Tea, Coffee or Me ? (3/3)

Queen of Disaster - Lana del Rey

— Non, toujours pas, renâcle Éric.

— Ah ? Et pourquoi – cette fois ?

C'est déjà la troisième que je m'échine à discipliner ma crinière et qu'il juge que « ça ne va pas ».

— Le chignon est encore trop volumineux.

— Je n'y peux rien, mes cheveux sont épais !

— Il faudra les couper dans ce cas.

­— Certainement pas, rétorqué-je en rentrant à nouveau dans les toilettes.

Rageusement, j'arrache les épingles de ma tignasse.

Ce type est infect, pensé-je en fusillant mon reflet dans le miroir comme s'il était responsable de la situation. Quand j'y repense, j'aurais dû accepter d'être placée en réserve. On m'aurait sûrement programmé un autre vol d'instruction et je me serais évité et la compagnie d'Éric et celle d'Armand...

Bref, il est trop tard maintenant.

À bout de patience, je noue ma chevelure en une longue tresse qui m'arrive entre les omoplates. Puis je ressors.

— C'est mieux ?

— On s'en contentera, me dit-il avec le sourire faussement aimable du cadre zélé. Cessons maintenant de perdre du temps, allez plutôt en cabine. Les premiers clients embarquent. Je compte sur votre proactivité.

Je lui réponds sur le même ton doucereux, mais dans ma bouche cela sonne plutôt insolent.

— É-vi-de-mment.

Limite foutage de gueule, j'avoue.

— Ah, une dernière chose !

Je me retourne à demi, craignant un retour de flamme.

— Oui ?

— Ce rouge à lèvres ne convient pas. Il est trop clair, ajoute-t-il avec un air de pinailleur qui énerverait jusqu'au Dalaïlama.

— Je croyais que les teintes naturelles de rose étaient autorisées.

Il secoue la tête, son expression n'est que morgue et suffisance.

— Privilégiez le rouge à l'avenir.

C'est ça...

Qu'est-ce que ce mec y connaît au maquillage ?! Il est hors de question que je ressemble à une voiture volée pour lui faire plaisir.

Avant qu'il ne trouve autre chose à redire sur ma tenue – ou mon grooming – je déguerpis en cabine pour accueillir les passagers de la classe Affaires. Je me charge du vestiaire avec un entrain un tantinet surjoué, enchainant les aller-retour avec le galley pour y entreposer les manteaux.

Lorsque je reviens auprès des PAX, ma collègue Caroline me glisse un mot discret depuis l'allée voisine :

— Il a l'air très chiant celui-là...

Elle regarde par-dessus son épaule et je comprends qu'elle parle d'Éric. Au moins, je ne suis pas la seule ici à le penser! Un peu parano, je n'ose toutefois approuver explicitement. Encore moins en rajouter une couche ; des fois qu'il s'agirait d'une tactique visant à me faire parler. Je rebondis plutôt par une question innocente :

— Ils sont tous comme ça ?

Elle rit sans bruit, témoignant une tendre indulgence pour ma naïveté :

— On est treize mille PNC, et eux ne sont qu'une poignée. Comment tu crois qu'ils sont arrivés tout en haut de la pyramide ? (Elle m'observe d'un œil sarcastique.) Je te le donne dans le mille : ils ont piétiné tous les autres.

Puis elle soupire :

— Enfin, celui-là a l'air particulièrement gratiné... T'as tiré le gros lot ! Comme dirait le mec dans Taken : bon chance !

Et sur ce piètre encouragement teinté d'ironie, elle s'en va à l'arrière vers un horizon plus serein, m'abandonnant à mon sort. Je tourne la tête. Suffisamment pour m'apercevoir que, depuis son poste d'observation, le rapace veille au grain. Il me regarde de façon insistante, ce qui me pousse à me secouer les puces.

Allez, au turbin !

D'un pas confiant, je vais au-devant du businessman qui vient de se présenter à la porte. Pour seul bagage à main, il tient une mallette rigide.

— Bienvenue à bord, monsieur. Où êtes-vous installé ?

— En 7 L, répond-il d'un air distrait sans même lever les yeux de son téléphone.

La rangée sept, c'est la dernière de la classe Affaires avant le galley. Quant aux L, ils se trouvent à droite, près du hublot. En business, l'avion est configuré en 1-2-1 : un fauteuil sur les côtés extérieurs, et deux au centre de la cabine. Ainsi, chaque passager bénéficie d'un accès à l'allée sans avoir besoin d'enjamber son voisin pour se rendre aux toilettes.

— Je vous y conduis, déclaré-je avec un sourire affable. Permettez-moi de vous débarrasser de votre manteau.

Quand il daigne enfin lâcher son fichu écran pour m'accorder son attention, mon interlocuteur se fend d'un sourire. D'un genre déplaisamment familier. Comme une majorité de femmes, j'y suis confrontée au quotidien : dans la rue, les transports en commun, les lieux publics en général, et ce, peu importe ma tenue. Robe d'été ou pull informe, c'est du pareil au même...

Ses yeux descendent à mes jambes, remontent à ma poitrine, me scannent en entier comme s'ils étaient pourvus de rayons X capables de déshabiller. Dites-moi que j'hallucine... Ce type pourrait être mon père !

— Merci bien, dit-il en me remettant son trench. À ce que je vois, Air Liberté embauche à nouveau ! (Il poursuit alors sur le ton d'une confidence :) C'est agréable, cela change des vieilles rombières...

Je suis tellement interloquée que je bugue. À croire qu'on m'a livré de naissance avec Windows 95... Dans ma tête, un singe claque frénétiquement des cymbales. C'est la terrible impression que j'ai – full blank. Et ça m'horripile. D'être aussi nulle en répartie parfois...

Sérieusement, qu'est-ce que je suis supposée répondre à ce genre de sortie rétrograde ?

« Ouais, vous avez raison, les hôtesses de plus de quarante ans devraient être placées en soute pour n'effrayer personne... »

Ou :

« Viendra le jour pas si lointain où j'en serai une, de rombière ! »

Ou le plus classique, mais tout aussi efficace :

« Regarde-toi dans un miroir, pauvre type ! »

Qu'aurait dit Nicole ? Un truc acerbe et plein d'esprit, j'en suis sûre.

Le temps passe cependant, et je me rappelle qu'Éric me surveille de près, alors je me contente de serrer la mâchoire et de tourner sèchement les talons.

— Connard... sifflé-je entre mes dents en ouvrant le placard pour y fourrer le manteau dudit connard.

La voix d'Éric cingle dans mon dos :

— Qu'est-ce que vous venez de dire ?!

Oups, j'ai pensé à voix haute...

— Euh... j'ai dit : c'est rare ! Un aussi beau manteau, complété-je en lui montrant.

Il hausse un sourcil.

— Ah... Oui oui, accorde-t-il d'un air distrait, sans plus manifester d'intérêt pour mes explications.

Tapotant le cadran de sa montre avec l'index, il me fait remarquer :

— L'embarquement est presque terminé. Vous devriez commencer à servir les boissons d'accueil ainsi que les encas.

J'opine du chef et repars donc au combat, armée d'un plateau garni de coupes de champagne. Je prends mon temps pour servir les premiers rangs.

— Une coupe, madame ?

— Je préfèrerais une limonade, si vous en avez...

— Bien sûr, je vous ramène ça dans un instant. De la glace et une rondelle de citron à l'intérieur ?

— Ce serait parfait. Merci.

Le ventre noué, je poursuis dans l'allée. Mon plateau s'allège au fur et à mesure. Chaque rangée me déleste. J'ai conscience que je ne devrais pas, mais je compte esquiver la dernière. Alors, profitant d'un moment où le vieux misogyne regarde par le hublot, je tente ma chance. J'accélère, tête baissée, lorsqu'un odieux claquement de doigts m'oblige à me retourner – respire, respire.

— Je vais vous en prendre une...

Ce ton velouté me débecte.

Dès que ses mains porcines s'emparent de la coupe, je remballe et m'éclipse en direction d'Éric qui me débarrasse aussitôt du plateau. À la place, il me refourgue une corbeille de gâteaux apéritifs et galettes bretonnes.

— Il me faudrait aussi une limonade pour le 2 delta ...

— Je m'en charge ! tranche-t-il d'une voix intransigeante, me faisant signe de déguerpir.

Et me revoilà dans l'arène. Mon cœur bat excessivement vite et j'ai les mains qui tremblent à cause de la contrariété. Mais je m'efforce de me contenir. À l'extérieur, je donne à voir un visage commercial tandis que je m'arrête devant chaque siège pour tendre la corbeille.

— Gâteau sucré ? Salé ?

— Salé. Je vous remercie.

J'avance et, fatalement, j'arrive à la septième rangée – le chiffre de la chance, tu parles !

— Gâteau sucré ? Gâteau salaud ?

Mon sourire se fige. Et je me reprends aussitôt :

— Salé !

Mais c'est râpé pour rattraper le coup, le passager a ouvert de grands yeux. Pas si grands, cela dit, que ceux d'Éric qui me torpille du regard.

Comme le PAX ne dit rien, j'enchaine :

— Je vous donne les deux, comme ça vous aurez le choix.

Je dépose les paquets à la va-vite sur sa tablette et file dans l'office. Ce qui n'est guère mieux en réalité, car Éric m'y attend de pied ferme.

Il se penche vers moi et parle à mi-voix :

— Vous pouvez m'expliquer votre comportement ?!

— Ma langue a fourché, à force de répéter la même chose...

— Ah, tiens ! Oui, parlons-en d'ailleurs. Où est-ce que vous vous croyez pour répéter avec cet air béat : « sucré, salé » ? s'agace-t-il en se lançant dans une imitation offensante de ma personne. Nous ne sommes pas sur un Brest-Marseille en classe éco, alors essayez de valoriser le produit et l'expérience client, d'accord ?!

— Je vais tâcher d'améliorer cela, accordé-je avec raideur.

Éric soupire.

— Tenez, par exemple : « Aujourd'hui, nous vous proposons cet assortiment de gressins aux olives, parsemé de graines de sésame, ou bien ces galettes au beurre produites en France ». Ce n'est quand même pas sorcier !

Aujourd'hui ? répété-je, sceptique. Parce que demain, on va proposer autre chose ?

— Ce n'est pas la question, Laurine !

Éric a élevé la voix, de telle sorte que les passagers ont commencé à se tourner vers nous. Je sais qu'il a envie de m'étriper. C'est réciproque. Mais en tant que subalterne – en période d'essai, qui plus est – je suis impuissante. À sa merci. Je me contente donc de refermer la bouche et de l'observer tandis qu'il ressort son carnet. Il commence à en noircir les pages avec un air furieux.

C'est la cata...

***

Entre la clôture des portes, le décollage, et le moment où nous avons le droit de nous lever, j'ai le temps de réfléchir. Inutile de se le cacher : la situation est critique. Il faut d'urgence que j'inverse la tendance. Oui, j'essaye de me convaincre que c'est encore possible... J'ignore s'il s'agit d'espoir rationnel ou d'optimisme désespéré à ce stade.

Quoi qu'il en soit, je fais de mon mieux pour coller aux souhaits de l'instructeur. Je débute le service avec un air emprunté, très éloigné de ma personnalité. Je me la joue en employant des tournures ampoulées, risibles au possible. C'est apparemment ce qui est attendu. Éric paraît en tout cas satisfait de ce changement. Pour l'heure, c'est l'essentiel.

L'apéritif, l'entrée puis le plat s'enchainent. L'alcool coule à flots, mon PAX préféré en profite pour nous vider le bar – whisky, gin et vin y passent. Et comme chacun le sait : boisson et grossier personnage font rarement bon ménage.

— Ah, je l'attendais... marmonne-t-il en se frottant les mains tandis que je m'apprête à lui servir son assiette. Une daube, bien chaude...

L'ennui, c'est qu'en le disant, il me regarde moi et pas la daube. Son regard libidineux me donne la gerbe. Je me retourne alors, à la recherche d'un quelconque moyen de m'extraire de ce tête-à-tête suffoquant, et le trouve en ma collègue, à deux pas de là. Elle est en train de s'occuper d'un autre passager.

— Caroline, pourrais-tu me prêter le moulin à poivre s'il te plait ?

Mais à sa place, c'est Éric qui me répond, surgissant tel un être omnipotent – pire que Big Brother :

— Laurine ! Un mot, s'il vous plait, entonne-t-il aimablement en plaçant une main dans mon dos pour me conduire au galley. (Dès que nous sommes hors de portée d'oreilles indiscrètes, toutefois, le ton se fait comminatoire :) Je vous rappelle que vous êtes priée de vouvoyer les autres PNC devant les clients.

Malgré moi, je sors de mes gonds. La fameuse histoire du vase et de la goutte d'eau...

— C'est ridicule !

Je devrais me taire, parce que ce serait l'attitude la plus sage à adopter, mais il a réussi à me pousser à bout en moins de temps que j'aurais cru.

— Pardon ?

— Cette règle, explicité-je. Elle est ridicule. Je ne vois pas ce que cela change aux yeux des clients.

Éric est sur le point de répliquer, et comme je sens que je risque de devenir virulente, je préfère prendre le large. Je commence à remonter l'allée quand une grosse paluche me palpe le fessier.

Ma réaction m'étonne moi-même : en pilote automatique, mon corps procède indépendamment de ma volonté à un demi-tour complet et ma paume vient s'écraser sur la joue du 7 L dans un clac sonore. La brulure causée par l'impact est cuisante. J'espère qu'elle l'est au moins autant pour mister dégueulasse, qui se tient maintenant le visage à deux mains.

Je lève alors l'index, prenant un ton menaçant qui ressemble furieusement à celui de ma mère quand elle me grondait, petite.

— Ne-posez-pas-vos-sales-pattes-sur-moi !

J'ai pris soin de détacher chaque syllabe pour bien qu'il comprenne.

— Laurine ! Mais vous êtes folle ?!

Éric accourt déjà.

— Je suis navré, monsieur, je ne sais pas ce qui lui a pris...

Son ton geignard donne l'impression que je suis une désaxée.

— Il m'a pris qu'il m'a touché le cul ! m'écriai-je soudain, ressentant le besoin de remettre les choses dans l'ordre.

Les clients qui n'avaient pas encore tourné la tête nous regardent tous à présent. Leurs yeux alternent entre les deux hommes et moi. Ils paraissent confus face à ce remue-ménage, et je comprends qu'ils n'ont rien vu de l'incident.

Tout à coup, une poigne ferme enserre mon bras.

— Venez avec moi !

Éric m'entraine jusque dans un coin du galley, puis tire le rideau pour nous isoler.

— Depuis le début de la journée votre comportement est déplorable, fulmine-t-il. Mais ce dernier coup d'éclat est véritablement inadmissible !

— Vous voulez dire que j'aurais dû me laisser peloter sans rien dire ?!

— À supposer que cela se soit bien déroulé comme vous le dites, cela ne vous donne pas le droit de gifler un client. (L'entendre mettre en doute ma version décuple la rage que je ressens.) Client haute contribution, je le rappelle. Statut Platinium chez nous depuis plus de dix ans.

Comme si ça changeait quoi que ce soit !

— Je ne tolère pas que l'on pose les mains sur moi. Statut Platinum ou pas !

— Je veux que vous alliez lui présenter des excuses.

Les bras m'en tombent.

— Quoi ?!

— Vous m'avez entendu.

— C'est hors de question, opposé-je, catégorique.

— Dans ce cas, vous ne me laissez pas le choix ! Je vais devoir en référer plus haut.

— Faites donc !

J'ai parlé avec un air de défi. Mais au fond de moi, je me sens démunie et je sais que cette histoire pourrait porter un coup sérieux à ma carrière. Fatal, même.

Après tout, qui de nous croira la compagnie ? Le passager blindé appuyé par l'instructeur émérite ? Ou moi, la nouvelle venue ?

Parce que j'ai déjà la réponse à cette question, une boule se forme dans ma gorge et je sens des larmes de rage et de dépit mêlé me brûler les yeux.

NDA :

Sorry pour cette publication tardive, ce chapitre m'a donné du fil à retordre...  Je ne suis toujours pas satisfait à 100 %. ^^'

J'espère qu'il vous plaira quand même !

Si vous appréciez votre lecture, laissez un commentaire ou une petite ⭐️ pour me soutenir ! Et moi, je vous donne rendez-vous vendredi prochain !

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