Août - 2
Ma première idée est de prendre mes jambes, de prendre mon cou et de m'enfuir d'ici. Je n'ai aucune envie de rencontrer sa mère. Je n'en ai pas spécialement peur, mais je ne sais pas vraiment comment me comporter avec les parents. Le seul qu'il me reste n'est jamais là et de toute évidence, nous n'avons pas de relation normale entre un père et son fils. Avec Heather, c'était simple : j'ai moi-même une grande sœur, et elles sont pareilles. Elles ont surtout la même opinion sur nous ; elles trouvent que nous faisons ressortir tout le bien présent chez l'autre.
— Elle ne va pas te manger, Curtis. Je crois juste qu'elle veut voir à quoi tu ressembles, étant donné que tu viens de débarquer chez nous en courant comme si tu étais poursuivi par ton pire cauchemar, et ce, sans le moindre préavis.
— Certes.
Je me tourne enfin vers Samuel, et cherche ses yeux. Ça me rassure presque ; ils sont dans le même état que les miens. Complètement paniqués.
— Et elle avait quelle tête ? l'interroge-t-il.
— La bonne. T'inquiète.
Il acquiesce et me saisit la main. Nous avançons d'un seul pas, en refermant bien la porte derrière nous, accompagnés d'Heather, à qui il manque clairement un pot de popcorn pour nous observer. J'imagine aisément qu'elle n'a jamais eu affaire à ce genre de chose.
— Maman ?
Je serre les doigts de mon petit ami, et je me raidis, le dos bien droit. Je n'ai aucune envie qu'elle pense que je suis un garçon mal élevé qui ne sait pas se tenir dans une maison.
— Je suis à la cuisine !
Nous passons l'arche qui fait office de porte, et je découvre Madame Robertson en train de poser un pichet de limonade sur le centre de la table. Quatre verres ont été dressés, avec des pailles et des ombrelles. Je ravale un cri, parce que j'adore ce genre de trucs. Quand l'été arrive, Adil propose du thé glacé au salon de thé, et il met toujours des petits parasols. Leur couleur flashy et le kitch assumé de ces décorations me fascinent. Il ne s'est jamais moqué de moi, et m'en a même offert toute une collection. Je les ai dépliés dans un pot à crayons pour faire comme une jardinière de fleurs.
— Je suis désolée, c'est de la limonade industrielle. Je ne suis pas assez classe pour la faire moi-même avec des citrons bio.
— Oh, ne vous inquiétez pas. C'est ma faute. Je débarque de nulle part et je m'invite à moitié. En plus, j'adore la limonade. Et... hum... les parasols.
Je baisse un peu les yeux, honteux. M'exposer ainsi devant la mère de mon petit ami est légèrement risqué, mais je ne souhaite pas qu'elle se sente mal à l'aise en ma présence. J'ai envie de la rassurer. Je ne sais pas ce que Samuel lui a raconté sur moi, mais elle doit être au courant que je viens des quartiers riches. Je ne veux pas qu'elle ait le sentiment d'être inférieure à moi à cause de ça.
— Les parasols ?
— Je comprends que c'est ridicule, mais les petits parasols qu'on met dans le verre comme décoration, j'adore ça. Je les collectionne.
Les yeux bruns de Madame Robertson se dirigent vers ceux de Samuel et je réprimande un frisson. Elle doit se demander d'où je sors.
— Moi qui avais peur que tu sois prétentieux au possible parce que tu viens de la belle ville, je suis rassurée. Tu apprécies aussi les petits plaisirs de la vie.
Elle m'offre un grand sourire et je sais soudainement d'où Samuel tient le sien. Ce sont de vrais copiés-collés, mais pas dans le mauvais sens. Ils sont tous les deux chaleureux au possible.
— Tu es accepté, glisse-t-il dans mon oreille, en s'asseyant.
— Tu crois ?
— Je la connais. Elle va être mal à l'aise si on est trop proche, mais elle t'a validé. Tu as prouvé que tu n'étais pas un petit con.
Je ris très légèrement, avant de répliquer.
— On va éviter de lui dire que c'est comme ça qu'on s'est rencontrés.
Il me donne un coup de coude, avant d'attraper le pichet de limonade.
— Je te sers ?
Mes lèvres s'étirent à crever le plafond.
— Avec plaisir.
***
De Coby : CURTIS
IL EST FINI
FINI
VIENS STP
Je me relève de mon lit comme un automate. Je scrollais sur internet sans réel but quand mon téléphone a vibré quatre fois, annonçant les messages de Coby. J'attendais ce moment depuis de nombreux jours. Celui de la découverte.
De Coby : Je te promets que tu es le premier. Strictement personne d'autre ne l'a vu. Je viens vraiment d'y mettre la touche finale.
Je saute déjà dans mes baskets, puisque je compte m'y rendre en voiture pour arriver le plus rapidement possible devant le garage de Coby. Je suis sûr qu'il a dit ça afin que je ne prenne pas le bus, et que j'attrape l'habitude de me déplacer avec mon bolide. Pour que l'année prochaine, je ne rechigne pas pour venir le voir, ou pour rendre visite à mon copain. C'est un fourbe, mais qu'est-ce qu'il m'est précieux.
Asra n'est pas là, profitant de la présence de Sheridan avant qu'elle ne s'envole vers le Pakistan pour les vacances. Elle n'en parle pas trop parce qu'elle n'ose tout simplement pas. Elle ne sait pas ce qui s'est passé avec Rahim — je refuse catégoriquement de lui en faire part, même si c'est contre l'avis de tout le monde — et ne veut pas me faire plus de mal que de bien. Mais après ce qui m'est tombé dessus en juin, je pense que je suis anesthésié contre toute forme d'attaque de cet homme. Il a raison. Nous ne sommes plus frères. Simplement des étrangers partageant le même nom de famille.
Je me précipite dans mon bolide, insère la clef de contact, et manque de rentrer dans la voiture de fonction qui ramène mon père. Je pile violemment, et je sors à toute vitesse du véhicule.
— Je suis vraiment désolé ! Je ne regardais pas vraiment.
Je préfère être honnête. De toute manière, c'est facile à deviner. Mais dans un sens, j'ai une excuse très simple. J'ai trop l'habitude de vivre tout seul, et que personne ne soit dans cette allée.
— Où cours-tu ainsi ?
— Chez un ami. Il doit me montrer quelque chose.
— Bien. As-tu tout réglé pour ton inscription à Oxford ?
Je pourrais lui avoir dit que j'allais m'envoyer en l'air avec un gars qu'il aurait réagi de la même manière. Tout ce qui l'importe, c'est cette saloperie d'université.
— Oui. Je déménage à la fin du mois. Tout est déjà prévu, ne t'inquiète pas.
Le jour où j'ai contacté l'administration, je pense que la secrétaire a dû s'étouffer avec le fil de son téléphone — même si elle n'en avait pas forcément. Je crois que ma demande n'est pas très commune, mais j'ai réussi à arriver à mes fins. J'ai payé les droits d'inscription pour une personne qui a été acceptée à Oxford, mais ne disposant pas de bourse. Même si ça m'a un peu dérangé, je me suis arrangé pour que ce soit un garçon. Ainsi, il pourra aisément se faire passer pour moi auprès de l'administration. Je me suis également débrouillé afin que la secrétaire ne divulgue pas mon secret en lui versant un généreux pot-de-vin. Coby a roulé des yeux, mais j'ai trouvé ça nécessaire. Je n'ai aucune envie que mon père sache que je ne suis pas à Oxford, mais à Dublin.
— C'est simplement dommage que ton frère parte terminer ses études aux États-Unis. Vous auriez pu vous croiser sur le campus.
— Oui, tellement dommage.
Je me retiens pour ne pas lever les yeux au ciel. Quand Asra m'a appris cette excellente nouvelle, je me suis mis à danser dans la cuisine. C'était ma seule crainte vis-à-vis de mon petit stratagème.
— J'espère que tu réussiras aussi bien que lui.
— Je l'espère également.
Je me racle la gorge pour essayer de mettre fin à cette conversation déplaisante. Entre mes études et Rahim, mon père sait vraiment frapper là où ça fait mal. Nous n'avons définitivement rien en commun.
— Je te laisse t'en aller.
— Merci.
Je rentre à nouveau dans la voiture, et je quitte ma rue. J'évite franchement de repenser à ce qui vient de se passer, même si mon cerveau s'amuse à rejouer la scène. Dans un monde parfait, mon père m'aurait dit qu'il est fier de moi. Que je deviens un homme, que je grandis, que je quitte le nid. Mais non. Parce que ce n'est pas un monde parfait. Et que mon paternel n'est qu'une fraude. La seule chose appréciable chez lui, c'est son argent.
Juste avant de sortir de la rue, je lance une playlist, la plus énergique possible, pour me changer les idées, et ne pas laisser mon cerveau analyser ce qui vient de se passer, comme à chaque fois que j'ai le malheur de croiser mon père. Mais mon téléphone, connecté au Bluetooth de la voiture, se moque carrément de moi. Au lieu de l'énergie, j'ai le droit à la colère. Tant pis, je prends quand même.
Je monte rapidement le volume, et je sais que j'exagère un peu. Je suis le cliché du jeune dans sa bagnole qui écoute la musique à plein pot, faisant profiter les autres de ses goûts. Et j'accentue encore plus le stéréotype puisque mes goûts, aujourd'hui, se résument à du métal. Les paroles synthétisent plutôt bien ce que je ressens et je me fiche bien cordialement que ça hurle. Les gens feront avec.
Je laisse même un peu éclater ma voix, alors que je suis une avenue principale, entre mon quartier et celui de Coby. Je croise les yeux d'autres conducteurs, qui me fixent avec un air mauvais. Il ne manquerait plus que j'aie les cheveux bleus, ou rouge, comme avant, pour qu'ils détalent à pleine vitesse. Je ne compte pas sortir de ma voiture pour aller les chercher. Je ne suis pas un rustre.
Quand j'arrive chez mon meilleur ami, il se précipite en dehors de la maison comme si une fanfare complète débarquait sur son porche. Je coupe rapidement le contact, et lui sourit de toutes mes dents. Lui m'observe avec un air assez étrange.
— Ça va ?
— Très bien. Je suis pressé de voir le bolide terminé.
— C'est juste que... je la connais, cette liste de lecture.
La seule fois où on l'a écoutée ensemble, on venait de perdre un match drôlement important, sur une erreur d'arbitrage. Nous nous étions enfermés dans ma chambre, et nous avions allumé mon enceinte. Cette soirée-là, nous avons même sauté sur mon lit en hurlant contre les arbitres corrompus.
— J'ai eu l'agréable surprise de croiser mon père en sortant tout à l'heure. Comme d'habitude, il a raclé la surface. Et il est si déçu que je ne rencontre pas mon frère à l'université d'Oxford. Il ne souhaite sans doute pas réaliser que ledit frère est un connard. Et un bien gros.
— Bah... je ne veux pas être forcément défaitiste, mais... c'est comme d'hab, non ?
— Ouais.
Je penche la tête du côté droit, avant de continuer.
— On change de sujet ? Alors, ton bolide ?
Coby m'offre son sourire de canaille, celui qu'il colle sur ses lèvres lorsqu'il est particulièrement heureux et fier de lui. C'est la représentation vivante du smiley cool, celui avec les lunettes — je crois que j'ai chopé l'habitude de Samuel de comparer les gens à des bonhommes jaunes, je suis fichu.
— Il est parfait. Et je l'ai enfin terminé. Je m'y suis remis dès la fin des A-Level. Ma mère n'avait plus d'excuse pour garder les clefs comme un dragon veille sur son trésor.
Je ris à la comparaison, imaginant Maria avec des écailles et une longue queue crochue. Étrangement, ça lui va plutôt bien. Et je suis certain que je pourrais gentiment lui demander de cramer mon père et mon frère.
Perdu dans mes pensées un peu tout feu tout flamme, je ne remarque pas la main de Coby devant mon visage.
— Curtis ? T'es avec moi ?
— Désolé. Tu disais ?
— J'ai enfin trouvé la dernière pièce de notre palais sur roues.
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