Juin - 3
La dernière heure passe toujours lentement. Mais pas le mardi après-midi. Alors que les autres se plaignent, je m'éveille enfin et suis le cours avec toute mon attention. Parce qu'en cette fin de journée, j'ai littérature. Malgré le fait que notre professeure, une vieille dame au chignon sans forme et aux lunettes presque invisibles, ne traite pratiquement que des plumes anglaises, il nous arrive, de temps à autre, d'évoquer des écrivains étrangers. Ma curiosité se manifeste alors et j'ouvre grandes mes oreilles.
— Aujourd'hui, nous allons parler d'auteurs français, et plus particulièrement l'un d'eux. Je vous ai imprimé une feuille avec son poème le plus connu, dans sa traduction anglaise ainsi que dans sa version originale. Nous allons ensuite étudier la construction de ce poème et son thème principal.
Elle donne ses photocopies au premier rang et les élèves passent les fins objets, sans un bruit. Elles viennent rapidement à moi et je n'y fais attention qu'une fois que le paquet est arrivé sur la table suivante. Mes yeux s'attachent sur l'anglais en premier, par habitude. En lisant, j'ai une sensation de déjà-vu très prenante. Alors, curieux, je glisse mes pupilles vers la traduction française. Mon cœur rate un battement. Parce que le poème que notre professeure veut nous faire étudier est l'un de mes préférés.
Quand toutes les feuilles sont passées dans les rangs, elle reprend la parole.
— Bien, qui souhaite le lire à voix haute ? Si personne ne lève le bras, je serais obligée de désigner quelqu'un, donc manifestez-vous rapidement.
Les autres se regardent, ennuyés par le sujet, et moi, je suis plongé dans mes pensées. Je pourrais hisser la main et le déclamer haut et fort ou rester à ma place, entendre un élève choisi l'écorcher et lui enlever toute sa beauté. Cette perspective me répugne. Alors, fixant l'enseignante droit dans les yeux, je lui demande si je peux lire le poème. Elle est surprise de mon initiative, sans doute au courant de mes agissements dans les autres cours. Je la vois qui hésite, qui se tourne vers le reste de la classe pour que quelqu'un vienne la sauver. Dans mon for intérieur, je me sens vexé, mais je ne montre rien et agis comme on s'attend que je le fasse. Je passe au-dessus de la permission et commence à dire le poème, en français.
Mes yeux se ferment au milieu de la première strophe, et je suis emporté dans le flot des mots qui défile dans ma tête. Je laisse tomber la feuille sur ma table, j'oublie l'endroit où je suis et récite lentement, pour faire durer cet étrange plaisir un peu plus longtemps. Une fois le dernier vers terminé, je rouvre les yeux et rencontre le regard de mon enseignante, estomaquée par mon impertinence, sans doute. Résigné, j'empaquette mes affaires et me prépare à être congédié de cours. Le sac sur l'épaule, je passe devant la vieille femme, qui ne fait pas un geste. Je lui lance un au revoir glacé, comme j'ai l'habitude de faire et elle me répond.
— Attendez, Monsieur Tanaka, je n'ai jamais dit que...
Je referme la porte avant qu'elle n'ait fini sa phrase. Je me retourne, prêt à aller rejoindre ma destination préférée — la bibliothèque — pour la deuxième fois de la journée. Je relève les yeux que j'avais baissés pour je ne sais quelle raison et regarde droit devant moi. Ce que je vois n'est pas les murs crasseux de l'école, mais deux grands iris bleus qui me fixent comme si je venais de faire la chose la plus impressionnante au monde. Je l'ignore à nouveau complètement et le contourne, pour me rendre à la bibliothèque. Lui ne semble pas de cet avis et me prend le bras, serrant fort ma chemise pour ne pas que je m'échappe. De plus, il fuit mon regard.
— Suis-moi, marmonne-t-il, à peine audible.
Il ne me laisse pas le temps de répondre et démarre dans la direction opposée de la bibliothèque. J'ai bien envie de me défaire de lui et de m'enfuir, mais sa poigne est bien trop forte.
Nous arrivons aux casiers et il me lâche enfin la chemise. Il sort des chaussures de ville, les lance violemment au sol et entreprend d'enlever ses mocassins, qui vont nettement mieux avec son uniforme. Il me demande, à nouveau dans un murmure, de faire de même et de ne pas en profiter pour me sauver. Osant me regarder dans les yeux, il souligne, avec une voix forte cette fois-ci :
— J'arrive toujours premier à la course. Depuis que je suis en primaire.
Je hoche la tête, pas effrayé pour deux sous. Valentin attend que j'aie terminé de changer de chaussures et je me permets de l'observer de haut en bas pour la première fois. Outre ses iris bleus et ses cheveux blonds, déjà remarqués auparavant, il a le visage arrondi, mais pas trop enfantin. Ses yeux sont très légèrement ronds et sa peau subtilement hâlée, comme s'il revenait du soleil. Peu apeuré par le froid, il tient sa veste dans ses mains et ne porte que sa chemise immaculée, rehaussée de la cravate bleue de la maison à laquelle il appartient, la même que la mienne. Ses chaussures quant à elles, sont d'un jaune criard, qui tranche complètement avec le reste de sa tenue. Je m'attarde particulièrement sur ce dernier point, totalement comique à mon goût. Je vais même jusqu'à esquisser un sourire, ce qui fait se braquer mon vis-à-vis.
— Je peux savoir d'où vient ce sourire franchement arrogant qui est apparu comme par magie sur ton visage ? J'ai la soudaine impression que tu te moques de moi, et pas qu'un peu.
Et là, je ne peux vraiment pas m'en empêcher. Je regarde une dernière fois ses chaussures, sa moue vexée et j'éclate de rire. Un rire franc et généreux. Les larmes me montent rapidement aux yeux, et j'ai presque du mal à respirer, tant mon esclaffement est puissant. D'abord encore plus indigné qu'il ne l'était déjà par ma réaction, Valentin finit par mêler son rire au mien, comme si celui-ci était contagieux. Nous continuons pendant quelques minutes puis je réussis à me calmer, essuyant les petites larmes aux coins de mes yeux.
— Wow, bah ça fait du bien de s'amuser un bon coup ! Même si je sais très bien que tu te moquais de la superbe couleur de mes chaussures. Je ne ferais pas de commentaires, elles sont parfaites, point.
— De ton point de vue, certes. Mais pas de celui du reste du monde, crois-moi. La nuance tranche tellement avec la sobriété de ton uniforme que ça en devient presque ridicule. Je pense que c'est pour cela que j'ai éclaté de rire. Mais ôte-moi d'un doute, comment comptes-tu nous faire sortir de l'école avant que ce soit l'heure ? Tu es magicien ?
— Non, je suis malin, contrairement à certains qui se permettent de critiquer sans connaître. Maintenant, monsieur le sceptique, veuillez me suivre.
Il mime une petite courbette en souriant de toutes ses dents et, sceptique — il m'a bien cerné, cela est presque malheureux, surtout en si peu de temps —, je le devance. Et puis tout d'un coup, je m'arrête et me retourne vers lui, interloqué.
— Tu comptes m'expliquer pourquoi je passe devant alors que je ne sais même pas où tu veux nous amener, avec mon semi-consentement, je précise.
— C'est pour le simple plaisir de te dépasser et de me sentir puissant face à toi, parce que je connais les petits secrets de Clear Lake.
Je le laisse me doubler, non sans rouler des yeux avant, étonné par tant de bizarreries dans son comportement. Je pense très sincèrement qu'il a besoin de reconnaissance et qu'il utilise des méthodes plus qu'étranges pour arriver à ses fins.
— Tu es souple j'espère, parce qu'il faut faire un peu de gymnastique pour sortir d'ici dans les moyens non conventionnels.
— Quel type de gymnastique ?
— Escalader une grille et en sauter pour redescendre ?
— Je suis capable de faire ça.
Il sourit, sûrement débarrassé d'un poids certain, — si je n'avais pas pu monter sur le grillage — et continue d'avancer vers la sortie. Le temps anormal de juin me mord la peau dès que nous franchissons la porte principale du bâtiment et je m'enroule encore plus sur moi-même — pestant une fois de plus contre l'oubli de mon blazer. Je suis à nouveau étonné de la résistance aux températures étranges de Valentin en le voyant fourrer sa veste dans son sac — en boule, bien sûr — et décréter qu'il n'en peut plus de la chaleur. Je ne peux à nouveau pas m'empêcher d'ouvrir ma bouche.
— Il faudra que tu m'expliques comment tu peux avoir si chaud alors que juin est complètement déréglé. Parce que je ne comprends décidément pas. Pourtant, je suis très intelligent.
— Tu ne parles pas beaucoup, mais quand tu ouvres la bouche, tu tapes toujours là où ça fait mal avec tes petites piques. Tu m'expliques le principe ?
— Tout réside dans le sarcasme. Un art qui n'est pas à la portée de tous.
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