Décembre - 16
Nous repartons de la cabane dans la forêt après une sieste bienvenue pour le blond. Allongé tout contre moi, il a trouvé le sommeil dès que sa tête a touché l'oreiller. J'ai fait semblant de m'endormir, mais les questions tournaient et retournaient dans mon esprit sans me laisser tranquille. J'étais incapable de les formuler à haute voix, mais tout aussi incapable de m'en débarrasser et fermer les yeux. J'ai donc écouté de la musique jusqu'à ce que le blond à mes côtés se réveille en grands bâillements. Nous avons bu à nouveau de nos breuvages chauds et grignoté quelques biscuits avant de quitter cette cabane, en éteignant le chauffage et le compteur électrique, comme préconisé. Je me rends compte que je n'ai pas révélé de secrets alors que je garde quelque chose en moi - qui ne concerne pas les révélations d'aujourd'hui - depuis le mois de novembre.
Au milieu du chemin qui se fait en silence, je tire donc sur la main de Valentin afin de le faire ralentir. Je n'ai pas envie de me presser, ni pour parler ni pour avancer.
- Ça va ? Tu veux qu'on ralentisse ou qu'on s'arrête ? Tu t'es fait mal quelque part ?
Son inquiétude me touche et j'oublie pendant quelques minutes ses mensonges. Il redevient le petit ami parfait - qui, j'en ai fait la douloureuse découverte, n'existe pas - du début du séjour.
- Non. Il faut que je te révèle un secret. Je ne l'ai pas fait lorsque nous étions dans le chalet, alors que tu m'as confié quelque chose.
- Tu sais, tu n'es pas obligé. Je dis ça pour rire, le fait que tu doives aussi t'ouvrir. Je ne veux surtout pas que tu te forces.
- Ce n'est pas l'impression que j'ai. J'ai réellement envie de te le dire.
Il sourit, joue avec mes doigts gantés. J'adore quand il fait cela.
- Je ne suis pas gay.
Il ouvre de grands yeux et me lâche immédiatement. Mon cœur se brise légèrement et je me rends compte que j'ai mal commencé. Il faut que je rectifie le tir.
- Ne t'inquiète pas, je ne vais pas t'annoncer que je suis hétéro et que je me suis joué de toi pendant tous ces mois. Je pense que ma participation à nos activités nocturnes parle pour moi.
Étrangement, je ne rougis pas à cette affirmation, contrairement à mon voisin, qui pourrait rivaliser avec une tomate en plein été. Je ne m'en formalise pas et continue mon histoire.
- Pendant le mois de novembre, je me suis beaucoup rapproché de Lola. Elle a repris la direction du club LGBT+ de l'école, après Heather, sa petite amie. Un soir, elle m'a invité à faire le tour, alors que la pièce dédiée était vide de monde. Sur l'un des murs, il y a des affiches colorées avec les définitions de chaque sigle. Je les ai lus par curiosité, parce que j'aime apprendre et que de nouvelles connaissances sont toujours bénéfiques, à mes yeux.
Valentin se rapproche à nouveau et reprend ma main, comme si de rien n'était. Je souris au geste, parce qu'il doit se douter que ce n'est pas facile, même avec lui.
- Je me suis énormément retrouvé dans la définition de pansexuel. Le fait de tomber amoureux d'une personnalité et non d'un genre. C'est exactement ce qui s'est passé avec toi. Je me fichais bien de ton genre, c'était juste... toi que j'aimais. Lorsque j'ai fait cette découverte, j'étais simplement effrayé et je me suis retourné vers Lola. Elle m'a expliqué avec bienveillance que ça ne faisait rien si je me trompais, que je pouvais prendre mon temps. Qu'une définition peut nous correspondre à un moment de notre vie, et ne plus l'être des mois ou des années après. Donc, je te l'annonce. Je ne suis pas gay, je suis pansexuel.
Valentin me prend dans ses bras, en me serrant fort et m'embrasse la joue au passage. Il sourit plus fort que le soleil.
- Je suis heureux que tu me le dises, et que tu te sentes bien dans ta peau surtout. Et je suis vraiment désolé pour ma réaction de tout à l'heure. Je me rends compte que ça peut être super violent, alors que c'est pas facile à dire et tout...
Je l'embrasse rapidement du bout des lèvres et nous reprenons le chemin avec un peu plus de gaieté. Bien entendu, les questions qui me tourmentaient précédemment reviennent au pas de course en moi et je perds mon sourire intérieur. J'essaie de faire bonne figure à l'extérieur, tout en observant le soleil se coucher - il est passé dix-sept heures et nous sommes en hiver - et de colorer de milles nuances. Je suis heureux que le ciel existe pour me réconforter.
***
Lorsque nous passons la porte de la maison de Walter, je m'attends immédiatement à des remontrances sur notre promenade. Nous n'avons pas prévenu les adultes avant que ceux-ci s'en aillent vers la ville. Mais, contrairement à nos attentes, nous ne les trouvons pas sur le pas de la porte à taper du pied, mais sur le sofa, l'un sur l'autre et sur le point de passer à l'action. Évidemment, Walter ne possède plus un seul vêtement - mais nous n'apercevons rien de dommageable pour nos yeux - et la directrice est en soutien-gorge à dentelle rouge. Et comme tout cela est trop beau pour être vrai, ils ne nous ont pas entendu rentrer.
- Je dois vous rappeler qui sont les ados et qui sont les adultes dans cette pièce ou comment ça se passe ? hurle Valentin en posant une main sur mes yeux, ainsi que sur les siens.
J'entends un grand bruit, qui doit être les deux surpris qui se réveillent. Pas de hurlements, mais beaucoup de raclements de gorge.
- Euh... commence Walter, ne sachant sûrement pas quoi dire.
- Vous avez une chambre, merde, continue Valentin sur le même ton. Vous en avez carrément deux à votre disposition. Mais vous êtes obligés de faire ça sur le canapé, devant la porte où l'on peut entrer à tout moment, insiste-t-il.
- On s'est fait avoir par nos pulsions. Pas le temps de remonter, sort la directrice, en mangeant de nombreux mots.
- Qu'est-ce que vous attendez ? Montez ! On est suffisamment troublé par cette vue qu'on ne va pas vous regarder.
Je ferme les yeux et me retourne en même temps que Valentin et attends que les deux soient partis, sous des cris et des rires. Je ne connais pas spécialement l'isolation de la maison, et j'ai peur de les entendre faire leur petite affaire.
- Je m'en doutais, commence le blond. Je le savais que ça allait arriver. Et ça confirme ma théorie. Il l'a amenée pour la reconquérir, pas pour passer la fin d'année avec moi. Et franchement, je suis à deux doigts de penser qu'il est rentré pour elle.
- Valentin... murmuré-je, inquiet pour lui.
- T'inquiète. Je m'y attendais. Je ne suis pas idiot. Ça fait juste... bien mal d'avoir raison, parce qu'une petite voix me disait que je voyais le mal partout. Bien joué, la petite voix, t'avais raison.
Il grimace en entendant un bruit parfaitement significatif et regarde la porte.
- Si seulement je savais conduire, je pourrais t'amener dîner en ville sans qu'on entende ces deux gosses qui ne savent pas se retenir. Sauf que j'ai pas envie de risquer nos vies.
- Il reste les vélos. Nous pouvons les descendre vers la route principale, pour éviter de glisser, et nous rendre en ville. Il suffit de prendre des lampes pour nous faire repérer par les voitures alentour, même si je crois qu'elles ne sont pas nombreuses.
Il écarquille les yeux et m'embrasse la joue en souriant. Il a retrouvé son humeur précédente et j'en suis plus qu'heureux.
- Si tu savais comme je t'aime quand tu montres tout ton génie. Allez, viens, on dépose les affaires à toute vitesse dans la chambre et s'enfuit d'ici.
Je lui emboîte le pas avec joie.
***
Depuis que nous les avons surpris à faire leurs obscénités sur le sofa, Walter et Harper - je parviens enfin à prononcer son prénom - ne se lâchent plus d'une semelle. Comme Valentin les a appelés, ils ressemblent à deux jeunes adolescents en chaleur. Et que je t'embrasse à pleine bouche, et que je déplace mes mains sur tes épaules ou plus bas - et ce, en plein repas - et que je te regarde dans le blanc des yeux pendant des heures. C'est tout simplement horripilant.
Aujourd'hui, nous sommes le trente et un. Je viens de téléphoner à mes parents pour leur souhaiter bon courage pour le ménage annuel de la maison, afin de commencer correctement la nouvelle année. J'autorise Callahan à se rendre dans ma chambre, bien qu'elle ne soit pas la plus sale. J'avoue à ma mère qu'elle me manque - c'est vrai - et lui donne le bonjour de Valentin. Elle a cherché à en savoir plus sur notre relation, mais je suis resté le plus discret possible. Bien que j'aime me confier à ma maman, je ne peux pas tout lui dire.
- Même pas un peu de croustillant ? Je ne sais pas, une belle déclaration ou quelque chose du genre ?
Souriant presque méchamment, je m'étais décidé à jouer avec elle et son besoin constant d'information. Elle avait été servie.
- Oh, si. Il m'a demandé de l'épouser à travers un chocolat chaud.
J'avais déformé la vérité, mais elle ne pouvait pas le savoir. Je m'étais trouvé malin.
- Quoi ? Pardon ? Qu'est-ce que tu viens de dire ? s'était-elle exclamée.
J'avais ri avant de terminer.
- Tu voulais des informations, en voilà. Sur ce, maman, je suis obligé de te laisser, on m'appelle pour la vaisselle.
J'avais raccroché sur ces entrefaites et j'en avais ri jusqu'à ce que Valentin m'interroge et que je rougisse comme une pivoine. Ce n'était pas du tout la même chose de faire marcher ma mère et d'en discuter avec le principal concerné.
- Bah alors ? Qu'est-ce que tu lui as dit pour que ça te fasse rire comme un petit démon ?
Étrangement, j'aime bien la comparaison. Elle correspond parfaitement à mon comportement.
- Elle voulait des informations sur notre compte. Je lui ai parlé de l'histoire du chocolat chaud.
- Le chocolat chaud ? penche Valentin, du côté droit, la main sur le menton, pour montrer sa réflexion. Oh, le chocolat !
C'est à son tour de rougir comme une pivoine. Moi, je suis assis sur le lit et je me coince un coussin sur la tête, pour éviter mon vis-à-vis.
- Et comment elle a réagi ? entendis-je sous ma protection de coton ?
- Je pense qu'elle a dû faire une syncope. Elle n'a pas cessé de parler par interrogations, comme si elle avait mal compris.
Je sens une pression à côté de moi, signe que l'on vient se placer non loin de mon corps. Je me laisse tomber de tout mon long sur la largeur du lit, comme pour regarder le plafond - alors que je tiens toujours mon coussin.
- C'est une bonne blague quand même. Faudrait qu'on la fasse à Walter, ça lui ferait les pieds.
Le mot blague me rassure et je retire mon coussin de devant mes yeux. Ceux de Valentin sont vissés sur les miens, et il sourit, le rouge aux joues. Il est incroyablement mignon.
- Je confirme, mais tant que cela reste au statut de blague. Nous sommes encore bien trop jeunes pour parler de mariage. Et cela ne fait que quatre mois que nous sommes ensemble.
Le blond se place de la même manière que moi et continue à me fixer intensément.
- Je suis tout à fait d'accord. Par contre, quand on aura une bonne vingtaine d'années et si on est toujours ensemble, je ne dis pas...
Une main passée sur ma joue et un sourire. Je prie pour qu'il change de sujet et je bénis son estomac gargouillant qui coupe ce moment plus que gênant.
- Allons manger avec les deux ados. Tu viens ?
Il me présente sa main et nous dévalons les escaliers ensemble en riant. Les deux ados en question sont encore une fois sur le sofa, devant la télévision. Ils attendent que nous leur fassions à manger. Les ingrédients sont posés sur la table de la cuisine et nous attendent. Valentin lance de la musique sur laquelle je peux chanter - du Coldplay pour mon plus grand bonheur - et nous commençons. L'album de Viva la Vida a presque le temps de se dérouler entièrement avant que nous ne les appelions pour manger, sous les gargouillis de Valentin. Celui-ci semble plutôt calme, ce qui est rare quand son oncle est dans les environs.
- Alors, vous deux, quoi de prévu ce soir ? demande-t-il en déposant le plat de frites cuites au four et le poisson pané sur la table.
- Je comptais vous décharger de votre travail de repas et m'en charger moi-même. Nous avons trouvé une épicerie française en ville. Ce n'était pas donné, mais j'ai de quoi préparer le repas du Nouvel An, exactement comme ta mère le faisait.
Le blond en lâche sa fourchette sur l'assiette, ce qui me vrille les oreilles - mais je ne fais aucune remarque. Il fixe son parrain avec de grands yeux très surpris.
- Sérieux ?
- Je sais très bien que c'était une fête spéciale pour tes parents et que vous mangiez des choses spéciales. J'avais envie de te faire plaisir, parce que j'ai l'impression que ça fait plusieurs jours qu'on ne s'entend plus du tout tous les deux.
- On pourra le faire ensemble ? J'adorais ça quand j'étais avec ma mère !
- Bien sûr. Ça nous permettra de discuter tranquillement.
Le sourire lumineux de Valentin revient sur ses lèvres et il donne un coup de coude à son tuteur. Il croise mes yeux quelques secondes, comme pour s'excuser de m'abandonner. J'esquisse un geste pour lui signifier que ce n'est rien et nous mangeons tranquillement pour la première fois de notre séjour.
***
- Dis-moi, pourquoi est-ce que tu as pris ta guitare avec toi ? Je ne t'ai pas vu en jouer depuis qu'on est là.
Je souris mystérieusement et ferme le livre que j'étais en train de lire pour fixer mon vis-à-vis.
- Ce n'est pas parce que tu ne me vois pas que je n'en joue pas. Je ne veux simplement pas que tu m'entendes alors je vais me cacher dans le garage.
- Dans le garage ? Mais tu devais crever de froid !
Je grimace au souvenir de la basse température, mais me reprends rapidement pour ne pas faire peur à mon voisin.
- Je voulais te faire une surprise, comme un cadeau de Noël en retard. Tu m'as bien offert l'album plein de photographies, j'estime avoir le droit de te répondre.
- C'est super gentil, mais j'ai pas non plus envie que tu chopes un rhume en répétant !
- Ne t'inquiète pas, mon système immunitaire est solide. Je vais bien.
Et comme si le cosmos m'avait entendu, j'éternue juste à la fin de ma réplique. Valentin se moque éperdument de moi.
- Qu'est-ce que j'avais dit ? Allez, au fond du lit au chaud, jusqu'à ce soir. Et tu me prends une douche chaude pour te requinquer.
- Oui docteur, lancé-je en me mettant sous les couvertures. Tu viens avec moi ?
- Je t'adore, mais je n'ai pas du tout envie d'avoir ton rhume, glisse-t-il en me collant un baiser sur le front. Je vais chercher un masque dans la salle de bain du vieux et je reviens. Je vais quand même te tenir compagnie.
Il file par la porte et j'essaie de reprendre des forces sous les couvertures. Je me recroqueville et guette la porte. J'ai de plus en plus peur de me retrouver seul dans une pièce silencieuse. Parce que la myriade de questions qui naviguent dans ma tête peut revenir d'une minute à l'autre. Je ne veux pas penser au silence, au vide, aux reproches et aux mensonges.
Je ferme les yeux et je respire lentement, si bien que je finis par m'endormir, avant le retour de mon petit ami.
***
Lorsque je me réveille, la nuit est tombée sur la chambre. Je sors des couvertures en quatrième vitesse et ma main glisse sur une feuille de papier posée sur le couvre-lit. Je la saisis, place mes lunettes sur mon nez et lis.
J'espère que je ne t'ai pas réveillé en restant à côté de toi. C'était très tranquille comme moment. Descends quand tu veux, je te promets qu'on t'attend. J'ai une réserve énorme de mouchoirs avec moi.
PS tu es super mignon quand tu dors, je t'ai fait un petit dessin. Love love, ton amoureux.
Je souris à ma représentation et avise l'heure. Il est plus de dix-neuf heures, ce qui m'effare légèrement. Je me sors totalement des couvertures, attrape mon costume dans la valise - il n'est pas dans le même état que s'il n'avait pas voyagé - et file à la salle de bain. Moins de dix minutes plus tard, je suis sorti, propre, frais et, sans vouloir me vanter, plutôt beau. J'attrape ma guitare avant de sortir de la chambre et descends les escaliers.
- Ah, je crois que notre marmotte est debout. On va pouvoir passer à table, entendis-je en arrivant dans le hall de la maison.
Je me racle la gorge et m'excuse, en priant pour ne pas éternuer sur les convives. Tout le monde est sur son trente-et-un. La directrice dévoile ses atouts dans une robe au bustier moulant rouge, accompagnée par une étole en velours. Valentin porte le même costume qu'au bal, tout comme moi. Même Walter est en chemise et cravate, et ne cesse de lancer des regards vers son amie blonde.
- Tu joues de la musique Eliot ? m'interroge ladite blonde.
- Oui. Je maîtrise la guitare et je suis capable de produire quelques notes au piano.
- Pourquoi est-ce que tu ne t'es pas inscrit en option musicale ?
Je lève les yeux au ciel et agrippe ma pauvre guitare.
- S'il vous plaît, ne me parlez pas de l'école. Je suis en vacances, je suis ici pour me détendre. Je ne veux pas encore avoir affaire à des professeurs qui n'essaient même pas de me comprendre et qui me jugeront sur la base de rumeurs et bruits de couloirs. Alors, s'il vous plaît, mettons à table et oublions quelque peu nos rôles pour une soirée.
Je dépose ma guitare allongée sur le sofa et me place aux côtés de Valentin. Il me sourit de toutes ses dents et se penche vers moi.
- T'es super beau et tu sens bon, glisse-t-il en français, pour qu'on évite de nous comprendre.
- Je te retourne le compliment, répliqué-je sur le même ton.
Nos joues rosissent, mais nous mettons cela sur le compte de la chaleur environnante.
- Valentin, tu présentes le repas de tes parents ?
Le blond se lève et prend son verre et une cuillère, afin de le faire tinter.
- Comme vous le savez tous, mes parents étaient des personnes assez peu conventionnelles. Ils adoraient la France et je crois même que pendant un moment, ils regrettaient d'en être partis. Mais enfin bon, ils ne supportaient pas la bouffe anglaise et faire importer des choses du pays de la grenouille, ça coutait une blinde. Donc chaque Nouvel An, on faisait des crêpes toutes bêtes. Une grande poêle, de beaux habits, mais une nourriture toute simple.
Il repose son verre et serre ses mains entre elles. De ma place, je peux voir les jointures devenir blanches.
- L'année dernière, je n'ai pas pu faire justice à cette tradition pour différentes raisons. Mais cette année, c'est différent. Je suis entouré de personnes plus ou moins sympathiques et je peux leur rendre hommage. Alors je vous propose un toast de verre vide à mes parents.
Nous levons nos flûtes sans champagne pour les frapper les unes sur les autres. Sous la table, la main d'un Valentin rassis vient trouver la mienne. Son parrain se lève à son tour et entraîne sa compagne vers la cuisine en riant comme des baleines. Je me surprends à repenser à la remarque du blond sur lui ; ce sont deux adolescents qui découvrent les joies d'un premier flirt.
- Rassure-moi, nous n'étions pas ainsi au début de notre relation ? ris-je en me tournant vers mon petit ami.
- Absolument pas. C'était marqué sur ta tête que tu n'étais pas très à l'aise avec le contact, quant à moi, j'avais surtout peur que tu découvres mes poignets. Par contre, on versait dans le mielleux. Et on n'a pas arrêté. Après tout, ce n'est pas dérangeant.
- Veux-tu que je te dise quelque chose de mielleux ? continué-je sur le même ton.
- Les deux vieux vont mettre trente ans à faire les crêpes alors je ne suis pas contre. J'aime bien quand tu me dis de mille et une façons combien tu m'aimes.
Je me lève donc, quittant à regret sa main chaude, pour aller chercher ma guitare. Il lève un sourcil de surprise, mais ne bouge pas de sa place.
- Je ne vais pas te le dire. Je vais te le chanter.
- Je la connais ?
- Je ne sais pas. C'est la première fois que je la joue.
Sans perdre mon temps, je gratouille les premières notes. Mais avant de complètement commencer, je lui donne le titre.
- Elle s'appelle The Only Exception.
Je suis tombé sur cette chanson en regardant une série avec mon frère. Il ne l'avouera jamais à quiconque, mais Callahan est un fan des séries de comédies musicales, comme Glee. Cette chanson, elle, m'a fait pleurer. Je ne connaissais pas encore Valentin et je ne savais pas ce que c'était, de ressentir l'amour. Je connaissais l'amour fraternel et parental, qui me remplissait le cœur de chaleur. Mais l'amour amoureux, comme j'aime l'appeler, était un véritable mystère pour moi, celui qui aime tout savoir. Jusqu'à ce que je tombe moi-même amoureux et que je fasse la rencontre de Valentin.
Le narrateur de cette chanson parle d'une dispute entre ses parents qui a très mal tourné. De malédictions dites au vent. De cœurs brisés. Je me souvenais d'une dispute, lorsque j'avais huit ans. J'avais tellement peur que mes parents divorcent que j'avais refusé d'aller à l'école avant qu'ils ne fassent la paix. Je ne sais pas si j'ai aidé, mais quelque temps plus tard, tout allait mieux entre eux.
Pendant ma chanson, les deux adultes se rapprochent l'un de l'autre et se mettent à danser en se regardant droit dans les yeux. Valentin ne les remarque pas le moins du monde, focalisé sur moi, les larmes jouant avec les nuances de bleu de ses pupilles. Je dois me concentrer pour ne pas le lever et les essuyer d'un doigt, pour apercevoir ce beau ciel d'été qui me fait dire tous ces mots.
Je termine sur une note douce, en fixant mon vis-à-vis. Je ne parviens pas à sourire, encore pris dans les émotions qui me traversent. Mon cœur bat la chamade dans mes tempes et j'aimerais le mettre sur haut-parleur, pour vaincre une fois pour toutes ce silence de malheur.
- C'est beau. Tellement beau. Ta voix, la chanson, toi. Je ne sais pas quoi dire de plus. Tu m'as pris mes mots pour te les accaparer et pour les transformer en or, exactement comme les poètes. C'est exactement ça, en fait. Tu es un poète pour mon cœur.
Il ravale ses larmes et m'offre un beau sourire à la place. Il se lève, se place juste en face de moi et se penche vers moi, le doigt sur la joue.
- La directrice n'est pas au courant pour nous, glissé-je en français avant que nos lèvres se touchent.
- Elle n'est pas idiote.
Et il termine le mouvement en faisant décoller mon cœur. Pour éviter de mettre notre assistance mal à l'aise, nous ne faisons pas durer le baiser, bien que nous en ayons envie tous les deux. Cette continuité se fera une fois la porte fermée à clef, en haut.
- Tu es doué, Eliot.
Cette remarque ne vient pas de la directrice, comme je m'y attendais, mais de Walter, qui me fixe les yeux brillants. Il ne sait vers qui se tourner : son filleul qu'il a délaissé, mais qu'il voit désormais tel qu'il est, ou cette femme qu'il semble reconquérir au fil des minutes qui passent.
- Je vous remercie. Cela me va droit au cœur. Je suis touché par votre sincérité.
Il ne répond pas, et cela ne me dérange pas. Je vais reposer ma guitare dans une sorte de bulle, de coton de sentiments indéfinis. Cette même bulle me fait rester devant la fenêtre. Il neige à nouveau et je peux sentir le froid mordre ma peau à travers la chemise de mon costume.
- T'es songeur, mon Eliot ?
Je sursaute à moitié, avant de tourner la tête vers le bond, qui est derrière moi, la tête sur mon épaule. J'espère ne pas lui avoir fait mal dans mon geste. L'excuse me brûle les lèvres, mais ce sont d'autres mots qui franchissent la barrière de mes dents.
- Pourquoi m'as-tu menti ?
- Pardon ? Mais euh... quand ça ?
Je me tourne complètement vers lui, pour le fixer. La surprise se joue réellement au fond de ses pupilles.
- Lorsque nous discutions de ta mère, dans le chalet. Du fait qu'elle a choisi ses sentiments par rapport à son devoir de professeur et son patriotisme. Tu m'as avoué, après un long silence, que tu aurais fait la même chose qu'elle. Mais je sais que tu ne me disais pas la vérité. Alors, je me demandais pourquoi. N'as-tu pas confiance en moi ?
- Tu ne peux pas comprendre...
Je m'attendais à ce qu'il s'excuse ou démente. Mais pas à cela. Si bien que je continue sur ma lancée.
- Alors tu as préféré me mentir. Explique-moi, ne fais pas les questions et les réponses.
- Je veux être soldat Eliot. Ce qui implique que je vais sans doute donner ma vie pour la nation. Que le patriotisme, ça sera inscrit dans mes veines. Les sentiments, le cœur et tout ça, c'est pas sûr. On prend des décisions sur des émotions passagères et ça peut engendrer des trucs à long terme désastreux. Le pays, c'est du concret, c'est du réel, c'est du solide. On en est que très rarement déçue. Les sentiments, ça peut te faire t'ouvrir les veines, et je sais de quoi je parle. Tu crois vraiment que tu étais prêt à entendre ce genre de trucs dans la cabane ? Tu sais quoi, j'ai pas envie d'en parler maintenant, et me disputer avec toi est la dernière chose que je veux faire.
- Les sentiments, ce n'est pas sûr ? Alors que suis-je ? Une incertitude humaine ? demandé-je, blessé que l'on me traite avec si peu d'égard. Et puisque tu évoques la cabane, n'est-ce pas un endroit où on ne pouvait pas mentir ?
- Je n'ai jamais dit ça. Toi, t'es... toi. T'es bien plus que des sentiments. Tu es quelqu'un d'absolument génial, t'es magnifique et je t'aime vraiment. Mais tu n'es pas une certitude, lâche-t-il, plus que sérieux. Et puis... et puis dans la cabane, tu m'as un peu pris de court, je m'y attendais pas. Je ne voulais pas te faire de mal, même si je me rends compte que c'est juste reculer pour mieux sauter.
- Que te faut-il de plus ? Que te faut-il de plus pour que je devienne cette certitude ?
- Mais j'en sais rien ! s'énerve Valentin. On est que des ados Eliot, on ne devrait pas discuter de ce genre de chose, on devrait profiter du temps présent, s'embrasser de façon clichée au clair de lune et faire l'amour sous les étoiles. On a le temps encore, tout le temps.
- Ha ? Nous avons le temps ? Ne vas-tu pas t'engager à l'armée dès que nous aurons quitté le lycée ? Tu vas mourir heureux sous les balles de je ne sais quel pays, tes collègues vont retrouver ton corps mutilé, et deux généraux tout de noir vêtus vont un jour venir frapper à ma porte en m'annonçant que mon meilleur ami - puisque l'armée n'est pas un endroit très sécurisant pour nous - est mort pour la patrie et que je dois être fier de ce que tu as fait pour la nation. Parce que tu auras oublié tes propres sentiments au profit de cette nation qui t'offrira qu'une boîte de bois comme dernière demeure. Et qu'aurais-je comme certitude ? Mes yeux mouillés de larmes ? Mon cœur meurtri ? Mes jambes me lâchant ?
- Arrête de dire que je vais mourir sur-le-champ ! Qu'est-ce que t'en sais ?
- Parce que c'est la vie Valentin. Tu devrais le savoir, avec ce qui s'est passé pour tes parents. Elle est fragile, elle peut se briser avec une facilité déconcertante. Pourtant, elle fait partie des belles certitudes de notre monde. Alors pourquoi ne crois-tu pas en la certitude qu'est l'Amour ? L'amour que tu me portes, que je te porte ? Pourquoi n'y crois-tu pas ?
Ma question flotte vers lui, mais il n'y répond pas. Il me fixe comme jamais il ne l'a fait. Son visage ne laisse transparaitre aucune émotion. Enfin, ce qu'il pense. Mais moi, ayant appris à lire bien au-delà des traits fermés, des lèvres pincées, du nez se dilatant, je vois au travers de ces yeux tempétueux que cette discussion est loin d'être terminée. Ce soir, ma question en restera une. Ce soir, mes interrogations se sont envolées vers lui. Il les a saisies au vol et les garde bien précieusement. Je le sais.
- On a pas fini Eliot. Ce sujet reviendra sur le devant de la table. On sera obligé d'en reparler.
Et, m'en retournant vers la table où les adultes nous attendent pour déguster les crêpes, faisant semblant de ne pas nous avoir entendus, je lâche, du bout des lèvres.
- Je le sais bien.
Et j'aimerais, au plus profond de moi, ne pas le savoir. Ne pas avoir demandé la raison du mensonge, ne pas avoir détecté ce dernier dans les agissements de Valentin. M'enfoncer dans ma naïveté et mon trop-plein d'optimiste. Que cette dispute n'ait jamais existé. Que celle-ci n'en promette pas d'autres, sans doute plus violentes, sans doute plus meurtrières.
Une unique larme roule sur ma joue. Elle a un étrange goût salé qui reste sur la langue.
Holà ! Encore une fois, si vous me cherchez, je suis dans mon abri anti-atomique (ma seconde maison) et je me repose pour le weekend (pas de chapitre donc). Celui-ci devait sortir hier soir mais je l'ai fini à plus d'une heure du mat', sans mon ordinateur pour publier, donc c'est ce matin. On se retrouve mardi pour le début de janvier !
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