Novembre - 7 / TW
TW : Agression
La peur est une des émotions les plus humaines que je connaisse. Elle dicte de nombreuses mauvaises décisions, elle dicte des fuites en avant et en arrière, elle dicte des mots que l'on ne veut pas prononcer. Elle me dicte quoi faire, alors que nous attendons que la cloche retentisse, pour nous permettre d'aller manger.
Je suis presque immobile depuis quatre heures. Je n'ai pas dit un mot, j'ai fait mes exercices dans un silence religieux, j'ai aidé Valentin lorsqu'il me le demandait - sans échanger plus de paroles autres qu'une technique pour résoudre des équations - et j'ai presque souri à Monsieur Snate lorsqu'il s'est, encore une fois, trompé dans une formule au tableau. Non, je ne suis pas dans mon état normal. Tout simplement parce que j'ai peur.
La conversation me revient encore et encore dans les oreilles. Cette fille, Cassie, veut absolument répéter à toutes ses amies la révélation qu'elle a eue, avant que les cours ne commencent. Lola, la seconde fille, qui semble plus intelligente que sa camarade, essaie de l'en dissuader, en nous lançant, dans la salle dédiée aux mathématiques, des regards nerveux du fond de la classe. Je mettrais ma main au feu qu'elle s'en veut et qu'elle désire nous parler à la pause de midi.
Enfin, la cloche se fait entendre dans tous les bâtiments de Clear Lake Grammar School. Les adolescents sortent des différentes pièces, aux différents étages. Et c'est au troisième que tout se joue, que notre petite pièce est en cours d'écriture. Il y a différents protagonistes : Cassie la rapporteuse, Lola qui ne sait plus quoi faire, Daisy, Valentin et moi. Je suis au centre de tout cela, bien contre mon grès. On se regroupe autour de moi, au moment de pénétrer dans les couloirs. D'abord Valentin, qui veut discuter du fait que notre couple qui n'en est plus un va sans doute ne plus être secret, ensuite Lola, qui doit s'inquiéter pour nous, et Cassie, qui veut me passer un véritable interrogatoire pour être celle qui percera le mystère Eliot Tanaka. Et enfin moi, qui me dirige à toutes jambes vers la salle de Daisy, que je sais être juste à côté de la nôtre.
Je me déteste littéralement pour ce que je vais faire. Mais je n'ai trouvé que cette solution, dictée par la peur. Je me promets de m'excuser auprès de la jeune femme lorsque tout sera fait, puisque je sais qu'elle ne va pas bien réagir. J'espère qu'elle me giflera. J'espère qu'elle me hurlera dessus. J'espère simplement ne pas perdre son amitié, mais je ne peux pas demander de miracle au ciel. Il ne veut plus de moi.
- Oh, salut Eliot. Comment s'est passé votre mâtiné à tous les deux ? Ça fait bizarre de vous voir sortir de votre salle, vous n'étiez pas à la bibliothèque ?
Je prends une grande respiration avant d'avancer devant elle, le pas décidé, faisant bien attention que tous les protagonistes me suivent et me regardent. Et, une fois en face d'elle, je l'embrasse sur la bouche, sans rien demander, sans la prévenir. Elle écarquille ses yeux bleus aujourd'hui, si bien que l'on voit la différence entre les lentilles et la véritable couleur de ses pupilles. Elle me repousse rapidement, les larmes aux yeux. Et toutes les questions qui fusent entre nous me frappent comme des coups de poing.
- Bah, tu vois Lola, ils sont ensemble. Je te l'avais dit. Tu peux remballer tes mots bizarres d'hétéro-truc-muche.
C'est exactement ce que je voulais entendre. Je me retourne vers Cassie, ignorant mon amie qui me demande pourtant des explications. Elle s'adresse directement à moi.
- C'est vrai, hein, Eliot ?
Mes yeux naviguent vers ceux de Valentin, bien loin derrière, bien loin dans mon esprit, et bien loin de mon cœur. Comme je m'y attendais, il a tout vu. Lui aussi, il est au bord des larmes. Bien sûr. J'ai joué à l'autruche. J'ai préféré agresser mon amie plutôt que d'assumer, ou même d'en discuter avec lui. C'est petit. C'est égoïste. C'est moche - même si ce mot ne fait pas partie de mon vocabulaire, je ne vois que lui pour illustrer ce que je viens de faire.
- Oui, c'est vrai.
J'ai l'impression d'avoir signé mon arrêt de mort, devant trois paires d'yeux qui me demandent ce que je fiche. Celle de Valentin, qui se détourne de moi pour monter sur le toit. Celle de Lola, qui semble mélancolique et résignée, pour je ne sais quelle raison. Et celle de Daisy, qui vient de se placer à côté de moi, triste, en colère et prête à exploser.
- Eh bah enfin ! En tout cas, je suis bien contente pour vous.
- Ouais, c'est ça, réplique la rose, en m'attrapant par la main. Tu nous excuseras, il faut que je parle à mon petit ami.
Et elle me traine littéralement dans les couloirs du troisième étage, à la recherche d'une salle vide et encore ouverte. Elle déniche celle d'art, qui sent une odeur étrange de craie. Et lorsque la porte est refermée sur nous, elle me gifle bien fort.
- Non, mais je peux savoir ce qui t'a pris ? Depuis quand tu fais ça ? Et je te préviens, tu n'as pas intérêt à te plaindre que t'as mal, ou à me dire que c'est romantique, sinon, tu t'en reprends une ! Compris ? Hoche la tête si c'est le cas.
Je m'exécute et la laisse se rapprocher de moi. De sa main manucurée de rose, elle m'écrase les joues, comme un étrange hamster. Je ne pipe pas un mot.
- Donc maintenant tu vas m'expliquer par un raisonnement complet avec introduction et conclusion la raison de cette agression en plein couloir.
Elle me relâche et je la regarde droit dans les yeux. Du bout des lèvres, je lâche.
- J'ai eu peur.
- C'est pas une raison valable, Eliot. En fait, spolier alert, il n'y en a pas une seule, de raison valable. Et il y en aura jamais.
- Les filles que tu as vues ont discuté de nous pendant nos heures de cours. De Valentin, toi et moi, en faisant des hypothèses sur qui était en couple avec qui. Elle a fini par avoir l'idée que nous n'étions pas forcément hétéros et tout est parti à vau-l'eau. Je te présente mes excuses, Daisy. J'ai peur de me montrer au monde.
Sa colère semble légèrement se calmer et elle arrête de froncer les sourcils. Le ton de sa voix baisse, mais il n'est toujours pas posé.
- Et en discuter avec le principal intéressé, ça ne t'est pas passé par la tête ? Je veux dire, vous auriez pu trouver une solution tous les deux, au lieu de faire... ça. Surtout qu'il t'a vu.
- Je sais.
- Tu es au courant que tu viens de ruiner tes chances de te remettre avec lui ? Tu lui a brisé le cœur. Alors qu'il devait déjà l'être. C'est cruel. C'est tellement cruel.
- Je sais.
- Et tu comptes faire quelque chose ? Je ne sais pas, t'excuser, par exemple ?
- Je ne pense pas qu'il me laissera l'approcher.
- Essaie toujours, imbécile ! Envoie-lui un message ou un pigeon voyageur, dis-lui à travers un poème ou un truc de littéraire que je ne comprends pas. Mais excuse-toi, bon sang de bois !
Elle me frappe doucement l'épaule, mais ne me sourit pas comme d'habitude.
- Je vais aller le voir, et te laisser tout seul mariner dans ton jus. Faut que tu réfléchisses à tout ça, à la conséquence de tes actes. Et franchement, Tanaka, t'as de la chance que je n'avais pas de ballon de football non loin de moi. Parce que tu t'en serais sorti avec bien pire qu'une gifle, crois-moi. Estime-toi heureux, lâche-t-elle en fermant la porte derrière elle.
Je reste dans la salle quelques minutes de plus, pour me punir par un silence pesant de ce que je viens de faire. En sortant, je ne m'autorise pas d'aller à la bibliothèque, et encore moins le toit - puisque je sais que deux personnes qui ne veulent pas me voir s'y trouvent. Je n'ai donc plus qu'une seule solution : je retourne en classe, tout en sautant le déjeuner. De toute manière, je n'ai plus faim.
Cette après-midi, nous avons deux heures de littérature anglaise. La salle que nous utilisons est deux étages plus bas, que je m'empresse de descendre, en évitant les regards posés sur moi, les écouteurs dans les oreilles. C'est encore une punition pour moi : j'écoute un cocktail de violon et de piano, deux instruments qui se marient si bien. Un arrangement que nous aurions pu imaginer, Valentin et moi. Un morceau que nous aurions pu réaliser. Quelque chose qui ne se fera jamais.
Je ravale mes larmes en même temps que je franchis la porte de la classe, ouverte pour celles et ceux qui ne déjeunent pas dans la cafétéria ou dehors - il fait décidément de plus en plus froid et il pleut souvent en cette saison. Lorsque j'entre, quelques voix se taisent, d'autres personnes s'en vont en me fixant d'un air étrange. Seule reste Lola, ainsi qu'un autre garçon que je ne connais pas. Au vu de sa cravate grise, je devine qu'il est dans la maison Stephen Hawking, exactement comme la jeune femme. Peut-être s'agit-il du frère qu'elle a évoqué précédemment. Les deux discutent en français, ce qui me surprend aux premiers abords.
- Franchement Hyppolyte, tu abuses. Je t'ai déjà laissé l'appartement hier soir, et tu le veux encore ? Je fais comment moi, avec Papa ? Tu sais que l'excuse de la soirée père fille, ça ne marche pas deux soirs de suite ?
- S'il te plaît Lola, s'il te plaît. Yahiko est brouillé avec sa mère en ce moment et il ne veut pas rentrer. Suffit juste que tu me préviennes quand vous êtes dans le bus et je fais passer ça pour une bête soirée pyjama. Et comme papa ne fait pas spécialement attention à mes amis, il ne remarquera pas que c'est le même qu'hier soir.
- Un de ces jours, je maudirais la génétique, tu sais ? Genre, vraiment, déclare-t-elle en cédant.
Je m'assieds à une table proche de la fenêtre et fais semblant d'écouter ma musique en regardant le ciel. Je deviens une véritable commère, à espionner les conversations des autres.
- T'es la meilleure jumelle de tous les temps, ma petite salade ! Promis, je te le rendrais quand tu voudras faire comme moi ! hurle le jeune homme roux avant de sortir en trombe de la salle.
- Un jour, ça me perdra, souffle-t-elle en s'appuyant sur sa table, dardant de magnifiques yeux bleus sur moi.
Je n'ai jamais fait réellement attention à elle. Nous sommes dans la même classe depuis septembre, et elle est souvent placée derrière moi pendant les cours. Elle rit lorsque je reprends un prof, et ne semble pas exaspérée par mon comportement. Elle ne m'a jamais demandé de l'aide et comble de la joie, elle ne m'a jamais dragué ou lancé des regards en coin. C'est une camarade sympathique en somme. Et ses cheveux me font sourire. Ils sont aussi verts qu'une algue sous-marine. Ou une salade, comme son frère l'a appelée.
- Tu n'es pas très doué pour espionner, tu sais, commence-t-elle en se rapprochant de moi.
- Pardon ? dis-je en enlevant les écouteurs, qui ne diffusent aucune musique.
- Je sais que tu nous écoutais. Et je mettrais ma main à couper que tu comprenais ce que nous nous disions, parce que tu parles français.
- Je suis désolé. Je suis un être incroyablement curieux.
Elle sourit et s'installe devant moi, la chaise renversée pour mieux me faire face. Les boucles de ses cheveux rebondissent à côté de son visage.
- C'est moi qui devrais m'excuser. Si tu n'avais pas entendu notre conversation avec Cassie, tu n'aurais pas agressé ton amie dans les couloirs tout à l'heure.
Ses yeux bleus foncés dardent les miens, et jouent avec moi. Je tombe dans le piège, dans le panneau. Elle est douée, cette fille. Incroyablement intelligente, même.
- Comment le sais-tu ? Comment sais-tu que Daisy n'est qu'une amie ?
- J'ai vu la panique dans ton regard, lorsque tu es sorti de la classe, à midi. Ce n'est pas le regard du mec qui va retrouver sa copine, crois-moi. Et puis, je pensais ce que je venais de dire. Je crois à l'amitié entre une fille et un gars. Même si vous êtes tous les deux hétéros.
Elle sourit. Elle m'encourage. Ses bagues claquent doucement sur ma table. J'ai l'impression qu'elle me propose de lui prendre les mains. J'en ai envie. J'ai envie de fondre en larmes, aussi.
- Je ne suis pas hétéro.
Je baisse la tête. La relève. Les larmes viennent poindre aux coins de mes yeux et je les laisse couler, sans crainte de ma vis-à-vis.
- Je suis tellement désolée que tu aies à vivre tout ça tout seul. T'inquiète pas, je suis là.
- Pourquoi fais-tu tout cela ? Pour te moquer de moi, comme ton amie Cassie ?
Elle roule des yeux et soupire.
- Ça ne sera jamais mon amie. Et je fais ça parce que je suis comme toi, Eliot. Je dois me cacher. Me cacher tout le temps. À l'école, à la maison, dans la rue. Heureusement que mon frère jumeau est dans le même cas que moi et qu'il me comprend, qu'il me soutient. Parce que sinon, j'aurais fini par faire comme toi. J'aurais implosé.
Ses yeux si sûrs d'eux se brouillent rapidement. J'ai mal pour elle et son maquillage si bien réalisé. Tout va être ruiné.
- En fait, j'ai implosé un jour. Je me suis barrée de chez moi, et j'ai juste couru en ville. On était en février, ça faisait un mois qu'on était à Belfast. Je voyais mon frère refaire sa vie sans problème, et ma copine à Paris venait de me lâcher. Je ne pouvais en parler à personne. Alors j'ai couru sous la pluie en hurlant. Je suis allée jusqu'à la gare routière, pour m'en aller loin. Je m'étais assise dans le hall, juste devant les bus au départ. Et juste à côté de moi, il y avait une fille qui pleurait. Elle pleurait toutes les larmes de son corps, en se moquant des regards alentour. Cette fille, je l'avais déjà vue. C'était la présidente du conseil des élèves de la Grammar School dans laquelle je venais d'entrer.
- Heather ?
- Exactement. Je l'ai reconnue à sa couleur de cheveux, originale, comme la mienne, sourit-elle en me montrant quelques mèches luisantes. Je lui ai parlé et finalement, j'ai éclaté en sanglots aussi. On était deux à pleurer en se regardant droit dans les yeux. C'était assez bizarre, mais qu'est-ce que ça faisait du bien.
- Pourquoi me racontes-tu toute cette histoire ? Quel est le but ?
- Le but est de te faire comprendre que tu as le droit d'imploser comme maintenant et que je ne cautionne pas du tout ce que tu as fait à ton amie. Et que je suis là pour te soutenir. Parce que je sais ce que tu traverses.
- Merci. Merci beaucoup. Si tu savais. Si tu savais comme j'en ai besoin.
Et ensuite, je m'ouvre comme une coquille d'huître. Je lui raconte tout, toute l'histoire. La rencontre, le lac, la musique chez moi, les méduses, l'autre lac, les bandes sur les poignets, les allusions, l'hôpital, la rupture.
- Tu as bien fait. Vous avez besoin de vous reconstruire. Tous les deux. Même si c'est séparé, c'est une bonne chose.
- Je l'ai encore plus détruit. Je suis un monstre, déclaré-je en tournant la tête vers le ciel.
- Explique-toi. Laisse-toi cette chance. Demande pardon. Laisse-lui le temps, à lui aussi. Laissez-vous du temps. Vous n'êtes pas pressés, tous les deux.
- C'est ce que tu t'es dit, lorsque ta petite amie parisienne a rompu avec toi ? Que vous aviez le temps ?
Elle sourit tristement. Elle tient toujours ma main dans la sienne, qu'elle serre fort.
- Non. Je savais que c'était définitif, c'est pour ça que ça a fait aussi mal. Je ne minimise pas l'effet que ça te fait à toi, c'est juste mon ressenti à ce moment-là. Il n'y avait plus rien à rattraper, tu sais. Je pense qu'elle avait déjà rompu lorsque j'ai dû quitter le pays, à du déménagement.
Ses lèvres s'étirent plus joliment, ses yeux dansent sous les couleurs de ses ombres à paupières. Elle pleure toujours, mais les sentiments qui l'animent sont différents.
- Je suis heureuse maintenant. Parce que j'ai Heather. Parce que j'ai mon imbécile de grand frère d'une minute vingt. Et que maintenant, je sais que j'ai un allié dans ma classe. Si tu veux bien.
- Je veux bien.
Son sourire devient parfaitement éclatant, irradiant. Ce n'est pas la première fois que je trouve une fille belle, mais avec elle, c'est tellement flagrant que cela en fait mal aux yeux. Elle crée un sentiment de sécurité en moi. Ce sentiment qui n'était pas apparu depuis si longtemps.
- Merci Lola, terminé-je, alors que la cloche va bientôt sonner.
- Je n'ai rien fait, tu sais. Je t'ai juste écouté.
- Si, tu as fait quelque chose. Grâce à toi, le bleu du ciel est en train de revenir.
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