Août - 5

Cela fait deux jours que le parrain de Valentin est parti au secours de son amie, qui a fait une rechute dans la drogue. Nous avons eu le droit à un coup de téléphone hier soir, alors que nous dinions. Il nous expliquait qu'il ne savait pas pour combien de temps il en avait, qu'il ne voulait pas quitter la femme, de peur qu'elle replonge totalement et fasse une overdose. Prévoyant, il avait laissé une liasse de billets avant de partir, et le frigo est rempli pour la semaine. Le blond m'a indiqué que nous pouvions aller au village en vélo, dont deux sont cachés dans un garage qui n'est plus utilisé comme tel depuis longtemps. Les mots n'ont pas été durs entre les deux partis et j'en fus heureux.

Nous n'avons pas reparlé de ce qui s'est passé sur le toit. Lorsque mon ami s'est enfin totalement calmé, nous sommes redescendus pour manger et ensuite nous mettre dehors, pour lire. Nous avons été surpris par la pluie et nous sommes rentrés pour jouer à un jeu de société, en évitant toujours les sujets fâcheux.

Mais l'ennui semble peu à peu nous gagner et nous soufflons de concert devant la télévision qui diffuse des émissions ennuyantes.

- J'ai l'impression d'être un poisson dans son aquarium. Je tourne en rond, mais sans faire de bulles, déclaré-je en m'étirant.

- Oh bon sang. Oh bon sang de bois de trottinettes de cuillère en bois.

- Valentin ? Quelle est donc cette suite de mot parfaitement incompréhensible ?

- L'expression de ton génie.

Je lève un sourcil interloqué et je continue, sarcastique.

- Tu pourrais exprimer ce génie d'une autre manière, par exemple, tu es extraordinairement intelligent Eliot et je t'admire ?

Il me donne un coup de coude pour la forme et me sourit. Il est si lumineux que ça en fait presque mal.

- Tu es extraordinairement intelligent Eliot, je t'admire parce que tu as trouvé notre occupation en faisant ta remarque.

Je ris et l'encourage à continuer son explication.

- On va aller à l'aquarium.

***

Nous partons donc après le repas de midi, sur les deux vélos trouvés dans la cave. Nous les accrochons non loin de la bâtisse représentant un poisson. Étendant ses mains derrière son cou, comme pour s'étirer, le blond décrit le fond de sa pensée.

- Franchement, je ne comprends pas comment cet aquarium peut être encore ouvert. Cette ville est perdue au milieu de nulle part. Et d'ailleurs, comment ils ont eu l'idée de construire un aquarium ?

- Peut-être que la ville était plus touristique auparavant et que le mauvais temps aide à faire fructifier cet endroit, répondis-je, en observant la vieille bâtisse avec un air sérieux.

- On t'a déjà dit que tu étais un génie Eliot ?

Je souris en coin et le regarde droit dans les yeux.

- Ce n'est que la deuxième fois aujourd'hui, mais j'adore l'entendre. Cela fait un grand bien à mon égo.

Il me pousse l'épaule avec la sienne, comme pour m'éloigner de lui. Le geste produit l'effet inverse en me rapprochant de sa personne, alors que nous marchons. Nos pieds manquent même de s'écraser l'un et l'autre et nous nous excusons mutuellement. J'essaie de rester proche de lui pour que la chaleur ne s'en aille pas. Elle me ramène assurément en juillet, lorsque nous révisions ensemble à la bibliothèque. C'était tellement bienfaisant et grisant que le manque se fait encore ressentir. De plus, cela ne semble pas gêner mon ami que je sois si proche de lui, si bien que je peux en profiter tant que je veux.

Nous achetons tous les deux nos tickets, nous montrons l'intérieur de nos sacs à dos et nous entrons dans l'habitat des poissons. Comme je m'y attendais, il n'y a pas beaucoup de bassins, et peu d'animaux spectaculaires. Mais je suis déjà heureux d'apercevoir des poissons-clown et quelques poissons-chirurgiens.

Nous sommes dans une sorte de pénombre bleue, rafraîchissante. Je ne saurais comment expliquer cela, mais la lumière semble jouer avec nous, comme si, seule, elle s'ennuyait. Nos corps sont tours à tours illuminés et assombris, au fil de nos pas et de nos regards vers les poissons, qui ne s'intéressent pas le moins du monde à nous.

Je laisse mes yeux se promener sur tout ce qu'ils désirent. Les vitres, les bancs inutilisés, la lumière moqueuse et Valentin, qui photographie tout ce qu'il peut. Je ne l'avais pas remarqué auparavant, mais il est doué avec un appareil photographique entre les mains. Il semble complètement captivé par l'exercice et oublie le monde autour de lui. Il est dans une sorte de bulle, qui se crée dès qu'il pose ses pupilles bleues et sa lentille sur les poissons peuplant les aquariums. Nous avançons sans vraiment nous consulter, comme si l'un savait déjà ce que l'autre allait faire. C'est une sensation parfaitement étrange qu'est celle-ci, de se sentir si connecté à une personne, comme si elle était une extension de soi-même.

Nous arrivons dans une salle circulaire, qui marque la fin de notre visite. Elle est bien plus grande que les autres, et semble plus récente, au vu de la différence de carrelage, de la qualité du banc placé au milieu de la pièce. Les aquariums sont remplis de méduses de toutes les couleurs, comme un arc-en-ciel. Je ne savais pas que de pareilles espèces existaient et aux vues de la tête de mon ami, il est dans le même état de découverte que moi.

- La lumière est merveilleuse, dit-il si bas que je pourrais croire que ce n'est qu'adressé à ma personne.

Il reste au milieu de l'arc de cercle, les mains sur son appareil. Il semble figé dans sa position, comme si la beauté du lieu était trop pure et qu'en bougeant, il la briserait. Moi, je marche lentement, les doigts à quelques millimètres des vitres, suivant le court de l'arc de cercle. Plus je me rapproche de l'endroit où se trouve Valentin, plus mon cur bat rapidement, sans que je n'en comprenne la raison. Mes pas se font de plus en plus petits, ma respiration plus saccadée.

- Est-ce que t'as peur ? glisse une voix, à nouveau murmurée.

- Non.

- Alors, place-toi en face de moi.

Je m'arrête dans ma marche. J'y suis. Les méduses semblent m'avoir suivi, et la lumière est joueuse : ma figure est tachetée de multiples touches de couleurs, comme si un peintre s'était amusé avec moi. Et ce peintre est en face de moi, à me braquer avec son appareil photo, sans me donner la moindre instruction. J'entends le déclencheur, le regard perdu dans le vague. Valentin observe le résultat sur l'écran et sourit discrètement. Heureux qu'il ne soit plus dans sa bulle, j'ose enfin lui parler plus correctement que ma froide négation précédente.

- Pourquoi souris-tu ?

- Parce que tu es beau sur cette photo.

Mon cur s'arrête quelques millièmes de seconde. Mon souffle se coupe.

- Je ne dis pas ça dans le vent Eliot. Je dis ça parce que c'est vrai. Parce que je n'en peux plus de me cacher. Parce que je crève d'envie de te le dire.

- Pourquoi ? Pourquoi penses-tu cela, Valentin ?

Il ne semble pas avoir besoin de réfléchir. La réponse vient d'elle-même, sur ses lèvres toujours étirées.

- Parce que la forme de ton visage, ce sourire en coin qui nargue tes lèvres, la mélancolie dans ton regard, celle qui n'en peut plus du silence, mais qui ne dira jamais rien, parce que ton amour du ciel que je ne comprends pas, mais que j'envie, parce que les couleurs de l'arc-en-ciel. Parce qu'aujourd'hui, maintenant au milieu de cet aquarium, à cette minute même. Je pourrais te donner des milliers de raisons, mais ça n'enlève en rien au fait que tu sois beau, Eliot.

Je n'arrive toujours pas à respirer. J'ai l'impression d'étouffer. Pourtant, un flot de mots me brûle les lèvres et je n'ai qu'une envie : le déverser.

- Toi, tu ignores ta beauté. Tu fais comme si elle n'était pas présente, alors que n'importe qui peut la déceler. Cette vie au fond de tes pupilles, cette couleur si singulière que j'en jalouse les peintres, ton sourire capable de réchauffer n'importe quelle âme, ta bonté, ton cur sur ta main, ton rire, tes couleurs. Toute ta personne est belle, mais tu l'oublies pour regarder les autres. Tu l'oublies et je trouve cela triste. Parce que ta beauté surpasse toutes les autres.

Je me rapproche doucement de lui pour ne pas le brusquer. Délicatement, je lui prends son appareil des mains. Ses yeux naviguent entre son objet et moi, cherchant à comprendre ce que je fais. Je suis incapable de me l'expliquer moi-même. Toujours avec cette étrange lenteur qui caractérise ce moment, nous échangeons nos places. Il va s'appuyer contre les vitres et les méduses reprennent leur jeu, comme si elles en savaient plus que nous sur ce qui se passe. Le visage de Valentin est coloré de toute part, mais celui-ci ne sourit pas. Je place l'appareil devant mon œil, observe mon vis-à-vis, appuie sur le déclencheur. Puis, je fais un pas et je recommence. Je m'approche lentement, sous couvert de la photographie. À une distance peu raisonnable de Valentin, je me penche vers l'un de ses yeux. Le zoom est d'une excellente qualité, si bien que je perçois l'intérieur de la pupille, toute cette vie, toutes ces couleurs. C'est tellement beau que je pourrais en pleurer.

Ému, je rabaisse l'appareil et le glisse autour de mon cou, grâce à la sangle. Il rebondit sur mon t-shirt et sur mon torse, qui ne semble pas vouloir se calmer. Je n'entends pas les battements de mon cur dans mes tempes.

Valentin me fixe comme jamais. Il attend sans doute que je fasse quelque chose ou que je dise quelque chose. Mais les mots sont bloqués dans ma gorge et se font difficiles. De plus, je n'ai pas envie de briser ce moment hors du temps.

Le blond se détache de la vitre et glisse lentement ses mains contre mes joues. Je ne sursaute pas au contact, contrairement à ce à quoi je m'attendais. J'expire longuement, comme pour me détendre, comme pour relâcher la tension qui pesait sur mes épaules. Valentin caresse ma peau du bout de ses doigts, comme s'il avait peur de briser, moi, la porcelaine. Il sourit avec une tendresse infinie et je demande bêtement si c'est moi qui lui fait cet effet-là.

Les mains tremblantes, de peur de mal faire, je tente de l'imiter. Je plaque mes paumes sur ses joues douces et je reste ainsi, immobile. Je souris d'une manière plus que bancale et croise ses pupilles. Elles n'ont jamais été si expressives. Sa bouche s'ouvre, et, toujours en murmurant, de peur de déranger la quiétude de l'endroit, il parle.

- Je vais te poser une question Eliot. Il faut que tu répondes en toute honnêteté, sans avoir peur de me blesser. C'est important.

Je hoche la tête, les caresses s'étant arrêtées. Nos regards ne se quittent pas d'un seul centimètre.

- Bien. Alors...

Sa voix tremble légèrement. Ses mains semblent se préparer à quitter mes joues, son regard se baisse. Je lui relève doucement le menton, sans le brusquer. Il avale de l'air, surpris au possible.

- Je... J'ai... Est-ce que...

Il n'y parvient pas. Sa tête tombe contre mon front, il respire bruyamment et je suis certain que si je mettais une oreille sur sa cage thoracique, je pourrais entendre son cur courir un marathon.

- Merde, j'y arrives pas et tu ne peux même pas m'aider. J'ai l'air con, maintenant.

Je pose une main sur la naissance de sa mâchoire, la glissant doucement. Je prie pour que ma paume ne soit pas moite de peur et que la situation soit agréable pour lui, qu'il soit rassuré.

- Pourrais-je t'embrasser, s'il te plait ? m'entends-je dire, le cur au bord des lèvres, le cerveau parfaitement dérouté.

Les pupilles bleues s'écarquillent, ce qui m'offre une vue plus agréable sur sa couleur. Je souris, cherche le regard, essaie même de reformuler ma question dans ma tête. Mais un bruit étrange m'arrête. Valentin rit. La tête qui se décolle lentement de moi, il rit, sans doute sarcastiquement.

- Ce n'est pas vrai. Maintenant, tu lis dans mes pensées. C'est incroyable. Ce n'est pas juste. C'est à moi de te poser la question, pas l'inverse, en réalité. Sauf qu'apparemment, je préfère disserter sur tout et n'importe quoi plutôt que de te répondre que oui, tu peux m'embrasser Eliot, et que j'aimerais beaucoup ça, crois-moi.

Me voilà dans une situation qui n'a pas du tout été envisagée par ma personne. Mes yeux se promènent sur toute sa figure, s'arrêtent sur ses lèvres, qui sont toujours étirées en un sourire. Je dois être rouge comme une pivoine.

- Peux-tu le faire, je te prie ? J'ai peur de mal m'y prendre, c'est nouveau pour moi.

- Tu es sûr ? murmure-t-il.

- Oui, réellement sûr.

Il se penche vers moi, tourne légèrement la tête et ferme les yeux. J'en suis presque déçu de ne pas voir la couleur si singulière de ses pupilles, mais, bon élève, je l'imite. Il y a un moment de flottement où je ne sais pas ce qui va arriver, ce que je vais ressentir, où je ne fais qu'écouter mon cur et taire ma tête qui se pose mille questions. Et enfin, ses lèvres se collent sur les miennes, doucement, pour ne pas me brusquer. Les mains sont derrière ma tête, jouent avec mes cheveux. Les miennes sont sur ses épaules, je ne sais que faire avec pour ne pas le gêner. C'est doux, c'est étrange, c'est agréable. J'essaie de répondre, je ne sais pas si je le fais correctement - je suis un novice en la matière. Je ne veux pas blesser mon vis-à-vis, ne pas le mettre mal à l'aise. Le baiser s'arrête et je prends une respiration plus forte que les autres, presque frustré. Mes paupières s'ouvrent, je retrouve Valentin souriant, les joues rouges. Les méduses sont toujours là, à nous regarder. Et nous sommes tout simplement beaux, tous les deux.

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