Août - 4

(mention de drogue)


Je fais un rêve étrange. Je suis dans une sorte d'eau, qui n'est ni froide ni chaude. Je suis entouré de toutes sortes de choses, relatives à l'univers marin : des poissons, des coraux, des anémones. Les couleurs sont vives, mais ne m'agressent pas les yeux, et je respire par je ne sais quel moyen, n'ayant pas obtenu subitement des branchies. Je fais du sur-place, mais cela ne me dérange pas. Je ne fais qu'observer les alentours, comme les raies qui font leur étrange ballet dans l'océan, et les requins, ombre menaçante au loin. Je suis seul dans cette étendue et c'est à ce moment que tout me frappe. Le silence. Le silence est omniprésent, sans aucune distinction. Si je bouge, je n'entends rien. Les poissons ne font pas le moindre bruit, alors qu'ils devraient émettre quelques ultra-sons perceptibles par mon oreille. Le silence m'envahit de toute part. Puis, tout disparait. Les couleurs, la joie des habitants sous-marins, l'eau, les végétaux. Je ne suis plus qu'entouré de noir. Et le silence est toujours là, parmi le vide de mon environnement. Je me prends la tête dans les mains, hurle alors que rien ne sort. J'ai l'impression de mourir à petit feu, de me laisser engloutir. C'est l'une des pires sensations au monde.

Et je me réveille en sursaut, en émettant une interjection parfaitement incompréhensible. Je regarde partout autour de moi. Je suis toujours dans la voiture, le siège du conducteur est devant moi, la fenêtre à droite. Je respire fort pour reprendre mes esprits, tout en empoignant le tissu de mon pantalon de toile pour me reconnecter à la réalité.

- Tout va bien ? chuchote-t-on à côté de moi.

Je tourne la tête vers la gauche et aperçois le visage de Valentin proche du mien, la tête penchée d'un côté, le regard inquiet. L'indexe de sa main droite vient rencontrer ma joue, avec une douceur extrême que je ne comprends pas le moins du monde. Je sursaute au contact, et cherche les yeux de mon vis-à-vis. Ceux-ci me trouvent à une vitesse impressionnante, comme si nous étions attirés l'un par l'autre. J'ouvre la bouche, la referme. Je suis incapable de parler, de peur de briser ce moment. Parce que si le silence voulait m'engloutir dans mon rêve - dont les images commencent à s'estomper dans mon esprit - à cet instant précis, il dialogue simplement à ma place, pour prononcer les mots qui refusent de sortir de ma bouche.

- Allez, les gamins, on se réveille ! On est arrivés !

Nouveau sursaut, presque synchronisé avec celui de Valentin. Il s'éloigne de moi et rajoute un sourire qui sonne faux sur son visage. Je ne comprends pas ses agissements, mais je ne peux pas faire de remarque, puisque je ne suis pas mieux. Prenant mon téléphone pour regarder l'heure, j'ouvre sans faire exprès l'appareil photo frontal. Ma tête se dessine dans la lentille et je remarque immédiatement quelque chose qui n'est pas normal. Mes deux yeux sont encore pris de quelques larmes, dont certaines ont coulé sur mes joues. À la manière de Valentin quelques minutes plus tôt, je les touche du bout des doigts, cherchant à comprendre mes agissements.

- Tu viens Eliot ? Faut que je te fasse visiter la maison !

Le blond sourit bien plus naturellement ainsi. Lorsque je sors de la voiture et lui à ma suite, il m'attrape par le bras et entre dans la bâtisse, sous mes questions, complètement ignorées.

- Et nos bagages ?

- Walter s'en occupera, faut pas qu'on rate le moment !

Il fouille dans ses poches pour trouver une clef qu'il entre à la va-vite dans une serrure. Comme habité par l'esprit d'un quelconque animal, il monte à grande vitesse dans les escaliers, en ne me montrant rien. J'ai à peine le temps de poser mes yeux sur le mobilier ou la couleur de la tapisserie que nous changeons d'endroit. Nous montons toujours plus haut, deuxième et troisième étage. Dans une petite pièce sous le toit qui n'a pas été investie par les être humains se trouve une échelle et une fenêtre de toit fermée. Le blond l'ouvre d'une main de maitre, en dardant ses yeux sur ses poignets et en abandonnant mon bras. Il place ensuite l'échelle afin que nous montions sur le toit.

- Est-ce que tu as le vertige Eliot ? C'est très important, je ne veux pas que tu te sentes mal.

- Non, je suis plutôt à l'aise en hauteur. Pourquoi me poses-tu cette question ?

- Tu verras bien. Tu ne sais encore pas que je suis quelqu'un qui aime entretenir le mystère sur les lieux où je t'emmène ?

Sur ces mots, il me fait un clin d'œil et commence à monter l'échelle. Il disparait dans l'éclat du Soleil qui brille exceptionnellement aujourd'hui et je reste en bas, dans l'ombre.

- Faut pas que tu aies peur, Eliot, je suis avec toi. Faut que tu me fasses confiance.

- Je te fais confiance, Valentin, sinon je ne serais jamais devenu ami avec...

Le dernier mot de ma phrase est avalé par la vue qui s'offre à moi. Je ne l'avais pas remarqué lorsque nous sommes arrivés en voiture, puisque je dormais, mais la maison que nous allons habiter pendant trois semaines est perdue au milieu d'une forêt d'arbres dont je ne connais pas encore l'espèce - j'ai beau savoir beaucoup de choses, la sylviculture n'est pas mon domaine de prédilection. À l'est, non loin de la maison, j'aperçois une clairière, dont l'étrange étendue m'intrigue au plus haut point. On ne sait pas faire la distinction entre le ciel et la forêt. C'est parfaitement magnifique.

- Wow, lâché, en m'installant sur les tuiles, assis comme Valentin.

- J'ai réussi à te couper la parole. Je suis fier de moi. Et, est-ce que tu vois le gros clocher, là, au Nord, recouvert de mousse ?

- Bien entendu. Pourquoi ?

- Attend deux minutes. Littéralement deux minutes.

Son épaule vient à nouveau rencontrer la mienne et il rapproche ses jambes de son corps, les croisant en tailleur. Il sourit toujours, à la manière d'un enfant qui ne peut plus attendre de dévoiler sa surprise. Il en gigoterait presque sur place, c'est pour dire l'état dans lequel il se trouve.

Comme indiqué par mon ami, le moment que nous ne devions pas rater arrive bien deux minutes après notre installation sur le toit. Une cloche se met à retentir dans toute la forêt, qui fait résonner le tronc des arbres et le ciel lui-même. Cela apporte plus encore de magie à l'endroit, qu'il n'en contenait déjà.

- Ce clocher est un vrai vestige du village. Je ne sais même pas d'où il vient, pourquoi il perdu au milieu de nulle part dans tous ces épicéas. Mais en tout cas, c'est une sorte de fierté pour les habitants, et chaque année, on désigne quelqu'un pour aller le sonner trois fois par jour, à six heures, midi et dix-neuf heures. Ça fait des années que je viens ici et cette tradition ne s'est jamais arrêtée. C'est ça que je voulais te montrer, avec la vue et tout le reste. Parce que je trouve ça complètement magique et que je voulais que tu partages ça avec moi.

- Cet endroit me fait penser au lac. Tant par sa beauté que par son importance pour toi. C'est étrange, comme sensation.

- Mais c'est vrai, souffle mon ami, en baissant légèrement les yeux. Ce sont des lieux importants pour moi. Habituellement, j'y viens tout seul. Ça fait du bien d'être un peu accompagné, pour une fois. Merci d'être là, Eliot.

- C'est toi qui m'as invité, remarqué-je, en souriant en coin. C'est plutôt à moi de te remercier pour cette proposition.

- Tu aurais pu refuser.

Cette affirmation résonne étrangement. C'est vrai, j'aurais pu refuser. J'aurais pu inventer n'importe quelle excuse pour me débarrasser d'une quelconque glu qui aurait pu être Valentin. J'aurais pu me laisser englober par la solitude et le silence, et que ce rêve étrange de la voiture devienne une réalité pleine et entière. J'aurais pu, mais heureusement que je ne l'ai pas fait.

- Heureusement que je ne l'ai pas fait... murmuré-je en laissant mes yeux se perdre dans la vue.

***

Nous redescendons une demi-heure plus tard, lorsque nos ventres commencent à crier famine. Comme je me l'étais imaginé, nos affaires sont dans le vestibule, à attendre d'être rangée. Valentin décrète qu'elles peuvent encore patienter, mais que nos estomacs non, et nous nous dirigeons vers la cuisine en contournant les valises. Je ris légèrement à cette réflexion, tout en observant mieux mon environnement. Le vestibule s'ouvre sur un couloir qui mène tout d'abord à l'escalier que nous avons emprunté, ainsi qu'au salon-salle à manger, de l'autre côté. La cuisine, elle, est immédiatement à droite de l'entrée, cachée derrière une porte de bois. Une bonne odeur s'en échappe et mon intérieur se manifeste bruyamment à cette perspective.

- Tu vas voir, Walter est un super bon cuistot. Il fait de ces trucs avec pas grand-chose. Et sans vouloir te vexer, son bouillon de nouille est meilleur que le tien, alors qu'il a trouvé la recette sur internet.

- Je ne suis pas vexé. Je sais que je suis mauvais cuisinier et je ne fais rien pour m'améliorer.

- Je pensais que ton égo serait plus surdimensionné. Vous me surprenez, Monsieur Tanaka, rit-il en entrant dans la pièce.

Le vieil homme qui nous a servi de chauffeur semble au téléphone, tout en agitant des choses dans une poêle. Il parle vite, je ne comprends pas grand-chose - son accent écossais est assez prononcé. Valentin fronce les sourcils et s'installe sur sa chaise, en posant ses coudes sur la table. Ses paumes de main servent d'appui pour sa tête et il observe son parrain faire, l'air toujours interloqué et presque en colère. Je ne parviens pas à le décrypter, et ses yeux sont plus déchainés que jamais. Son attitude est à l'exacte opposée de celle qu'il avait sur le toit, pourtant quelques minutes plus tôt. Mes yeux sont à nouveau attirés par ses poignets et ses bracelets éponges qui ne le quittent pas. Je distingue un peu mieux l'objet blanc qui semble dépasser, et je penche vers une bande de tissu, comme lorsque l'on se foule quelque chose. Mon hypothèse sur la fragilité de ses muscles et de ses os me revient en mémoire, mais il manque une part de logique dans toute cette histoire. Pourquoi les poignets ? Il ne pratique pas de sport de raquette, comme le tennis ou le badminton - du moins, pas d'après ce que sait. C'est à ce moment que je me rends compte que je ne connais pas beaucoup de choses sur Valentin. Ces vacances nous permettront peut-être de mieux nous rapprocher et d'en apprendre plus l'un sur l'autre.

- Non, Harper ! Non, ne fais pas ça ! Harper ! Harper, ne me raccroche pas au nez ! hurle Walter au téléphone, en regardant l'écran s'éteindre.

Il jure en se dirigeant vers la sortie, ne nous adressant pas le moindre regard. Valentin le suit immédiatement et je n'ose pas faire de même. Les plaques ne sont pas éteintes, si bien que je me déplace vers elles pour couper le gaz. De derrière la porte, j'entends des voix qui s'élèvent et je ne peux pas m'empêcher d'écouter.

- Mais, t'avais promis ! T'avais promis qu'on passerait des vacances ensemble !

- Je suis désolé, Valentin, vraiment désolé. Harper replonge dans la drogue, elle a besoin de moi. Je ne peux pas la laisser seule, j'ai peur qu'elle fasse une overdose.

- Mais, et moi, Papy ? Tu penses à moi, de temps en temps ?

- Bien entendu que je pense à toi. Mais tu n'es pas seul, Valentin, tu as ton ami avec toi.

- Eliot ne te remplace pas. Personne ne peut te remplacer, Walter.

Je n'ai jamais entendu Valentin dans une pareille colère, dans une pareille rage. J'en ai presque peur, caché derrière la porte. J'entends un grand bruit que j'identifie comme un claquement, puis le moteur de la voiture qui s'en va très rapidement. J'attends que le blond réapparaisse, mais rien ne vient. Je ne sais plus quoi faire, quoi dire. J'ai sans doute assisté à quelque chose que je n'aurais jamais dû entendre. Toute cette histoire ne me concerne aucunement et je ne suis qu'un parasite dans la vie de ces deux personnes. Je ne me sens pas à ma place.

***

Je reste plus d'une demi-heure dans la cuisine, assis sur le sol, sous les plaques de cuisson. Les pommes de terre rissolées sont froides, tout comme la viande qui cuisait dans une autre poêle. Valentin n'est toujours pas revenu, tout comme Walter. Pour faire passer le temps, j'ai envoyé un message à mes parents pour les prévenir que je suis bien arrivé et que tout se passe bien - cette dernière partie est un pur mensonge, bien entendu. Puis, j'ai ouvert quelques jeux pour me changer les idées et oublier mon ventre qui réclame de la nourriture. Mais l'ennui est un être tenace.

M'inquiétant tout de même pour mon ami, je me décide à sortir de mon antre. Je repasse devant nos valises qui n'ont pas bougé, ainsi que dans le salon, que je n'avais pas encore visité. Continuant mes recherches, je remonte vers les étages, et ouvre toutes les portes qui s'offrent à moi. Mais du blond, nulle trace. Je repense donc au toit et à sa vue et je prie pour qu'il s'y trouve. Au moment de poser le pied sur l'échelle, j'entends des pleurs et mon cœur accélère.

- Valentin ? Est-ce que tout va bien ? As-tu besoin d'aide ?

Je sors la tête vers l'extérieur et découvre une forme recroquevillée sur elle-même, sanglotant en regardant l'horizon. Il tourne ses yeux brouillés vers moi et me fixe.

- Tu peux me prendre dans tes bras s'il te plait ? Je t'en supplie Eliot, j'ai l'impression d'être abandonné par tout le monde.

Je le revois en juin, pendant la réunion de maison. Je le revois dans cet état de mal-être extrême, lorsque je ne savais pas quoi faire, pas quoi dire. Cette fois-ci, il m'offre une solution sur un plateau d'argent et je l'accepte sans hésiter - je lui aurais proposé s'il ne l'avait pas fait avant moi. Je m'installe correctement afin de ne pas tomber et ouvre mes bras. Je ne suis pas quelqu'un qui est très à l'aise avec les accolades, n'en réalisant que très rarement, et la plupart du temps avec des membres de ma famille. Mais le blond l'a demandé poliment et j'ai tout simplement peur pour lui, qu'il se fasse du mal ou que son cœur se brise plus encore.

- Viens, lui soufflé-je doucement.

Il s'engouffre dans le creux créé par mon cou et s'accroche à mon dos. Il pleure toujours à chaudes larmes sur mon t-shirt, mais je n'en ai cure. Tout ce que je veux, c'est qu'il se sente mieux.

- Merci, merci, si tu savais comme ça fait du bien, murmure-t-il entre deux pleurs.

- C'est tout naturel. Les amis doivent se soutenir dans les moments difficiles. Tu as besoin de moi, je suis là.

- Y a pas que ça, Eliot, il n'y a vraiment pas que ça. Mais c'est pas le moment pour te l'expliquer. C'est trop tôt.

Il se détache de moi, me sourit sans y croire et continue à parler.

- Mais je te promets qu'un jour, tu sauras. Tu sauras ce qui se passe. Mais pas maintenant. Là, je vais juste profiter de la vue avec toi. Et calmer mon cœur.

Il s'allonge sur les tuiles, malgré un glissement qui me fait sursauter - de peur qu'il ne se retrouve en bas et en morceaux peu reconstituables - et m'invite à faire de même. Nos doigts se frôlent plusieurs fois pendant l'exercice et je ne fais aucune remarque. En vérité, j'ai envie de l'attraper et de ne plus le lâcher, de peur qu'il se fasse engloutir par la souffrance qui semble lui faire grand mal. Je veux l'attraper pour le retenir dans la réalité, avec moi. Je veux l'attraper pour que le silence ne me l'enlève pas.

- Tu as raison, murmure-t-il. Le ciel d'été est le plus beau d'entre tous.

Sa tête se tourne vers la mienne, non loin de la mienne. Son sourire est lumineux, mais je ne sais pas s'il est vrai ou non. Le mystère est entier.

- Oui, répondis-je en lui serrant la main que j'ai finalement saisie. Oui, c'est le plus beau.

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