Janvier - 5
Ce matin, la sonnette de la maison retentit beaucoup plus tôt que d'habitude dans l'entrée. Je sursaute presque au-dessus de mes céréales, sous l'œil amusé de toute ma famille. Comprenant que je suis de corvée d'ouverture, je me traîne jusqu'à la porte. Le thé que j'ai ingurgité ne fait pas encore effet sur la fatigue de mon organisme.
- Salut ! Tu te souviens que je devais venir plus tôt aujourd'hui ?
Valentin est frais comme un gardon face à moi. Cette énergie me fait ressembler à une chose molle qui a du mal à bouger et ne parvient même pas à sourire.
- Tu fais une tête de déterré, Eliot. T'as mal dormi ? Tu veux que je fasse le truc tout seul ? Ça ne me dérange pas, mais ce serait plus drôle avec toi.
- J'ai planché sur mon texte toute la nuit. Sans succès. Je suis toujours aussi vide de mots.
C'est un sujet que nous n'évoquons pas beaucoup entre nous. Principalement parce que mon petit ami a presque fini et que je suis au point mort. Le syndrome de la page blanche, alors que je ne suis même pas écrivain.
- Je suis désolé. Tu ne veux toujours pas d'aide ?
- Non. Je veux me débrouiller tout seul. Même si je dois y laisser mon sommeil.
Il glisse une main sur ma joue et sourit. J'aime tellement ce genre de geste que je reprends rapidement des couleurs.
- Prends soin de toi, quand même. J'ai pas trop envie de sortir avec un vampire, moi.
Il rit comme une baleine à sa remarque, sous ma grimace. J'entends au loin les remarques de ma mère qui indique que nous ne chauffons pas l'extérieur, et je fais entrer le blond farceur.
- Tu viens avec moi ou pas ? redemande-t-il.
- Aller ou ? s'incruste Callahan, en repartant vers sa chambre après le petit déjeuner.
- Chez Daisy. C'est son anniversaire aujourd'hui et on a mis en place une tradition pour fêter nos dix-huit ans.
- Oh.
La rose est un sujet délicat avec mon frère. Il ne m'a rien dit, mais je crois qu'ils ne se sont pas parlé depuis la reprise des cours, il y a un peu plus de deux semaines.
- Tu veux venir ? propose Valentin, bien au courant des tourments amoureux de celui qui lui fait face.
- Tu ne penses pas qu'elle sera gênée de me voir ? C'est quelque chose que vous avez prévu tous les trois. Je ne veux pas vous déranger. Par contre, est-ce que tu pourras lui remettre quelque chose pour moi ?
- Ouais, sauf si c'est un bouquet qui fait trois fois ma largeur. Vos créations ont tendance à être très... touffues dans cette famille.
Il fait référence aux fleurs que je lui ai offertes au mois de novembre, lorsque je suis venu le reconquérir. Il est vrai que je n'ai pas regardé à la taille, mais je suis très loin d'être un professionnel, contrairement à mon frère.
- Ça tient dans la paume de la main. Je te le promets. Et j'ai même prévu un sachet pour le tenir.
- Merveilleux ! Alors je l'embarque avec moi et je lui donnerais de ta part, sourit-il, enthousiaste. Et Cal', le retient-il.
- Oui ?
- Je suis dans ta team, pour le cœur de Daisy. Franchement, elle serait bête de laisser tomber quelqu'un comme toi. Romantique, attentionné, sympathique au possible... Elle ne sait pas ce qu'elle perd, la petite fleur !
- C'est gentil, Valentin. Mais je ne pense pas que ça va s'arranger. Elle ne répond à aucune de mes tentatives de contact. Son cadeau d'anniversaire, c'est ma dernière chance. Après j'abandonne.
J'offre un air triste à mon frère et vais le prendre quelques secondes dans mes bras. Je n'aime pas le voir si triste, sans que je puisse faire quelque chose pour régler cela.
- Je croise les doigts pour que ça marche ! Bon, par contre, si on veut pas être en retard, va falloir se bouger, Eliot.
Il prononce le mot magique pour me faire décoller de ma place, finir mon petit déjeuner et ma préparation. Je colle une bise sur les joues de mes parents qui ont suivi l'échange en souriant et je prends la porte d'entrée. Le froid me mord immédiatement la peau et je me resserre sur moi-même.
- T'es vraiment un vampire, Eliot. Mais heureusement, je suis là pour te réchauffer. Allez, ramène-toi contre moi.
Il est rare que nous nous tenions la main dans la rue, mais le blond semble faire une exception pour aujourd'hui. La chaleur de son épaule a vite fait de me réchauffer et je me blottis contre lui comme un pingouin.
- C'est beaucoup trop mignon, l'entends-je chuchoter.
Le temps que nous arrivions à l'arrêt de bus, je me sens nettement mieux et nous nous lâchons, redevenant deux écoliers qui partent très tôt pour leurs cours.
- Je te rappelle que tu ne m'as toujours pas expliqué en quoi consiste cette tradition, avoué-je, au moment où nous prenons le bus. Ou ce qu'est le gros sachet que tu tiens avec précaution.
- C'est la tradition, justement. Et je ne compte pas te la révéler avant qu'on soit devant chez Daisy. Par contre, tu peux me décharger. Prends le cadeau de ton frère et glisse le nôtre dans le sac. Ça sera plus facile.
J'attrape donc le paquet rose dragée que l'on me tend et dézippe mon sac à dos. J'y trouve une boîte fuchsia que nous avons choisie dans une petite bijouterie et la transvase dans ce que je tiens dans la main. Ensuite, nous sortons à un arrêt que je ne connais pas du tout, et nous nous dirigeons vers, je présume, la rue de Daisy.
Il est sept heures et demie lorsque nous sonnons chez elle. Contrairement à moi, elle ne semble pas du tout surprise de nous voir débarquer. Valentin lui offre un sourire des plus éclatants et je redoute le pire.
- Salut, petite fleur.
- Godeau. T'as pas oublié.
- On s'est promis ça à nos onze ans. Alors non, j'ai pas oublié. T'es prête ?
- Oui. Balance la sauce.
Le blond pose ses affaires sur le sol et attrape le sac qu'il cache mystérieusement depuis tout à l'heure. Il en sort une boîte rectangulaire, turquoise. Elle porte l'adresse et le nom d'une pâtisserie que je connais. La Gourmandise est l'enseigne la plus connue de Belfast en ce qui concerne les délices français.
- Je t'ai pris la meilleure, parce que t'as dix-huit ans aujourd'hui, argumente Valentin.
Il ouvre la boîte et dévoile une tarte recouverte de crème blanche. Une idée me traverse l'esprit, mais je me ravise. Il ne va quand même pas faire ça ?
Sous les yeux ébahis, il attrape délicatement la tarte, avant de l'envoyer à Daisy en pleine figure. La pauvre est recouverte de crème sur toute la figure et le haut de son uniforme est bon pour le lavage.
- Joyeux anniversaire !
Les deux rient comme des baleines et je les fixe avec des yeux écarquillés comme des soucoupes.
- Mais ? Qu'est-ce que c'est que ceci ?
- La tradition ! C'était un pacte qu'on s'était fait avec Daisy, quand on est devenus amis. L'un devait venir avec une tarte à la crème pour l'écraser sur la tête de l'autre le jour de ses dix-huit ans. Et maintenant que t'es dans la confidence, tu y auras droit aussi !
Je blêmis en regardant la jeune femme sourire et s'essuyer avec une serviette qu'elle avait dû prévoir à cet effet. Je suis complètement abasourdi par rapport à ce que vient d'annoncer Valentin.
- Pardon ?
- T'y échapperas pas Eliot ! Toi aussi, t'auras ta tarte à la crème, me menace le blond, avec un sourire plus grand que son visage.
- Dans quel guêpier me suis-je fourré ? dis-je pour moi-même.
- Fallait réfléchir avant de devenir ami avec nous, très cher, intervient Daisy. Bon, par contre, je vais me rincer deux secondes et je reviens pour qu'on aille en cours. Vous m'attendez là ?
Nous hochons la tête et elle referme la porte sans la claquer.
- Si tu ne trouves pas ça marrant, on pourra trouver autre chose si tu veux. Genre quelque chose comme ça.
Il se rapproche de moi et me souffle quelques mots dans les oreilles. Je sens mes joues rougir à une vitesse sans pareille.
- Ça te plairait ?
Je le fixe avec un air franchement gêné et hoche la tête de manière imperceptible. J'aimerais me cacher dans un trou de souris et ne plus jamais en ressortir.
- Bien. Alors on fera ça pour tes dix-huit ans.
Nous continuons à discuter comme si de rien n'était le temps que la jeune femme nous rejoigne. Et, bras dessus, bras dessous, nous nous dirigeons vers Clear Lake.
***
- Comment ça, c'est ton anniversaire ? Mais pourquoi t'as rien dit ? Je n'ai même pas de cadeau pour toi !
Lola s'échauffe dans la salle que nous occupons. Daisy lui rappelle de faire moins fort afin que nous ne nous fassions pas repérer par le personnel de l'école.
- Ce n'est pas important, voyons. Et puis avec les préparations pour le bal et tout le travail de présidente du comité des élèves, j'ai tout bêtement oublié. Mais t'as qu'à venir en fin d'aprèm, on va boire un thé avec les garçons pour fêter ça.
- Je ne peux pas ce soir, je vois Heather. C'est son seul moment de libre de la semaine et j'ai l'impression que ça fait des lustres qu'on ne s'est pas vues toutes les deux.
- Pas de problème, je comprends. Je refais un truc samedi après-midi avec de vieux amis du collège. Tu pourras venir la, si tu veux. Par contre, Monsieur Tanaka ne pourra pas être là, il doit tenir la boutique avec son frère.
- C'est l'anniversaire de mariage de mes parents et ils ne veulent pas fermer. Une fois encore, désolé.
Je suis également frustré de ne pas pouvoir me rendre à cette petite fête. Cela aurait été le moment opportun pour rencontrer toute la bande d'amis de Valentin. Depuis qu'il a déposé la photographie dans mon livre, il ne cesse de me parler d'eux.
- Avec joie ! Et ça me laisse le temps de te trouver un petit quelque chose, glisse-t-elle avec un petit clin d'œil.
Les joues de Daisy prennent la couleur de ses cheveux et elle se ratatine sur sa place. C'est adorable de réagir ainsi.
Malheureusement pour nous, la sonnerie coupe court à nos échanges et nous sommes obligés de retourner vers nos classes respectives. Je grimace en me souvenant que nous avons rendez-vous deux heures avec Monsieur Bluek.
- Ô joie, murmuré-je pour moi seul.
- Bon, les gars, je vous attends à l'endroit habituel, au niveau de la boutique de vêtements. Je vais sortir un tout petit peu plus tard que vous, parce que j'ai un truc à régler avec le comité.
- Pas de soucis, petite fleur, on sera au garde-à-vous !
Nous rions tous les quatre avant de nous enfuir vers la salle de l'enfer. Si je pouvais avancer à reculons, je le ferais.
***
Bien entendu, je n'ai pas tenu les deux heures. Au bout d'une demi-heure, j'étais déjà sorti de la salle avec mon sac sur le dos. Valentin est resté et je ne m'en blâme pas. Il n'arrive pas à comprendre le chapitre que nous abordons et il refuse toujours que je lui fasse cours. Je suis un élément trop perturbateur, d'après lui.
- On n'apprend rien quand la seule envie qui nous passe par la tête, c'est sauter sur son prof pour lui faire des trucs pas très catholiques et qui n'ont aucun rapport avec les maths, s'était-il justifié.
Je prends donc ce temps pour tenter de travailler sur mon texte en français. Malheureusement, l'inspiration me fuit toujours comme la peste. J'en reviens même à m'approcher du bureau de Madame Fireworks pour discuter avec elle. Comme je suis désormais systématiquement accompagné, je ne prends plus la peine de m'arrêter. Les discussions avec elle me manquent.
- Tu es tout seul aujourd'hui ? Ton ombre blonde ne te suit pas ?
Je souris avant de poser mes coudes sur le bureau. Je sais que je peux me le permettre.
- C'est votre faute si nous sommes amis. Vous me l'avez présenté.
- Je suis au courant. Mais je ne regretterais jamais. Vous en aviez besoin, tous les deux.
Je hoquette de surprise. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle nous décrypte ainsi. Derrière ses petites lunettes rouges, ses yeux bleus sourient. Elle devait être magnifique, lorsqu'elle était jeune.
- Mais qu'est-ce qui t'amène aujourd'hui ? Tu cherches une nouvelle lecture ?
- À vrai dire, il s'agit d'écriture. Je suis bloqué, je ne parviens pas à écrire un mot. Rien ne me vient.
- Quel est le sujet ?
- Je dois m'adresser à quelqu'un qui me tient à cœur. J'ai d'abord pensé à mon frère, puis à Baudelaire, mais ces idées semblent vouées à l'échec.
- Tu oublies quelqu'un d'essentiel, Eliot.
Je crois tout d'abord qu'elle fait référence à Valentin. Je me suis promis de ne pas tomber dans ce travers-là et de choisir la facilité. Mais ses yeux bleus bleus plantés dans les miens me font penser à quelque chose de bien plus vaste qu'une personne. Quelque chose que l'on ne peut pas toucher.
- Le ciel, murmuré-je.
- Exactement. C'est le sujet parfait pour toi.
- Je suis d'accord avec vous, madame. Je vous remercie pour votre aide.
Je m'en retourne vers ma feuille. Je pense avoir une idée.
***
Je retrouve Valentin devant la salle de mathématiques et le salue avec un grand sourire. Je suis d'excellente humeur et rien ne peut gâcher cela.
- Je pense que je te l'ai déjà dit, mais t'es drôlement beau quand tu souris, chuchote le blond en français, avant de glisser imperceptiblement sa main sur la mienne.
- Je crois bien que je suis heureux. C'est pour ça.
- Reste-le alors. C'est magnifique.
Nous reprenons nos affaires dans nos casiers et nous nous mettons en marche vers l'arrêt de bus. Pour une fois, nous marchons tout le long du chemin, sans prendre de transport en commun.
- Dis, tu ne veux pas écouter de la musique ?
Il me présente son téléphone portable et une paire d'écouteurs. Je hoche la tête et nettoie la tête avec la manche de mon manteau. Je suis toujours soucieux de la propreté, surtout dans ce genre d'endroit. Le blond démarre la lecture aléatoire et je reconnais immédiatement les accords.
- Tu veux que je la passe ? demande-t-il du bout des lèvres.
- Non. Profitons un peu de cette chanson.
Cela fait quelque temps que je n'ai pas écouté The Sound of Silence. Les voix se marient toujours bien et les paroles sont toujours incisives.
C'est la raison pour laquelle je ne me rends pas compte de ce qui se déroule devant moi. Tout se joue rapidement. Un passage piéton. Valentin qui avance avec tranquillité, sans m'attendre, ce qui arrache mon écouteur de mon oreille. Le crissement de pneus.
Et avec la voix des amoureux du silence dans la tête, je le vois se faire percuter par une voiture.
En direct live de mon bunker anti-atomique : ce sera le dernier chapitre avant plusieurs jours parce que je m'en vais pour Paris le 4 juillet, ainsi que le 5. Comme je ne peux pas prendre de valise, je ne prendrais pas mon fidèle Hervé, donc je ne pourrais pas publier la moindre chose. Mais si vous passez une petite tête par la Japan Expo le jeudi 4 juillet, n'hésitez pas à m'envoyer un petit message. Je ne mords pas, et je suis gentille, dans la vraie vie ;)
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