Août - 5

Sa voix est plus élevée que précédemment, si bien que les deux de devant nous entendent.

— C'est le départ de la Wild Atlantic Way. On pourrait manger là, prendre des photos commémoratives et profiter des embruns offerts par la mer, déclare Coby. Et d'ailleurs, Samuel et Curtis, je sens que vous allez adorer l'endroit. Mais je n'en dis pas plus.

— C'est parfait, parce que je commence à avoir faim, rétorqué-je en me tenant l'estomac.

Celui-ci n'a pas l'audace de gargouiller, et je l'en remercie. Pour passer le temps, j'essaie d'observer le paysage à travers les fenêtres de notre combi. Malheureusement pour moi, elles sont bien trop petites, mais elles sont aussi loin de moi. Je boude légèrement, les bras croisés sur la poitrine. Me voilà presque pressé de conduire.

— D'ailleurs Curtis, après, c'est toi qui prends le volant, continue Coby avec un grand sourire.

Il s'est mis en tête de me faire aimer ça, comme lui. Son excuse principale, c'est que le temps s'écoulera plus vite lorsque je roulerai de Dublin à Coleraine pendant le week-end. Je n'y crois pas spécialement, mais je le laisse parler.

— Je pourrais t'accompagner ? m'interroge Samuel, les lèvres délicatement étirées.

J'ai passé toute la journée d'hier et une bonne partie de la nuit accroché à ces lèvres, mais mon corps n'est pas rassasié. Il en veut encore.

— Ce n'est pas tu pourras, c'est tu vas. Toi au moins, tu es habitué à ma conduite.

— Tu sais que je t'entends, hurle Coby.

Le haussement de sa voix fait remuer notre voisin de gauche, qui étend longuement ses bras. Sheridan n'est peut-être pas le plus grand de notre groupe — Coby détient ce record — mais il n'est pas en reste. C'est étrange qu'il ne se soit pas plaint qu'on est trop serré. Il aime bien être à l'aise, surtout quand il se repose.

— C'est quoi tout ce raffut ? Y a des gens qui dorment, vous savez.

— Toi aussi, t'as fait des galipettes toute la nuit ? renchérit Coby, en se marrant.

Je pique un far et baisse la tête, trouvant soudainement mes chaussures intéressantes au possible.

— Et avec qui ? Ma copine est partie avant-hier et je ne suis pas du genre à la tromper.

— Encore heureux ! répliqué-je du tac au tac.

— Par contre, reprend Sheridan en haussant les épaules, il se pourrait que j'aie discuté avec elle une bonne partie de la nuit.

— Il y a combien de décalage ? continue Coby.

— Cinq heures.

— L'amour, ça fait vraiment faire des choses bêtes, renchérit le seul célibataire du groupe. Heureusement que mon cher copilote n'est pas comme vous. Il est peut-être en couple, mais ce n'est pas un âne.

Samuel, Sheridan et moi, nous nous regardons, et nous élevons notre majeur vers l'avant du combi presque en même temps.

— Voilà ce qu'ils te disent, les ânes.

— Ce que vous pouvez être susceptibles ! rit mon meilleur ami, avant de se tourner à nouveau vers la route. Bon, il va falloir ravaler votre susceptibilité, parce qu'on est arrivés, et ça serait tarte de gâcher notre première halte pour ça.

— Dixit celui qui nous traite d'ânes, réplique Samuel.

Malgré son air renfrogné, je devine un sourire sur le bord de ses lèvres. De toute manière, c'est très dur de rester fâché contre Coby très longtemps quand on le connaît bien. Et je crois que c'est le cas pour Samuel.

Harold tourne quelques minutes dans la petite ville de Malin où nous avons établi notre camp. Comme je ne me suis pas occupé de la carte — une demande de Coby, qui voulait vraiment organiser ce voyage seul de bout en bout —, je ne sais pas ce qu'elle a de spécial. Nous nous garons devant un bar, où nous allons sans doute déjeuner. Au moment de concevoir le budget — l'une des rares fois où Coby nous a interrogé tous les cinq —, nous avons décidé de prendre un repas dans un restaurant par jour, sans pour autant abuser.

Quand Harold coupe le moteur, je me détache avec joie, et ouvre la porte du combi pour en ressortir. Je suis heureux de me dégourdir les jambes après de cinq heures de route. Et en relevant la tête, je découvre le truc le plus cool de tous les temps.

— Coby ?

— Oui ?

— Je t'aime.

Aussitôt, une autre voix s'élève.

— Euh, je dois le prendre comment ?

Samuel sort à son tour, et se poste à côté de moi, les yeux fondus dans les miens. Il ne voit donc pas ce que mes pupilles ont capté. Son regard est sérieux à cause de mon passif sentimental avec Coby. Un immense sourire aux lèvres, j'attrape les épaules de mon petit ami, et le tourne dans la même direction que moi.

— Bien tu dois le prendre, confiance en moi tu dois avoir.

Ses iris noisette rencontrent le vert de Maître Yoda. Non pas que le Jedi reconnu dans toute la galaxie soit devant nous. Une fresque géante, peinte avec des bombes noires et vertes, le représente sur le côté du bâtiment. Au-dessus se trouve le nom du bar, ainsi que celui du lieu où il se situe.

— Coby ?

— Quoi encore ?

— Moi aussi, je t'aime, termine Samuel en souriant.

Ses doigts viennent très furtivement rejoindre les miens, les serrant quelques secondes avant de reprendre leur place initiale.

— Vous êtes au courant que je ne suis pas gay, les gars ? Je suis juste un excellent ami.

Il sort enfin du combi, et s'insère entre nous deux. Un bras sur mon épaule, et l'autre sur celle de Samuel, il sourit de toutes ses dents.

— Je savais que ça vous ferait plaisir. Figurez-vous que ce bar a accueilli Luke en personne quand toute l'équipe du huitième film est venue tourner ici, un peu plus tôt dans l'année. Comme nous sommes à l'endroit le plus à l'ouest de l'Irlande, le propriétaire, super fan de la franchise, a fait commémorer ce passage galactique par cette fresque. Lorsque je l'ai appris, en fouillant sur internet, je savais qu'il fallait que nous mangions là. J'ai réservé pendant que vous piquiez un somme.

Mes lèvres s'étirent, heureux d'entendre que je n'ai pas été le seul à céder à Morphée. Il fait peut-être genre, mais Samuel n'est pas un surhomme, ou un sorcier, comme j'avais pu l'imaginer avant.

— Vous voulez que je vous prenne en photo ?

Harold apparaît derrière nous, à pas de chats, comme d'habitude. Il a à nouveau attaché ses cheveux, comme avant que nous partions, en une longue queue de cheval. Il me fait penser à Callahan, le frère de Kohei, sans ses origines asiatiques.

— Avec plaisir !

Nous répétons notre pose devant la tête de Yoda, avant de faire les imbéciles et de nous transformer en Jedi. Samuel et moi, nous nous positionnons chacun d'un côté, et Coby lève un sabre invisible. J'incite mon petit ami à changer de posture, pour nous rapprocher du centre, avec, dans nos mains, deux sabres tout aussi transparents que celui de Coby. À nous trois, nous formons une sorte de triangle. Je visualise déjà les effets que je vais pouvoir incruster sur le cliché, et rendre cela encore plus réaliste. Un sabre bleu pour Coby, un rouge pour moi et un blanc pour Samuel. Magnifique.

— La classe, commente Sheridan en sortant enfin du combi, claquant bien la porte coulissante derrière lui. On mange quand du coup ?

Nous éclatons tous les trois de rire, pendant qu'Harold lève les yeux au ciel. Je vérifie que j'ai bien mon porte-monnaie dans la poche de mon bermuda, et nous nous mettons en route vers l'entrée principale, prêt à faire exploser notre ventre.

aaa

— Je ne peux plus faire un pas. Je suis complètement plein !

Coby s'étend comme une étoile de mer sur la banquette arrière du combi, avant de tenir son ventre pour agrémenter son propos. C'est vrai qu'il s'est pas mal lâché sur la nourriture, en décrétant qu'il avait besoin de reprendre des forces après sa conduite. L'excuse était très mauvaise, mais personne n'a fait de remarque, tout simplement parce que c'est du Coby tout craché.

— Tu veux faire une sieste ?

— Bah... pourquoi pas. Surtout que je ne suis pas de conduite.

Il me lance un clin d'œil que j'ignore avec style. Je redoute un peu de me placer devant ce fichu volant, même s'il a été décoré d'orange, comme la carrosserie du véhicule.

— Tu sais que d'après le patron, la pointe de Banba n'est pas si loin. Ta sieste va être de courte durée. Et j'avoue, j'aimerais bien aller me promener dans la ville. J'ai vu de magnifiques falaises.

— On peut se séparer, propose Harold. Ceux qui veulent récupérer de notre repas gargantuesque restent ici, et ceux qui souhaitent découvrir viennent avec toi.

Tout le monde semble d'accord, et les groupes se décident. Contre toute attente, Samuel me laisse tomber comme une vieille chaussette. Moi qui espérais une balade romantique près des majestueux rochers de l'Irlande, je suis face à un fainéant de première qui préfère zoner sur son téléphone et discuter avec les gars.

En fait, la personne qui se propose de m'accompagner est la dernière que j'imaginais. Sheridan trépigne presque à l'idée de poser ses yeux sur les paysages offerts par la petite ville de Malin. À vrai dire, même si je suis déçu pour ma romance qui tombe à l'eau, je suis heureux de me retrouver avec mon beau-frère — j'ai la pure interdiction de l'appeler ainsi à voix haute.

— On y va du coup ?

Il glisse les mains dans son jeans — je ne sais pas comment il fait pour tenir, je meurs de chaud — et nous entamons notre marche. Je remarque très facilement un chemin en pente pour nous rendre sur les rochers qui me font de l'œil depuis que nous sommes arrivés. Je regrette de ne pas être un meilleur photographe pour immortaliser ce moment, ou même de toucher à quoi que ce soit de créatif.

Le silence rythme notre échange, uniquement peuplé de nos pas sur la roche. J'ai bien fait de mettre des baskets et de réserver les espadrilles à la plage. Je suis certain que je me serais déjà tordu la cheville sinon.

— Il faut que je te dise quelque chose, Curtis.

Je m'arrête, surpris que Sheridan entame la discussion. Je pensais très sincèrement le faire, en parlant du temps ou même de la composition de la roche à nos pieds.

— Tu sais que ce genre de phrase, lancée sans le reste, ça fout les jetons ?

— Je suis au courant. Mais il faut vraiment que je te dise quelque chose. En fait, je suis ici en mission.

Et là, je ne peux pas m'empêcher de penser aux Sims. La technique de Samuel m'a complètement contaminé. Je sens le drame peser sur mes épaules, si bien que j'essaie de m'en échapper de toutes les manières possibles. Et actuellement, j'imagine Sheridan avec la peau bleue, qui m'annonce que c'est un extraterrestre, qu'il va m'amener sur leur planète mère et que je vais devenir un homme porteur de futurs bébés extraterrestre. Je dois me mordiller un peu fort l'intérieur des joues pour éviter de rire.

— C'est Asra qui m'envoie.

Je hoquette de surprise à l'utilisation du deuxième prénom de ma sœur. C'est la première fois que je l'entends dans la bouche de Sheridan. Ça me fait complètement redescendre sur Terre.

— Elle voulait que je te dise qu'elle est au courant pour Rahim. Elle sait que vous vous êtes vus pendant la Gay... la Pride, se reprend-il.

— Pardon ?

J'écarquille les yeux, essayant de comprendre.

— Elle y était ?

— Non. Mais elle a demandé à une de ses amies de te surveiller. Très discrètement. Elle savait à quoi tu ressemblais, comment tu étais habillé, et connaissais également le visage de Samuel. Et elle... elle vous a vu, avec Rahim.

Mon sang ne fait qu'un tour, et ma gorge est sèche. Les mots se mélangent dans ma tête, comme un gros bouillon.

— Et... elle a entendu ? Qu'est-ce qu'elle a répété à Asra, cette fameuse fille qui me suivait ?

— Plus ou moins tout.

Mes jambes me lâchent et je m'accroupis au sol, les mains sur le visage. Le monstre se marre au fond de moi. Je n'avais aucune envie de parler de cette entrevue à Asra parce que je ne sais pas si elle est au courant pour ce qui est arrivé à maman. Ce qui lui est arrivé à cause de moi.

Ma sœur a un an et demi de plus que moi. À trois ans, on garde un peu de souvenirs, et sa mémoire lointaine est excellente. Je crains le pire. Je crains vraiment le pire.

— Elle a accepté de se rendre au Pakistan avec ton frère pour lui remonter les bretelles. Lui faire comprendre sa façon de penser. Il n'avait pas à te dire des choses pareilles.

Un rire jaune. Je me relève doucement, et je sens le monstre prendre ma place. J'essaie de le virer à coup de balai, mais il reste là, en dehors de sa saleté d'armoire. Je n'ai aucune envie de bousiller mon amitié avec Sheridan à cause de lui.

— C'est plus ou moins la même chose que ce que j'ai envoyé à Eliot la dernière fois que je l'ai vu. Je l'ai accablé avant de lui balancer que je préférerais qu'il n'existe pas.

Oui, mais Kohei t'a pardonné. Il te l'a dit. Il t'a pardonné. Alors, arrête de ressasser. Ça ne fait que te briser le cœur.

— Tu crois vraiment qu'il n'y a aucune différence entre ton frère et toi ? Qu'Asra pense ça ? Que je pense ça ? Ou que Samuel pense ça ?

J'aimerais l'avoir à côté de moi, là tout de suite maintenant. Je me jetterais dans ses bras pour qu'il me protège de tout ça, et qu'il fasse taire le monstre. Sauf que ce n'est pas son rôle. Il faut que j'apprenne à le faire tout seul. Parce que Samuel ne sera pas toujours à mes côtés.

— La différence, Adil, c'est que toi, tu es conscient de tes fautes. Que tu t'es excusé. Que tu es quelqu'un de bien, désormais. Bien sûr, comme tout être humain qui se respecte, tu as tes moments de connard. Mais franchement, si on devait mettre tout le monde dans des cases à cause d'action passées pour lesquelles ces personnes ont fait amende honorable, il n'y aurait plus beaucoup de gentils sur cette planète.

Il pose un bras sur mon épaule, et continue son monologue. Je suis pendu à ses lèvres depuis le moment où il m'a appelé par mon deuxième prénom. Si Asra le lui a donné, c'est parce qu'elle lui fait confiance.

— Je ne connais pas ton frère et je n'aimerais pas le faire. Il impose à sa sœur ce qu'il ne fait pas lui-même. Il ment à toute sa famille. Ses paroles sont culpabilisantes et monstrueuses. En fait, il fera un excellent avocat.

Je pouffe légèrement et il assène le dernier coup.

— Toi, je suis heureux d'avoir fait ta connaissance. Ta vraie connaissance, en janvier. Coby avait raison, quand il prenait sans cesse ta défense. T'es un mec génial.

— Pourquoi tu me dis tout ça ? Pourquoi Asra t'a envoyé me raconter tout ça ?

Un sourire discret à la Sheridan.

— Bah, parce qu'elle aimerait bien que tu te pardonnes. Et moi aussi.

C'est la deuxième fois que j'entends ça ce mois-ci. J'ai l'impression que les personnes qui gravitent autour de moi, de manière proche ou non, se sont réunies en conciliabule pour décréter ça. Je dois me pardonner. J'aimerais juste un mode d'emploi.

Sheridan recommence à marcher en souriant, pendant que je digère ce qui a été dit. Mes yeux se perdent dans la vue non loin de nous. Nous sommes proches de la pointe de Malin Head, et la mer vient se jeter sur les rochers. C'est à couper le souffle. Mais le mien, tout bas, murmure.

— Un jour, je me pardonnerais. 

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