Février - 5
Le lundi matin, à six heures pétantes, le réveil de Valentin retentit dans toute la pièce. Je ne m'en serais pas formalisé - il est normal de devoir se réveiller - si la chanson utilisée ne m'avait pas brisé les tympans. J'ouvre les yeux, parfaitement éveillé, et je cherche la source de tout ce bruit. Les hurlements du chanteur proviennent du téléphone du blond, qui n'a pas encore bougé de la couette. J'essaie de le remuer, de monter au-dessus de lui afin d'atteindre sa table de chevet, mais je n'y parviens pas. Ne supportant pas le bruit m'agressant les oreilles, je prends les choses en mains. Je me pince l'arête du nez, prends une grande respiration, me rapproche le plus discrètement possible de ses oreilles - montant de ce fait dans son lit - et hurle au-dessus du bruit :
- Aurais-tu l'extrême gentillesse d'éteindre ton téléphone portable avant que mes oreilles ne coulent au sol, complètement détruites ?
Il ouvre un œil, puis un deuxième. Mes sourcils tremblent de colère, mais je fais un sourire légèrement hypocrite.
- Maintenant ? continué-je entre mes dents.
Dans un grognement guttural, il attrape le maudit appareil avant d'appuyer sur une touche et que les hurlements cessent. Je reprends ma place initiale - dans mon propre lit - dans un soupir de soulagement, crachant un remerciement.
Regardant le plafond, je souris. Nous commençons aujourd'hui notre première semaine de cours en France. Je vais faire de la littérature et des langues toute la journée, sans me soucier de la moindre équation du second degré. Je suis dans une ville que je ne connais pas, évitant alors les regards des proches qui peuvent juger. S'il y a des ragots sur nous - et je sais qu'il y en aura, nous sommes des adolescents après tout -, je ne les démentirais pas. Malgré les regards de certains, malgré les possibles insultes des autres. Je ne céderais pas.
C'est dans cette optique résignée que je me lève. Avisant mon uniforme, déposé sur un cintre en hauteur sur l'armoire, je tords mes lèvres dans un rictus que j'aperçois dans le miroir. Je ne sais pas comment m'habiller. Fait-il chaud ? Fait-il froid ? J'avise mes t-shirts et mes pulls, me demandant lequel choisir. Au bout de cinq minutes devant l'armoire et pris d'un énervement certain, j'attrape un jean bleu et une chemise à carreaux avant de me rendre à la salle de bain. Je ne croise personne dans les couloirs, signe que je suis le premier levé. J'en ressors près de dix minutes plus tard et découvre, dans la chambre, une sorte de cocon, toujours au fond du lit. Me pinçant à nouveau l'arête du nez en faisant claquer ma langue contre le palais, je m'approche à petits pas du lit, cherchant les cheveux blonds éparpillés sur les draps. Je le trouve, bel endormi, face à moi. M'accroupissant afin d'être à sa hauteur, je m'avance lentement vers son visage.
- Valentin ? Il est l'heure de se réveiller.
Aucune réponse. Les draps sont parfaitement immobiles.
- La Terre appelle Valentin, est-ce que tu es là ?
Rien. Je m'énerve plus encore et prends une nouvelle grande respiration. Je lui attrape les joues et les lui pince tout doucement. Elles rougissent au contact et les draps bougent enfin. Je souris, fier de moi, et glisse.
- Si tu veux que je m'arrête, il va falloir que tu te lèves.
Une jambe émerge, suivie d'une autre. Elles restent en dehors du lit quelques secondes avant d'y retourner, apeurées.
- Fais super froid dehors. Je ne peux pas rester au lit encore quelques minutes ?
Je le fixe, éberlué. J'ai l'impression d'avoir un jeune enfant en face de moi. Sec, je claque.
- Non. Tu ne peux pas.
Un gémissement provient du lit. Ma réponse ne lui plait pas.
- Tu es cruel et sadique. On dirait Monsieur Bluek. Et c'est pas un compliment.
Je me braque, les sourcils froncés, avant de sourire malicieusement.
- Si j'avais été comme notre tant aimé professeur de mathématiques, j'aurais fait ça.
En disant ces mots, j'attrape la couette à deux mains et la tire vers moi, découvrant le corps du blond. Cette action a pour effet de le faire se lever immédiatement, la mine attristée.
- Espèce de... monstre. Tu me revaudras ça, crois-moi Tanaka.
Je manque de rire, victorieux. Valentin se dirige à toutes jambes vers l'armoire, choisit des habits au hasard complet et file à la salle de bain. En l'attendant, j'entreprends d'aller lire mes messages sur les applications que j'ai téléchargées. Lola me passe le bonjour - elle vient de se réveiller - Callahan me dit que je lui manque et que c'est la guerre à la maison - et je réponds immédiatement que ce n'est pas le cas pour moi, avant de rectifier et d'affirmer la même chose pour moi - et ma mère demande à me parler. Je fixe longuement les kanjis se bousculant sur l'écran de mon téléphone - c'est si rare qu'elle écrive en japonais que je bute sur certains idéogrammes que je ne connais plus. Le message est long et je n'ai pas le temps de répondre comme je le voudrais. Je le laisse donc en suspens, tout en me promettant d'y repasser à un moment plus opportun dans la journée. Tout ceci me ramène à Asuka. Son message est également resté vide et maintenant que toute cette histoire a été révélée, je peux lui répondre. Convaincu, je retrouve notre conversation.
Vous : Bonjour Asuka,
J'ai longuement regardé ton message dans le vide, en tentant d'imprimer ce qu'il me disait. Je ne sais toujours pas quoi répondre, parce que pour l'une des premières fois de ma vie, je ne sais pas quelle est la bonne réponse.
J'aimerais te dire de ne pas t'en vouloir, que ce n'est pas de ta faute. Mais même si je ne te connais pas beaucoup, je sais que ceci sera inutile. Pour moi, tu as bien fait. Il fallait que cette histoire soit mise sur le devant de la scène, afin que ses acteurs subissent les conséquences de leurs actes. Je ne sais pas si tu désires rester en Irlande du Nord ou non, mais sache que si tu rentres à Paris, je serais là pour toi.
Je sais que nous sommes les victimes dans cette histoire. Nous n'avons rien fait de répréhensible. Mais je pourrais tout à fait comprendre que tu ne veuilles plus entendre parler de moi, jamais. Sache que pour ma part, je veux toujours te connaître, peut-être plus maintenant. Parce que même avant la révélation de toute cette histoire, tu étais de la famille. Et la famille est importante à mes yeux.
Eliot
Je l'ai tout juste envoyé que le blond ressort de la salle de bain, également en chemise. Je nous fixe, riant de la situation. L'habitude de l'uniforme est ancrée en nous comme un arbre aux nombreuses racines. Enfin prêts, nous allons déjeuner.
Pedro est déjà attablé, seul. Je cherche ses parents des yeux sans pour autant les trouver. Il n'est pas encore habillé, ce qui me fait lever les sourcils de surprise. Il porte un t-shirt humoristique et un short, ce qui me fait immédiatement penser à Valentin et sa chaleur constante. Ces deux jeunes gens sont tout à fait similaires. Le nez plongé dans son bol de céréales, il nous salue d'un sourire et nous présente les boîtes.
- Il y a tout ce que vous voulez. Des croissants, du pain, de la confiture, de la pâte à tartiner, du café, du chocolat, du jus de fruits - ananas, orange et pomme - et du thé vert.
J'observe la table, recouverte de toutes sortes de victuailles. Il y a tant de choix que je ne sais pas quoi manger, malgré les grognements de mon estomac. J'observe l'obsédé de la nourriture, dont les pupilles brillent. Je roule des yeux avant de m'asseoir sur la première chaise que je trouve, aux côtés du jeune homme. Il vient de terminer son bol de lait, mélangé au chocolat de ses céréales. Il nous quitte en un sourire en disant.
- Il faut que rende tout ça - il se désigne entièrement - présentable pour la séance de jugement qu'est le lundi matin au lycée. Je vous retrouve dans le salon dans une vingtaine de minutes.
J'acquiesce en silence, non suivi par Valentin qui vient de croquer allègrement dans un croissant. Il se place face à moi, un bol de chocolat bien chaud déposé devant lui. Il trempe la viennoiserie dans le liquide brun clair, avant de le mordre dans une expression de grande délectation. Cette gourmandise me tente alors, et j'en attrape également une, que je porte à mes lèvres. Les sensations explosent dans mon palais et j'écarquille les yeux de bonheur. Je n'ai jamais mangé quelque chose d'aussi bon.
- Ché délicheux hein ? baragouine le blond, n'ayant pas terminé sa bouchée.
Je hoche la tête, plus poli, avant de reprendre un morceau de ce merveilleux croissant. Il s'avère que le reste des aliments présents sur cette table sont de la même qualité. Je prends alors mon temps pour manger, savourant toutes les nouvelles saveurs qui me sont proposées. Nous terminons à peine de débarrasser la table lorsque Pedro revient. Il est habillé, tout comme nous en chemise. Il a également passé un trait de khôl en dessous de ses yeux, ce qui relève la couleur verte olive de ses pupilles.
Il nous envoie à la salle de bain pour nous laver les dents, prenant la relève sur notre besogne. Quelques minutes plus tard, nous sommes prêts à partir. Avant de quitter l'appartement, le jeune homme nous donne une carte de transport payée par sa famille. Dans les escaliers, il nous explique pourquoi nous en avons tant besoin.
- Mes parents voulaient m'inscrire dans un lycée bilingue espagnol pour que j'aie un double diplôme. Comme je voulais faire du dessin parce que j'adore ça et que j'en ai un peu ma claque de l'espagnol, je me suis inscrit au lycée Jean de la Fontaine. C'est dans le seizième alors on est un peu obligé de prendre le métro. Ce qui explique les cartes.
- Tes parents sont soucieux de ton avenir ?
- Oui, ils veulent que je réussisse aussi bien qu'eux, pour ne manquer de rien. Mais je ne sais pas trop ce que je veux faire. J'aime plein de trucs, l'histoire, l'art et tout ça. C'est pour ça que je suis parti en L d'ailleurs. D'ailleurs Valentin, tu vas avoir l'honneur de me suivre ce matin comme tu es dans ma classe. Eliot, tu es dans celle de Garance. Et je crois bien que la troisième fille, celle qui accueille vos profs, est avec votre amie, en S. Ne te fie pas à ta première impression de Garance, c'est une chouette fille. Je crois d'ailleurs que vous commencez par de la philo.
Je souris, heureux. La journée commence bien, par de la littérature - enfin une sorte. Je me tourne vers le blond, qui baisse les yeux. Nous sommes tous deux déçus de ne pas être dans la même classe, il est vrai. Avec qui vais-je discuter quand je m'ennuierais ? Avec qui pourrais-je m'émerveiller sur les auteurs que nous allons étudier ? Alors que nous sommes en pleine descente, je lui saisis délicatement la main, lui faisant doucement relever la tête. Je serre ses doigts - sans volonté de lui faire du mal - pour le conforter.
- Ne vous inquiétez pas, la classe de Garance et la mienne, nous sommes très liées. Nous avons les cours de langues en commun, et nous mangeons aux mêmes heures à la cantine. À moins que vous ne soyez des siamois que l'on ne peut pas décoller ? glisse-t-il en se moquant évidemment de nous.
- J'ai l'intime impression que tu te fous de nous. D'ailleurs, c'est pas drôle, réplique le français, presque vexé.
Nous arrivons dans le hall de l'immeuble. Avant que nous franchissions la porte, le brun se place entre nous, nous attrapant les épaules dans un geste amical. La sangle de son sac vient caresser la naissance de mes bras.
- Faut pas se vexer, je ne fais que rire. Vous êtes mignons tous les deux, et d'ailleurs, ça me fait vous jalouser assez... ardemment. Je suis aussi séparé de quelques amis, dispatchés dans d'autres filières. C'est la loi du lycée, vous savez. Et au moins, vous n'êtes pas seuls. C'est déjà ça de bien, croyez-moi.
Nous sourions, avant de nous retrouver dehors, le vent s'engouffrant dans ma veste de mi-saison. Je grelotte immédiatement, notant intérieurement de prendre une écharpe demain. Valentin, à mon inverse, accueille la fraicheur les deux bras ouverts. Il crie à qui veut l'entendre qu'il fait agréablement bon. Avec Pedro, nous nous fixons, les yeux écarquillés, dissertant sur l'étrangeté du troisième membre de notre trio. Le parisien prend les devants et nous guide à travers les rues, jusqu'à la station de métro la plus proche, appelée « Arts et Métiers ». Les stations sont bondées, les gens sont pressés, impolis et rapides. La règle de l'escalator à droite est la même dans chaque grande ville du monde. Nous bipons aux portiques avec notre carte toute neuve. Sur les quais, nous retrouvons Garance, l'air un peu absent, ainsi que Daisy, toute pimpante. Elle nous remarque bien vite, nous salue en nous bombardant de questions en anglais. Valentin s'empresse de répondre, pendant que je m'intéresse à la française. Elle s'excuse une nouvelle fois pour son comportement de samedi matin. Je passe l'éponge et lui demande de me parler de nos futurs professeurs, ce qui lui fait changer radicalement de visage.
Au milieu du trajet, nous changeons de ligne - passant alors de la troisième à la neuvième - et nous finissons, rouges de la chaleur des sous-sols, par émerger, une trentaine de minutes plus tard. Il y a encore moins d'un kilomètre de marche vers le lycée de Pedro et Garance et nous arrivons devant ses grilles un quart d'heure avant la sonnerie. La rousse lève un bras lorsque nous parvenons à hauteur de l'entrée.
- Ambre !
- Sa meilleure amie, nous glisse Pedro. Elle est dans notre classe, Valentin.
Une jeune femme aux cheveux bruns ondulés se tourne vers nous. Ses yeux vert et marron - un étrange mélange - brillent de malice et son piercing en dessous de son nez - un septum si je ne me trompe pas - rehausse un beau sourire, agrémenté de rouge à lèvres bien rouge. Engoncée dans une salopette trop grande pour elle, elle s'avance vers nous.
- Alors, c'est eux ? C'est incroyable... elle se met à nous fixer sans gêne, tournant autour de nous. C'est vraiment leur portrait craché. On a de la chance, on en a chacune un dans nos classes. Et tu ne m'avais pas dit que la fille, elle était pareille ! La vache quand même !
- Et ouaip, continue la rousse en lui faisant un clin d'œil.
Observant cette scène comme complètement étranger, je me tourne vers mes deux camarades anglais.
- Que se passe-t-il ? Est-ce que vous comprenez quelque chose ?
Les deux haussent les épaules et les jeunes femmes, m'ayant entendu, se tournent vers moi en croisant les bras sur leur poitrine. Je trouve cette position très surjouée.
- Vois-tu, mon cher, avec Ambre, nous sommes toutes les deux fans de Marato. Elle m'y a amené et je suis tombée les deux pieds joints dedans. Chacune a trouvé son personnage principal favori, ses arcs préférés. Et puis, en regardant un certain épisode - celui de la grande bataille de la Colline du Début -, nous avons toutes les deux sauté de nos sièges en hurlant que les personnages allaient s'embrasser. Depuis, nous sommes devenues de ferventes défenseures d'une théorie tout ce qu'il y a de plus vrai, que les personnages de Marato et Totsuke sont amoureux l'un de l'autre, sans le savoir - désolée, sosie de Sora, mais tu ne sers à rien. Je ne vais pas vous sortir les arguments que nous avons - et nous en avons, bien entendu -, mais elle a été reprise par bon nombre de personnes. Alors quand vous êtes arrivés tous les deux ensemble, et tout, mon petit cœur de fan a fait un bon dans sa poitrine. Et je n'ai pas pu m'empêcher d'en parler à Ambre une fois rentrée à la maison.
- Je l'ai entendue téléphoner à son amie lorsqu'on est arrivées, mais elle parlait tellement vite que je n'ai rien compris du tout, s'excuse presque Daisy, qui fronce les sourcils, ayant sans doute compris ce qui en retournait, cette fois-ci.
Je fixe les deux étudiantes, complètement abasourdi. J'ai la soudaine impression d'être un phénomène de foire, une simple reproduction d'un personnage de papier - je n'ai jamais souhaité lui ressembler - qu'on ne parvient pas à distinguer de ma propre personne. J'allais faire la remarque lorsque je me fais couper par l'élan du blond, les sourcils froncés. Le fixant plus précisément, je me rends compte que je ne l'ai jamais vu dans une rage aussi noire.
- Wow, par contre on va se calmer vous deux, là. On n'est pas des personnages soudainement matérialisés dans votre monde. On a une vie et on aimerait bien que vous ne fantasmiez pas dessus en imaginant je sais pas quoi. Parce que franchement, si vous continuez comme ça, pas la peine de m'adresser la parole, je ne vous répondrais pas.
Je hoche la tête pour lui montrer que je suis parfaitement d'accord avec lui, suivi de près par Daisy, qui semble autant en colère. Les deux jeunes filles s'excusent vaguement - je n'y crois malheureusement pas, et lui non plus - avant que la cloche ne sonne. Nous nous séparons à regret, après un très rapide baiser, à l'abri des regards, et sous la protection de Pedro.
L'emploi du temps donné par ma nouvelle camarade entre les mains, je me dirige vers la salle 2208, pour les trois heures de philosophie - je m'en réjouis d'avance. Mes confrères d'un mois attendent devant la porte, babillant avec joie. Je ne comprends pas tout ce qu'ils se disent, ayant un vocabulaire sans doute trop élaboré pour le niveau syntaxique de leurs phrases - cette phrase sonne très pédante, je le sais. J'attends, le dos contre le mur de pierres apparentes, ma camarade de classe. Elle salue quelques personnes au passage avant de me rejoindre, ayant perdu son sourire. Intérieurement - et sans doute extérieurement -, je jubile légèrement. Les mots de Valentin ont dû la toucher.
Elle ouvre la bouche pour parler, mais elle n'a pas le temps de commencer sa phrase. Le professeur arrive, tourne sa clef dans la serrure et nous ouvre la grande salle. Les vingt-huit élèves - petite classe pensé-je - s'installent à leur place. Je vais m'échouer à côté de Garance, contre le mur. La fenêtre m'appelle, à l'autre bout de la salle, avec sa douce voix mielleuse. Le ciel me manquera, c'est certain, mais je préfère comprendre le cours plutôt qu'observer la voute diurne.
Je sors cahier et stylo, verrouillant mon esprit sur les mots français. L'homme nous faisant cours se place à son bureau, non loin de la fenêtre et organise ses feuilles, remontant ses lunettes parfaitement rondes sur son nez.
- Bien... Je ne vais pas faire la présentation de notre nouvel élève, vous lui demanderez son nom en dehors de ce cours. Si tu as des problèmes avec le vocabulaire utilisé, tu demandes à Garance à côté de toi. Je ne peux pas me permettre de retarder le programme. Dois-je rappeler ce qui vous attend à la fin de l'année ?
La rousse nommée se penche vers moi et me chuchote :
- T'inquiète pas, il peut paraître sévère et un peu je-m'en-foutiste, mais il est excellent. Quant à la chose qui nous attend à la fin de l'année, c'est le bac, quelque chose dont tu ne dois pas te soucier.
- Le bac ? Le bac à sable ? demandé-je, naïf et interloqué.
- Non, le baccalauréat. Un nom un peu guindé, d'après moi. C'est un grand examen, regroupant toutes nos matières. Il faut que nous ayons un nombre requis de points pour quitter le lycée. La philosophie est l'une de nos matières les plus importantes. Depuis la rentrée en septembre, les profs ne font que nous répéter que le bac sera là avant que l'on ait le temps de dire ouf. Je suis certaine qu'ils exagèrent.
Je hoche la tête, ayant compris les informations les plus importantes. Cet examen de fin d'année ressemble aux A-Level, sauf que nous n'avons que trois ou quatre matières. Alors que j'allais remercier ma voisine pour toutes ses informations agrémentant ma faible culture de ce pays, je me fais couper par le début du cours.
- Aujourd'hui, nouveau chapitre. L'inconscient. Vous allez voir, c'est très sympa à étudier. Vous allez vous sentir tout retourné comme après un passage dans un tambour de machine à laver.
Armé d'une feuille recouverte de pâte de mouche, il commence à dicter son cours. Les notions sont rapides, j'en manque plusieurs - je me penche alors, dans de pareils cas, vers la feuille de ma voisine -, mais je suis passionné par le cours. Je ne vois pas la première heure passer, surpris par une sonnerie stridente qui me fait lâcher mon stylo. Une légère pause nous est accordée, pause que je passe à l'extérieur de la pièce, courant dans les couloirs pour rejoindre Valentin, un étage plus bas. Il discute avec Pedro, que je salue également. Les deux me font un grand sourire.
- Comment était cette première heure ? les interrogé-je.
- Sympa, mais ça me rappelle que je ne connais pas grand-chose à l'histoire de France. Heureusement qu'on est pas interrogés, sinon je serais dans la panade, rit Valentin.
- Je te le dis, et je le répète pour toi Eliot, si vous avez du mal avec certaines matières, on pourra les bosser tranquillement chez moi. Je ne suis pas une tête, mais on va dire que je me débrouille.
Nous le remercions d'un sourire, avant de nous appuyer tous les trois sur le mur, juste en face de la salle de classe des deux jeunes hommes. Il reste quelques personnes à l'intérieur, dont une qui retient tout particulièrement le regard vert de notre hôte.
- Un problème ? s'inquiète presque Valentin, en se penchant vers lui, se décollant à mon grand regret de mon épaule.
- Non, non, si ce n'est que ce mec me plaît depuis la rentrée et que...
Mais il n'a pas le temps de continuer. Le mec en question sort de la pièce et se poste devant nous, un air mauvais sur les lèvres.
- Tiens, mais c'est la pédale de service. Tu t'es fait des nouveaux potes dit ? J'suis sûr qu'ils sont comme toi, avec tes habitudes dégueulasses là...
- Et alors ? Est-ce que cela te pose un problème ? As-tu une suggestion à faire sur comment ton camarade de classe mène sa vie, ce qui ne te regarde aucunement ? commencé-je en prenant sa défense, le voyant se recroqueviller dans un coin.
- T'es comme lui, c'est ça ? C'est pour ça que tu le défends ?
- Est-ce que cela te pose un problème que je sois gay ? Même si ce n'est pas tout à fait cela, pensé-je intérieurement.
- J'ai pas envie de voir vos échanges de langues qui me font gerber, c'est tout.
- Dis-moi cher camarade, as-tu une petite-amie ?
- Ouais, qu'est-ce que tu lui veux à ma copine ?
- T'arrive-t-il de l'embrasser dans les couloirs ou dans la cour de récréation ? ignoré-je sa question.
- Bah ouais. Et on a pas fait que ça, si tu veux tout savoir.
Je réprimande violemment une grimace avant de continuer sur ma lancée, sous les yeux des deux autres.
- Moi, ainsi que tous ceux qui sont comme moi, nous devons t'observer dans la cour de récréation sans rien dire sous peine d'une quelconque sanction. Alors, cher camarade, je voudrais te dire d'aller te faire foutre. Très cordialement.
Je n'ai jamais été aussi vulgaire de toute ma vie. Mais son regard vaut toutes les insultes de la planète. Il est blême, il ne sait plus quoi me répondre. Je suis fier de moi et me tourne vers les deux autres. Pedro mime un merci, peu à l'aise. Quant à Valentin, il ouvre de grands yeux ronds.
- La vache, Eliot, t'as mangé du lion ce matin ? Si je pouvais, je t'embrasserais dans la seconde.
- Tu peux. Si cela ne dérange pas Pedro, bien entendu.
- Franchement, je crois que je vais retourner en classe parce que c'est bientôt la fin de la pause. Et encore merci Eliot. Je me doute que je n'ai pas besoin de rajouter que ce mec est un homophobe notoire ?
Nous agitons tous les deux la tête dans la négative et nous laissons notre camarade retourner à sa place. Alors que la sonnerie se fait entendre, Valentin se rapproche de moi. Il attend que les couloirs se vident légèrement, tout en riant sous cape.
- Tu te rends compte que tu vas être en retard en cours si je fais ça ?
- La ferme.
Mon vocabulaire s'échappe sans mon autorisation et il m'embrasse enfin. Il y met les formes et s'autorise même quelques descentes vers mon cou.
- C'est bien dommage qu'ici, on ne puisse pas sauter les cours. Sinon je t'emmènerai loin d'ici, glisse-t-il dans mon oreille.
- Tu es un être ignoble, le sais-tu ?
- Oui, mais je sais que tu l'aimes, mon ignominie.
Il me glisse un baiser sur la joue avant d'entrer dans sa classe qui n'est pas encore fermée. Je mets une quinzaine de secondes à redescendre de mon nuage et à me souvenir que moi aussi, il faut que j'y retourne.
Eliot Tanaka en retard. Une première dans l'histoire.
***
La matinée se termine par une heure de littérature étrangère, composée uniquement d'anglais. Il est indiqué sur mon emploi du temps que je peux me rendre dans une salle réservée pour nous, au quatrième étage du lycée, afin de travailler mon français. Je salue donc rapidement Garance, avant de m'élancer dans les couloirs. Je trouve enfin la 439, habitée par mes deux professeures. Elles discutent à voix basse et j'ai peur de les déranger. Lorsque je toque, elles s'écartent légèrement et tirent sur leur tailleur parfaitement repassé. J'ai l'impression d'avoir dérangé.
- Oh, Eliot ! Entre, entre, n'hésite pas ! Tu as un cours de littérature anglaise, c'est bien cela ?
- Oui, mais comment vous expliquer que je risque très probablement de m'ennuyer. Et vous savez comme je suis lorsque je m'ennuie.
En réalité, seule la professeure de français n'a jamais eu le droit à mes petites piques sarcastiques. Je suis déjà parti en courant de la salle de Mademoiselle Murray, juste après avoir récité du Baudelaire. Je m'en souviens comme si c'était hier.
- Oui, nous le savons. Il vaut mieux que les professeurs d'ici goutent à votre sale caractère. Surtout que vous semblez tout à fait à l'aise en français, afin de leur répondre.
Pour la première fois de ma vie, je semble un peu honteux de mon comportement. Je ne suis plus très à l'aise avec cette partie de ma personnalité.
- Oui. J'en suis désolé, si je me suis montré prétentieux avec vous, Mesdemoiselles. Ce n'était pas mon attention. Vos matières sont les seules à me faire vibrer, et je me prive parfois de vos enseignements parce que j'ai un égo mal placé. Encore une fois, je vous demande pardon.
Elles semblent extrêmement interloquées par ma réplique et ne savent pas quoi répondre. Je remarque même que Mademoiselle Murray rougit derrière ses lunettes.
- Hum... Veux-tu t'installer pour que nous discutions de ce premier jour ? Qu'avais-tu, ce matin ?
Je leur parle de la philosophie, de nos échanges avec Pedro qui est tout à fait sympathique, et de ma sorte d'antipathie pour Garance, qui ne m'a vraiment pas fait bonne impression - sans réellement expliquer pourquoi. Je ne raconte pas non plus ma nuit agitée, suite aux révélations familiales auxquelles j'ai dû faire face à plusieurs centaines de kilomètres de distance. Une fois cela fait, je sors un roman de Victor Hugo prêté par Valentin, et place mon téléphone derrière lui, afin de répondre à ma mère. Cette heure est consacrée aux langues, je peux donc travailler mon japonais.
Mon fils chéri,
Je t'envoie ce message pour prendre d'abord de tes nouvelles suite à ce qui vient de nous tomber sur le coin de la tête. J'espère que tu vas bien, que tu as bien dormi et que tu te nourris bien (la nourriture française est réputée bien meilleure que celle d'Angleterre). Comme tu dois t'en douter, je suis abasourdi par rapport à cette nouvelle. Je ne comprends pas, et j'ai passé l'entièreté de la nuit à tenter de trouver une explication plausible. Alors j'ai pris une décision.
Je suis en ce moment même à l'aéroport de Londres, avec un billet pour Sendai. Je rentre au Japon pour quelque temps, pour m'aérer l'esprit et demander de l'aide à mes parents pour gérer cette situation. J'en ai besoin, et j'ai averti ton père et ton frère de mon départ. Qu'ils me traitent d'égoïste parce que je les abandonne pour la Saint-Valentin, mais je dois prendre soin de moi, au risque d'exploser et de prendre une décision que je pourrais regretter.
Je voulais te dire que ta demie-sœur n'y est pour rien. Que je ne lui en veux pas d'exister, et qu'elle ne doit pas culpabiliser. Cette vérité devait être dite. J'aimerais que tu le lui dises. Moi, j'en suis incapable.
J'espère que tu comprends. Je t'aime fort, mon fils.
Je suis obligé de me cacher pour que l'on ne voie pas mes larmes.
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