Mars - 7
Dans la foule, je cherche les yeux de Valentin. Je sais que je suis censé chanter à la place de Lola, mais j'ai bien le droit de me faire un petit plaisir. Et me déclarer en chanson auprès de mon petit ami en fait partie.
Il ne reconnaît pas les premiers accords, mais dès que je pose ma voix sur la musique, ses yeux s'allument comme des lampions.
We'll do it all
Everything
On our own
Ceux d'Heather cherchent une explication à tout cela. Puis, je me doute que dès que le refrain apparaît, elle comprend.
If I lay here
If I just lay here
Would you lie with me and just forget the world?
Elle cherche subitement une figure connue dans la foule, figure qui continue à se cacher sous sa capuche. Je la vois lever un pouce ravi, mais elle a vite fait de le rabaisser. Je termine la chanson sous les applaudissements de tout le bar et je les remercie de leur approbation et de leur temps. Quelqu'un me demande mon numéro en hurlant, ce à quoi une certaine personne répond que je suis déjà en couple. Heather, tentant de reprendre ses esprits, se dirige vers moi pour passer le micro à la suivante ou le suivant.
- Bien, je te remercie Eliot. C'était... particulièrement émouvant. Quelqu'un veut prendre sa suite ?
Personne n'ose lever la main et je me retrouve à rester sur scène, n'osant pas en descendre et la laisser vite.
- Si cela ne te dérange pas, je peux en chanter une deuxième. Mais auriez-vous un iPad ou un équivalent pour que je puisse chercher les partitions ? Je connaissais Chaising Cars par cœur.
En m'entendant dans le micro - puisque celui-ci n'est pas débranché, un gros bonhomme s'avance avec une précieuse tablette dans les mains. Je remarque avec une joie incommensurable qu'il est branché à internet et que j'ai même des applications dédiées à la musique. Je navigue dans les menus et j'en trouve une absolument parfaite.
- Cal', celle-ci, elle est pour toi.
J'affiche mon grand frère, mais je n'en ai rien à faire. Je suis de corvée de chanson, il faut bien que je m'amuse un peu. Et choisir du Michael Bulbe en fait partie. C'est même un clin d'œil à notre soirée d'avant Noël. Elle ne donne pas du tout la même chose au piano, mais je m'adapte.
Pendant que je commence à chanter, je remarque que la barmaid s'est déplacée vers notre table. Elle a dû reconnaître Lola, même dans sa carapace d'habits. Mon travail a réussi, désormais, elle a toutes les cartes en main pour la reconquérir. Nous en avons peu discuté, parce que je ne voulais pas lui mettre la pression. Et je sais que ce genre de choses ne se passent jamais comme on le désire. J'avais prévu tout un discours lorsque j'ai composé mon magnifique bouquet, et je me suis retrouvé à ne plus savoir que dire lorsque Valentin fut en face de moi.
De ma place, je vois Lola enlever sa capuche et relever la tête vers Heather. Le blond, en face d'elle, me fait un clin d'œil et les deux jeunes femmes s'en vont vers l'extérieur, sans doute pour être plus à l'aise pour parler. Mission réussie.
***
Je finis par rendre la place, afin de profiter au maximum de ma soirée. Une jeune fille prend ma place avec une aisance toute naturelle, et je suis surpris par son jeune âge. Balayant la salle, je remarque deux adultes qui l'encouragent de toute leur force. Sans doute ses parents. Cela me fait penser à mes propres figures d'autorités. Ils n'ont jamais su que je chantais, seul Callahan est au courant. Cela serait une bonne surprise de leur préparer quelque chose pour leur cérémonie de renouvellement des vœux. Peut-être une autre chanson de Micheal Buble, pour faire plaisir à maman. Ou un slow, de la même trempe que Chasing Cars. Il faut que j'y réfléchisse rapidement, puisque la fête se passe la semaine prochaine.
- Au fait, m'interroge Valentin, tu t'étais déjà représenté comme ça, devant une trentaine de personnes, voir plus ?
- Non. Les seules personnes à m'avoir entendu sont mon frère, Daisy et toi. Pas plus.
- Ça ne se voyait pas. Tu étais drôlement à l'aise. D'ailleurs, c'est pour ça que je me suis posé la question. Je trouvais ça bizarre que tu sois aussi naturel devant le micro.
Je souris, quelque peu fier. Ce qu'il ne sait pas, c'est que je me cachais derrière le piano et que je travaille cette chanson depuis des années, en secret. Such a Night était nettement moins réussie, tout simplement parce que je ne l'ai jamais chantée moi-même. Mais je pense que Valentin voulait me faire un compliment, ce qui est tout à fait réussi. Pour compléter cette action, il vient délicatement m'embrasser la joue, sous le regard brillant de Kat. Les deux mains sur les joues et les coudes posés sur la table, elle nous fixe comme si nous étions les choses les plus lumineuses qui soient. Cela ne m'étonnerait pas qu'elle ait un peu bu.
- Vous êtes trop mignons, chuis trop jalouse.
C'est clair et net, elle a bu. Mais je sais de source sûre qu'elle a l'âge pour le faire, ayant redoublé une classe au début de la middle school. Cela lui a permis de faire la connaissance de tout le groupe d'amis.
- Kat, cela ne se dit pas. Tu vas les gêner, la reprend son petit-ami, posant une douce main sur son épaule.
- Pourquoi toi, tu ne fais jamais ce genre de chose ? C'est spontané et trop chou ! En plus, nous, on est tranquille parce que cette société en carton est de notre côté, contrairement aux deux gugus en face.
Harold baisse la tête, gêné, et sans doute humilié par ce déballage de sa vie privée. Voyant qu'il ne répond pas à sa petite amie, j'essaie de prendre le relais.
- Je pense qu'Harold est timide, tout comme moi. Son amour est différent du tien et de celui de Valentin, parce que d'après ce que je sais, vous avez des personnalités assez solaires, contrairement à nous. Cela ne veut pas dire que cet amour discret n'est pas puissant ou important, puisque pour ma part, il l'est. Mais nous avons des manières différentes de le montrer. Certes, Valentin vient de m'embrasser la joue, mais je ne pourrais jamais me permettre une pareille chose. Es-tu d'accord, Harold ?
Il hoche la tête et Kat se retourne directement vers lui, les larmes aux yeux. L'alcool a un effet étrange sur son comportement et ses émotions.
- C'est vrai ? Tu m'aimes quand même ?
- Bien entendu. Tu es mon rayon de soleil, Kat. Il ne faut pas que tu en doutes.
Elle lui saute au cou et celui-ci ne semble pas très surpris, s'attendant sans doute à ce genre de réaction. Il connait mieux sa petite amie que moi, ce qui est normal. Alors qu'il la serre dans ses bras, il me glisse un merci très bas, ainsi qu'un sourire.
- T'as de la chance. Harold sourit très rarement aux personnes qu'il ne connait pas. Je pense que t'as marqué des points auprès de lui, me glisse le blond. En fait, mis à part Sheridan qui te balance des regards noirs depuis que nous sommes arrivés, tous mes amis semblent t'apprécier. Tu ne peux pas imaginer comme je suis heureux, parce que je peux enfin être moi-même avec les gens que j'aime.
Mes lèvres s'étirent à cette perspective, parce qu'entendre Valentin dire qu'il est heureux est assez rare, surtout en ce moment. Je repense à ses cicatrices fraiches, et essaie de me promettre, certes en vain, que ce seront les dernières à venir strier sa peau. À l'idée de parfaire ce bonheur, une envie irrésistible de l'embrasser monte en moi. Je demande poliment et en français, ce qu'on accepte. Et au moment de toucher enfin ces lèvres qui me narguent quelque peu, un grand boum se fait entendre sur notre table.
- Ah, je vous aime tellement, les copains !
Lola est revenue vers nous, un immense sourire aux lèvres. Celles-ci sont rouges, signe qu'il s'est passé ds choses tout à fait intéressantes. Parce que dans mes souvenirs, elle ne portait pas de rouge à lèvres, au contraire d'Heather, qui aborde une couleur bordeaux qui lui sied particulièrement bien.
- Toi, tu t'es remise avec ta copine, s'amuse Valentin.
- Ouais ! Elle a été complètement émue par la chanson, et me fait passer une tonne de compliments pour toi, Eliot. Je ne vais pas rentrer dans les détails parce que c'est un peu personnel, mais elle a arrêté de vouloir lutter contre son propre bonheur. Elle ne veut toujours pas vivre avec moi l'année prochaine si je paie le loyer, mais je suis certaine qu'on trouvera un compromis qui nous satisfera toutes les deux. Bon sang, j'ai envie de danser et de sauter au plafond ! Et je vous promets que je n'ai pas pris de substance bizarre.
Daisy, sans doute alertée par tous ces cris, s'approche de nous. La verte fait un topo à la rose, qui hurle en même temps qu'elle, et bondit en même temps qu'elle. Quelques regards se tournent vers nous, mais la plupart des gens sourient en même temps qu'elles.
- C'est la magie de la Saint-Patrick ça ! s'exclame le blond. Et puis franchement, comment voulais-tu que tout se passe ? T'as les cheveux verts comme un trèfle à quatre feuilles.
- Mon trèfle à moi, c'est vous trois. Je ne sais pas ce que je ferais sans vous.
La réplique est tout à fait sérieuse, et me va droit au cœur. Pour moi aussi, tout ceci est nouveau. Les sorties entre amis, les tranches de rire, les confidences sur des sujets complexes. Avant, mon ami était le ciel et mon confident mon frère. Je les garde tous les deux dans le cœur, mais cela ne vaudra jamais la véracité d'une amitié sincère. Celle à laquelle j'ai désormais accès.
***
La semaine suivant cette Saint-Patrick passe à une vitesse folle, si bien que je me retrouve, le vendredi soir, aidé par Valentin, à porter les créations florales de Callahan dans la salle louée pour mes parents. Nous sommes seuls, ce qui nous permet de discuter. Le blond s'est mis en tête de me faire parler français afin que, je cite, je ne me rouille pas de notre mois à Paris. Je bute sur certains mots, mais j'arrive à tenir un discours clair et cohérent, et je ne perds rien de mon vocabulaire digne d'un livre, d'après Valentin.
- Tu sais combien on sera ? me demande-t-il, en plaçant un vase qui sert de milieu de table sur le charriot prévu à cet effet.
- Je n'en ai aucune idée. Mes parents voulaient une petite fête, rien de très guindé. Seulement la famille, quelques amis.
- Et du coup, ta famille maternelle fait le déplacement depuis le Japon ? s'étonnent-ils.
- Oui, ma mère est leur fille unique. Et ils ont assisté à une partie de l'histoire, quand mon père est venu la chercher directement chez eux. Apparemment, ils ont utilisé leurs économies, mais c'est justifiable, pour un événement comme celui-ci.
- Et tes grands-parents paternels ? Ils vivent à Londres... si je ne me trompe pas ?
- Oui. Mais mon grand-père est seul, ma grand-mère est morte il y a des années. Ne t'excuse pas, je t'en ai parlé il y a plusieurs mois et tu as le droit d'avoir oublié.
- Est-ce que tout ce beau monde connait les tenants et aboutissants de cette cérémonie ?
Nous avons complètement arrêté de travailler. C'est risqué, certes, puisque n'importe qui peut entrer pour nous reprendre. Mais je crois que j'ai besoin de discuter de tout cela avec mon petit ami.
- Les maternels savent qu'ils avaient des problèmes de couple, mais ils ne demanderont jamais quoi exactement, si ma mère n'est pas la première à le faire. Il est presque évident que mon grand-père paternel ne sait rien. Il serait très honteux de son fils.
- Mais ta sœur vient pourtant à la cérémonie ? Que vont-ils dire pour expliquer sa présence ?
Je souris presque tristement. J'en ai encore discuté avec ma mère, seuls à seuls. C'est un sujet très délicat pour mon père.
- Une partie de la vérité. Que nous nous sommes retrouvés à Paris et que nous nous sommes beaucoup rapprochés. Mais elle sera présentée en tant que ma cousine.
- Et ton père, il n'envisage pas d'inviter son frère ? Je veux dire, c'est presque comme un remariage, c'est super important.
Un nouveau sourire triste. J'aimerais tellement que mon histoire familiale soit plus sympathique. Mais ce n'est pas auprès de Valentin que je vais me plaindre. La sienne est bien pire.
- Il ne faut même pas évoquer la possibilité auprès de lui. Mon oncle est mort pour mon père. De plus, cette histoire de mariage remuerait le couteau dans une plaie toujours ouverte. C'est au mariage de Jiro et de ma tante que la paternité d'Asuka a été révélée aux principaux protagonistes.
- Oh merde ! s'exclame le blond, le juron me faisant grimacer.
- En effet. Si bien que si un jour Asuka se marie, les invitations ne vont pas être une partie de plaisir pour elle.
- Je me doute. J'espère qu'elle n'aura pas à choisir entre le père qui l'a élevée et son père biologique avec qui elle semble vouloir nouer des relations. C'est un choix absolument ignoble.
Il se rapproche de moi et glisse un bras derrière mon épaule, comme pour me réconforter. Je ne suis pourtant pas celui qui est le plus touché par cette situation.
- L'avantage avec moi, c'est que la question ne se posera pas. Il y aura mon cousin, un point c'est tout. Pas de Walter, pas d'oncle ou de tante. Et franchement, je n'ai pas envie de faire déplacer ma pauvre grand-mère du Brésil. Surtout que mon portugais est assez rouillé.
- Walter ne risque pas d'être vexé que tu ne l'invites pas ?
J'avoue que cette manœuvre est très petite. Je sais très bien ce que Valentin va me répondre. Mais le voir s'énerver sur son parrain est quelque chose d'assez gratifiant.
- J'en ai rien à carrer, qu'il soit vexé ! Il peut même bouder dans son coin si ça lui chante, ça ne changera rien pour moi. Je n'ai pas été invité à son mariage express avec une femme qui l'a fait incroyablement souffrir dans sa jeunesse, il ne viendra pas au mien. Pour être carrément franc avec toi, je pense que le jour de mes dix-huit ans, on arrêtera de se parler, parce que je serais majeur aux yeux des lois britanniques et françaises. Je ferais ma vie dans mon coin. Et s'il espère m'attirer avec les liasses de billets qu'il me laissait avant qu'on l'oblige à revenir, il se fourre le doigt dans l'œil jusqu'au coude.
Entendre le blond être aussi sarcastique et violent est presque excitant, d'autant plus que tout cela est en français. J'ai incroyablement envie de l'embrasser, et je ne me gêne pas pour le montrer. Je me rapproche plus de lui, plaçant ma main dans son dos. Elle est tentée de descendre plus loin, dans le creux des reins, mais je me retiens. Je risque de me laisser aller et dans une situation si risquée, il vaut mieux éviter.
- Eliot, qu'est-ce que tu fiches ? Tu sais que tes parents peuvent rentrer à n'importe quel moment, et qu'on est censé bosser sur les plantes ?
- Je sais. Mais cela ne m'empêche pas de trouver que tu es incroyablement sexy.
Il rougit très violemment à mon adjectif et essaie de se contenir. Je ris, tout en continuant mon petit jeu de séduction.
- T'es un monstre. Parce que maintenant, j'ai envie de te faire tout un tas de trucs pas très... décents.
- Moi aussi, si tu veux tout savoir.
- Mais il y a toute cette situation avec cette porte ouverte et cette éventualité d'une présence parentale imminente.
Il est à deux centimètres de mes lèvres lorsqu'il prononce cette phrase. C'est une tentation à laquelle je cède avec joie, le ramenant tout contre moi. Le bas de mon dos cogne sur une partie de la table, et je capte une étrange lumière dans les yeux de Valentin. Dix secondes plus tard, je suis assis sur cette même table, et nous continuons de nous embrasser. Pour ne pas le laisser s'en aller, j'enroule mes jambes tout autour de son bassin.
- Tu me tortures, glisse-t-il, en continuant de maltraiter mon coup de nombreux baiser.
- Je sais. C'est bien trop agréable pour moi aussi.
Et toute cette situation de se faire prendre sur le fait rend tout cela tellement excitant que j'en oublie notre mission première. Tant pis.
La fois prochaine, dernier chapitre de Mars, et on enchainera sur le dernier mois !
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