pour en retrouver de nouveaux. Et ils me conviennent bien mieux.
— C'est toi le crétin.
Je ris, mais je ne le relâche pas.
— Et pour quelle raison, je te prie ?
— Parce que te voir chialer, ça me donne envie de faire pareil !
— Bah chiale, crétin !
— T'es con !
Il se dégage de la prise de mes mains et se jette dans mes bras. Je n'ai jamais vu Coby dans un état pareil. Enfin si, peut-être au moment de notre rencontre, alors qu'il avait le cœur brisé. Son premier amour venait de rompre avec lui. Je ne sais pas s'il s'en est remis, parce que je ne l'ai plus jamais vu avec quelqu'un.
Ses mains serrent mon t-shirt du plus fort qu'il puisse et il trempe mon épaule en se confondant en excuse. Sauf que j'en ai rien à faire que ça ne fasse pas très viril ou fraternel. Parce que, comme lorsque Kohei m'a apporté son pardon, j'aperçois une autre personne au fond de moi. Une personne qui hurle en poussant la porte de l'armoire du monstre pour qu'elle reste bien fermée. Et le sourire de Coby est vraiment une lumière au fond d'un tunnel. Elle illumine toute cette noirceur.
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