Juillet - 5

Je m'arrête littéralement au milieu de ma bouchée. Mon crocodile en gélatine reste coincé dans ma gorge et je manque de peu de m'étouffer. Je tousse une trentaine de secondes avant de regarder Valentin, rouge comme une tomate - de honte et de gêne. J'ai envie de demander une explication à mon ami - je pensais qu'il allait simplement me dire que j'avais un bout de gélatine entre mes dents - quant à sa remarque que je trouve plus qu'étrange. Ce n'est pas vraiment le moment - mais y a-t-il réellement un moment ? Avant que je n'aie pu dire quelque chose, la porte de ma chambre s'ouvre avec fracas sur mon grand frère, qui semble déçu de ne pas nous surprendre dans une grande conversation sur je ne sais quel sujet.

- Si vous avez fini de manger, papa demande à ce que vous veniez au salon. Et prends ce que tu sais avec toi. Nous allons jouer tous ensemble.

- Ha bon ? demande soudainement Valentin. Tu joues aussi d'un instrument ?

- Oui, tu verras lequel. Maintenant, file, je te rejoins après.

Il hoche la tête et suit mon frère hors de la pièce, le temps que je trouve ce qu'on m'a demandé de prendre avec moi. J'ouvre mon armoire, sors ma guitare de sa cachette qui mériterait d'être changée, et empoigne doucement son manche en quittant ma chambre. Dans le couloir résonne déjà une jolie mélodie et cela me fait accélérer, pressé de retrouver les autres musiciens.

En débouchant sur le salon, je vois mon frère au piano, mon père à la flûte irlandaise et Valentin au violon - comme je l'avais bien deviné à la vue de son étui. Ils s'arrêtent subitement lorsque je m'installe sur le sofa, à côté de ma mère qui tape des mains. J'installe ma guitare sur mes cuisses et je fais signe aux autres musiciens que je suis prêt à jouer. Callahan, meneur de toute cette petite troupe, recommence un nouveau morceau que je rejoins très rapidement, ayant reconnu les notes.

Bien que mon père soit issu de Grande-Bretagne - il habitait près de Londres avant de rencontrer ma mère -, l'Irlande a toujours été très présente dans son cœur. Ses vertes prairies, son folklore, ses moutons et sa bière, mon père aime tout ce qui vient de notre pays d'adoption, et en particulier sa musique. Lorsqu'en étant plus jeunes, Callahan et moi avons émis le désir de faire de la musique, mon père y a vu une opportunité de faire un petit groupe de musique irlandaise au sein même de notre maison. Le violon de Valentin était le dernier instrument qui nous manquait.

N'ayant pas besoin d'avoir le nez collé sur les cordes de ma guitare, je me permets de regarder autour de moi. Callahan et mon père se lancent des regards enjoués et doivent se retenir de ne pas se lever et danser. Quant à Valentin, il me fixe en souriant. Je n'ai jamais vu ses lèvres si étirées. Son violon, d'une couleur blanche très peu commune, semble attaché à son corps, comme s'il en faisait entièrement partie. Il le maîtrise presque parfaitement, le lyrisme qui s'en dégage est presque dérangeant de beauté et le violon vibre de bonheur, joyeux d'être tombé sur quelqu'un qui l'apprécie à sa juste valeur.

Nous enchaînons les morceaux différents, mais parfois similaires et le sourire de mon ami ne désemplit pas. Il a désormais fermé les yeux et se laisse porter par la musique. Il bouge légèrement derrière moi, ne pouvant retenir ses pieds plus longtemps. Tout en continuant à jouer - je fais alors jouer mes muscles de mes cuisses -, je me lève et vais rejoindre le blond dans son étrange petite danse. Il finit par ouvrir les yeux et me voir, souriant plus encore - si cela est possible. J'ai l'impression que mon cœur va se décrocher tant il bat rapidement, et cela me fait peur. Je mets cela sur le compte de la musique et son rythme endiablé qui incite à danser.

Au bout de cinq longs morceaux, ma mère demande expressément que l'on mette de la musique de son baladeur pour que l'on puisse tous danser. Ne cachant pas sa joie de pouvoir enfin bouger sans être entravé par son rôle de musicien, Valentin encourage ma mère à aller chercher le baladeur de maison. C'est elle qui le branche sur son enceinte et qui choisit la première chanson. Il s'agit de celle que mon père préfère. Nous poussons le sofa et les fauteuils tout contre le buffet du salon, et nous replions le tapis pour ne pas glisser dessus. La piste de danse est prête.

Légèrement épuisé par tous ces déplacements, je vais m'asseoir sur le fauteuil de mon père, plus dur que la normale. Je place mes jambes sur l'accoudoir droit, face à la piste de danse. Ma mère et mon frère me réclament à leurs côtés, mais je mime un grand bâillement peu discret et peu naturel. Ma mère gobe mon semi-mensonge, mon frère à moitié, mais pas Valentin. Il me regarde avec des yeux noirs. Son ciel d'été s'est transformé en ciel orageux, comme ce jour-là sur le toit, en juin. Je hausse les épaules pour lui faire comprendre ne pas chercher à me faire changer d'avis. Pour l'instant, je n'ai pas vraiment envie de danser.

Comme ma mère auparavant, je bas la mesure de mes mains. La danse que ma famille et mon ami exécutent est une invention de mon père. Elle est composée de nombreux sauts, de mouvements de mains, d'entrecroisements de bras avec un partenaire et de beaucoup de tours sur soi-même. Décrit ainsi, cela ne ressemble pas à grand-chose, mais exécutée par mon père et ma mère, c'est l'une des plus belles danses que je n'ai jamais vues. Valentin, en bon élève, apprend très rapidement les pas qui la composent et forme un binôme avec mon grand frère. Leur différence de taille et le regard malicieux que Callahan lance au blond donnent un duo assez étrange et peu gracieux. Lorsque la seconde chanson s'enclenche directement à la suite de la première, je fais signe à mon frère de me laisser sa place et viens empoigner la main de Valentin. Cette dernière est chaude, mais légèrement moite. En touchant son poignet - à la texture étrange sous sa chemise parfaitement attachée -, j'entends son cœur battre rapidement dans ses veines. Nous croisons nos regards et je m'envole.

Dans les yeux de Valentin, je me sens comme un oiseau volant pour la toute première fois. Je sens le vent fouetter mes ailes, m'aidant à me diriger dans le magnifique ciel de ce début d'été. Je suis seul, mais je ne m'en plains pas, car j'ai tout l'espace pour moi. Je tourne, je pique, je remonte à grands coups d'ailes - ce qui va même jusqu'à me faire perdre des plumes. Je suis comme dans un rêve. Puis, tout d'un coup, un second oiseau me rejoint. Rouge feu, majestueux, je presque certain qu'il s'agit de Valentin - je ne comprends pas comment je le reconnais, je sais simplement que c'est lui. Il vient se placer à mes côtés, et joue avec moi. Nous rions comme les oiseaux rient, nous volons toujours plus haut, toujours plus loin, toujours plus vite. Et soudainement, Valentin cligne des yeux et je suis de retour dans mon salon.

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