Août - 3
Depuis qu'il l'a dégoté chez sa grande tante, Coby bichonne son Combi Volkswagen comme on pourrait le faire avec un être aimé. Il a dépensé tout l'argent qu'il a durement gagné l'été dernier pour le remettre à neuf et l'équiper avec tout le confort que notre siècle nous offre. Nous aurons donc accès à de l'eau et à des USB pour recharger nos appareils électriques. La seule chose qu'il n'est pas parvenu à réparer, c'est la douche. Tant pis, ça sera à la dure. Bien entendu, nous pourrons totalement nous préparer à manger grâce aux réchauds, à une réserve de gaz, et à un mini-frigo.
— Tu te souviens que je t'avais dit que nous devions inévitablement partager un lit à trois ?
— Oh oui. Je n'étais pas très chaud. Je t'adore, mais je n'ai pas forcément envie de dormir avec mon copain et toi. Surtout que t'es un vrai asticot la nuit.
Il me tire la langue pour toute défense, avant de répliquer.
— Eh bien, figure-toi que j'ai trouvé la solution.
Il me fait entrer dans sa maison et nous tournons immédiatement à gauche, pour nous rendre dans le garage. C'est Coby et moi qui l'avons entièrement nettoyé pour qu'il puisse accueillir son atelier d'apprenti garagiste.
Le Combi orange trône là, dans toute sa splendeur. Sa couleur fait clairement mal aux yeux la première fois qu'on la voit, mais on finit par s'y faire. Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer lorsqu'on évoque cette marque de voiture, il ne s'agit pas du modèle à la bouille toute ronde, que l'on retrouve en particulier dans le dessin animé Scooby Doo. Non, celui-ci est plus rectangulaire, mais il cache un secret, une vraie caverne d'Alibaba.
Afin de pouvoir faire dormir cinq personnes, le toit se soulève pour découvrir une mini-chambre pour deux. Au début, je nous imaginais parfaitement construire notre petit nid avec Samuel, jusqu'à ce qu'il m'annonce la pire nouvelle de tous les temps.
— J'ai le vertige. Et pas le moindre équilibre.
Tout mon beau scénario, comportant des moments forts intimes, est tombé à l'eau. Harold et Sheridan, les deux plus calmes de notre groupe, se sont empressés de récupérer cet espace. J'ai boudé toute la soirée, comme un gamin.
— Donc, comme tu le sais, normalement, la cinquième place est destinée à un enfant, qui n'est pas très lourd et qui peut tenir entre les deux sièges conducteurs. Sauf qu'on est cinq gaillards, et personne ne fait un poids plume. Je me suis creusé les méninges pour trouver une solution, pour stabiliser et solidifier le truc. Et j'ai découvert le mec le plus génial de tous les temps sur internet.
D'un geste sûr, Coby déverrouille le véhicule, et m'invite à entrer. Comme à chaque fois que j'y pénètre, une odeur de vieilles choses vient envahir mes narines. Coby a eu beau l'aérer pendant des jours entiers, cette fragrance est restée imprégnée sur les meubles, comme si c'était la signature du Combi.
Je sais qu'il attend que je remarque tout de suite les changements opérés à l'intérieur. Il y a déjà la petite gazinière qui a une bien meilleure tête que la première fois que je l'ai vue. Ensuite, l'évier a été nettoyé, si bien que nous pourrons faire notre vaisselle en toute tranquillité. Mais ce qui m'intrigue franchement, c'est la table. Avant, elle était en plastique bien orange, et Coby refusait catégoriquement qu'on s'appuie dessus, de peur qu'elle cède sous notre poids. Là, elle est en bois très volumineux, sans doute capable de soutenir un corps. Oh. J'ai compris.
— Tu as fait faire une nouvelle table qui se transforme en couchage pour toi. Ça sera bien plus épais que l'espèce de toile qui était fournie dans la voiture.
— Exactement ! C'est un mec qui est spécialiste dans la rénovation de ces voitures qui me l'a fait sur mesure. J'ai un peu craqué le budget, mais ça en valait le coup. J'ai dormi dessus cette nuit, et c'était top !
— Et ce n'est pas trop dur ? Je veux dire, c'est quand même du bois. C'est moins agréable qu'un hamac.
— Non, ça va. Je vais survivre. J'ai un coussin et un sac de couchage. Je te montre ce que ça donne ?
Je hoche la tête et il me dépasse, me demandant d'aller m'asseoir sur le clic-clac qui me servira de lit. Je l'observe attraper la table avec dextérité, la retourner pour rabattre le pied, et l'emmener entre les deux sièges conducteurs. En effet, elle tient parfaitement en place, quand les accoudoirs sont abaissés. Et si l'on souhaite plus de stabilité, le pied peut être à nouveau sorti, même si Coby préfère sans.
— Je n'ai pas envie que ça fasse de marque, et j'ai trop peur qu'il perce quelque chose. Mais voilà mon petit nid douillet !
— T'es sûr que ça t'ira ?
— Certain. On dirait ma mère, rit-il. Elle était exactement comme toi, même si elle aurait préféré qu'on parte à quatre, afin que tout le monde puisse dormir dans un vrai lit.
Je grimace très légèrement, et Coby s'empresse de reprendre.
— Il en est hors de question. Je veux aller en vacances avec tous mes potes, et ça comporte Samuel, d'accord ? Je serais bien sur ma table, et au moins, je pourrais guetter l'extérieur si on n'essaie pas de siroter notre essence ou de crever nos pneus. Je n'ai pas peur d'être réveillé par le soleil, parce que je dors les volets grands ouverts.
— Je tiens à participer à l'achat de cette table. Ça m'embête que t'ai payé toutes les réparations tout seul, et que tu nous demandes juste de l'argent pour la bouffe et le carburant.
— Curtis...
Je lui souris, et me rapproche de lui.
— Je suis aussi têtu que toi, donc ça ne sert à rien d'essayer de me faire changer d'avis. Dis-toi que c'est un cadeau de fin d'études.
— T'es chiant, tu le sais ça ?
— Oui, je le sais.
Je lui colle les deux mains sur les joues, pour faire un sandwich de Coby. Il rit, la bouche toute déformée.
— Mais tu m'aimes comme ça, non ?
— Ouich.
Nous nous esclaffons tous les deux, avant de nous prendre dans nos bras.
Lorsque j'ai rencontré Coby, je n'étais pas très à l'aise avec les contacts physiques. Ils me rappelaient trop ce que j'avais pu subir en primaire, quand on me poussait dans les couloirs, ou qu'on me pinçait la peau dans les vestiaires de sport. J'ai eu beaucoup de mal à lui faire comprendre que je n'aimais pas les embrassades et autres câlins, et à force de répétition — il était encore plus têtu et borné que maintenant — il a fini par se calmer. C'est lorsque nous avons gagné notre première compétition de foot ensemble que je lui ai sauté dans les bras pour le serrer contre moi. Il a été surpris sur le coup, avant de me rendre mon accolade au centuple.
Fut un temps, je profitais de ces contacts pour me rapprocher de lui. Tout comptait : simplement un toucher d'épaule, à la cantine, jusqu'aux nuits emmêlés l'un contre l'autre après les fêtes de fin de match. Et quand j'ai compris ce qui se passait dans ma tête et dans mon cœur, je me suis empressé d'arrêter. Je savais très bien que ces sentiments étaient malvenus, et qu'ils feraient bien plus de mal que de bien. Coby a même fini par me poser des questions quant à mon comportement fuyard et je ne suis pas parvenu à m'expliquer. Mais depuis que je sors avec Samuel, ça va nettement mieux, et je l'enlace fraternellement — comme il le dit si bien — très souvent.
— D'ailleurs, il faut que je te montre notre plan de road trip. On a tout fait avec Sheridan.
Il dégaine son téléphone et le pose à plat sur sa table-lit. Il fouille dans les photos, avant de dénicher la bonne. C'est une carte de l'Irlande — Nord et Sud — dont un chemin a été repassé en vert fluo.
— Comme prévu, on va longer les côtes. Peut-être passer par Coleraine, pour que Sam visite un peu ? Et après, on rejoint le Wild Atlantic Way jusqu'au bout. Apparemment, c'est une route parfaite pour ce qu'on veut faire, et il y a quelques campings pour pouvoir nous arrêter et prendre une douche chaude. Ensuite, on bifurque, et on finit nos vacances à Dublin. Sheridan nous a déniché une auberge de jeunesse de toute beauté, et vraiment pas chère. Toi aussi tu pourrais en profiter pour visiter. Rassure-moi, tu as déjà trouvé ton appartement ?
— Oui, on s'en est occupé avec ma sœur. Je n'ai juste pas donné de date pour l'état des lieux d'entrée, parce que je ne connaissais pas celle de nos vacances. Quand sommes-nous censés arriver à Dublin ?
— Le vingt-cinq août. C'est un vendredi. Et on repart quand tu veux. Perso, je ne reprends pas la fac avant mi voire fin septembre, et c'est la même pour les deux autres. Y a juste Samuel qui pourrait poser problème, mais je te laisse t'arranger avec lui.
— Pas de soucis. Franchement, vous avez fait un super travail avec Sheridan. Quand le départ est-il prévu ?
— Dans deux jours. Je sais que c'est court, mais comme je ne connaissais pas la date de livraison de notre nouvelle table, je ne pouvais pas vraiment vous donner de moment précis. Et vu qu'on fait tout au jour le jour, je me dis que ce n'est pas trop grave.
Je souris de toutes mes dents, tout en posant une main sur l'épaule de Coby.
— Bah, ça ne serait pas un voyage organisé par des jeunes s'il n'y avait pas un manque assez cruel d'organisation.
Mon meilleur ami me tire la langue, avant de me choper par le cou et de me gratter violemment les cheveux. Ce fourbe profite de sa taille de géant pour me martyriser. Même Asra n'ose pas faire des choses pareilles.
— Lâche-moi, plaidé-je en essayant de me dégager, le sourire aux lèvres.
Il finit par me libérer, avec un air presque hautain sur le visage.
— Je suis trop gentil. Et je vais l'être encore plus en t'offrant quelque chose à boire. Tu veux une petite bière ?
J'accepte avec plaisir, avant de suivre Coby en dehors du Combi. Je suis vraiment pressé que ces vacances entre mecs commencent.
***
Les deux jours suivants sont donc consacrés à la préparation de mes affaires pour partir. Je dégote au fond d'une armoire un sac à dos de randonnée pouvant contenir cinquante litres de vêtements, et je le remplis le plus possible. J'attrape quelques pulls, mais je sélectionne principalement des habits estivaux, sous le regard sceptique d'Asra.
— Tu es bien optimiste, dis donc. Je te rappelle que même si vous allez dans le sud, ce n'est que le sud de l'Irlande, et il fait toujours moche.
— Va-t'en, avec tes ondes négatives. Je suis certain que si je fouille dans ta valise pour le Pakistan, je vais trouver des vêtements chauds, alors que la moyenne de température là-haut est bien au-dessus de vingt degrés.
Elle me tire la langue pour toute réponse avant de se rapprocher de moi et me fixer avec un air franchement contrit.
— On n'en a pas reparlé. Du fait que j'y aille et que je ne sois pas seule.
— Je ne vais pas m'effondrer si tu prononces le prénom de Rahim, tu sais. Et tu fais ce dont tu as envie. De toute manière, ça ne change pas des autres années. Vous y allez tous les ans ensemble.
— Peut-être, mais cette année, tu es...
— Plus un connard avec lequel tu n'aimerais surtout pas voyager ?
Elle m'offre un sourire serré, avant de hocher la tête. C'est vrai que l'année dernière, à cette même époque, je n'étais pas le plus sympathique des garçons. Je venais de me faire larguer par ma copine, parce que je n'étais pas assez investi dans notre relation. Le monstre en a bien profité, et encore une fois, c'est Asra qui a pris.
— Désolé. Mais vraiment, ne t'inquiète pas pour moi. Je ne vais pas passer l'automne à me morfondre et à me tourner les pouces. Je pars avec mes potes, et mon copain. Franchement, y a pire. Et puis... je n'ai pas envie d'aller au Pakistan. Je ne m'y sens pas chez moi.
— À cause de ce qu'on fait aux... gens comme toi ?
Je hausse les épaules, fuyant légèrement les yeux de ma sœur.
— Pas seulement. Je ne m'en souviens plus. Pour moi, c'est le pays de Rahim, et de Papa.
— Alors pourquoi est-ce qu'on parle en ourdou ?
C'est un truc que j'ai toujours trouvé paradoxal avec moi. Je ne me sens pas Pakistanais et je n'ai aucune envie d'y poser le pied, mais je ne peux pas m'empêcher de parler sa langue. J'ai une raison, et elle est très clichée, en plus de remuer le couteau dans la plaie d'Asra.
— À cause de maman.
Elle comprend sans que j'en rajoute. Je n'ai peut-être aucun souvenir de maman, mais je sais au plus profond de moi qu'elle s'adressait à moi en ourdou. Mon esprit imagine sa voix douce, les chansons pour m'endormir, et ce surnom. Meri jan. Mon amour. Samuel n'est absolument pas au courant, mais le fait qu'il m'appelle ainsi est un hommage qu'il fait à ma mère. La première fois que je l'ai entendu dans sa bouche, j'ai manqué de pleurer. La prononciation était loin d'être parfaite, mais je m'en moquais. L'important, c'étaient ces deux mots.
Asra me laisse finir ma valise, non sans m'embrasser le sommet du crâne, les lèvres étirées.
— Je t'aime, p'tit frère.
Je lui ai offert mon plus beau sourire. Coby l'appelle celui de psychopathe. Moi, je trouve juste qu'il exprime exactement ma joie.
— Moi aussi, grande sœur.
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