Reel Problem (3/3)
Idea 15 - Gibran Alcocer
Ma poitrine est comprimée, et ma gorge, obstruée par une boule douloureuse qui reste bloquée et continue de grossir au point que... l'air ne passe plus. J'ai l'impression d'étouffer.
Courbée en deux, j'empoigne l'évier à pleines mains, tâchant de me calmer.
Je suis adulte. J'ai dépassé ça. C'est derrière moi.
Respire...
Pourtant, tandis que je rencontre mon reflet dans le miroir, ça n'est pas moi que je vois. C'est cette adolescente de quinze ans : cette pauvre gamine, au regard apeuré. Celle qui, le dimanche soir venu, était prise de maux de ventre et de violentes nausées à l'idée de retourner au collège le lendemain.
Celle dont les parents s'énervaient lorsqu'elle implorait de rester à la maison, sans jamais chercher à comprendre les raisons de son mal être.
Celle dont les profs ne prenaient jamais la défense – avaient-ils seulement conscience de ce qu'elle subissait ou bien étaient-ils aveugles ?
Celle qui rasait les murs et ne sortait jamais de la salle de classe pendant les récréations. Celle aussi qui fuyait le self et préférait manger seule dans un parc, à trente minutes à pied de l'établissement. Là-bas, au moins, elle était sûre de n'y croiser aucun de ses tortionnaires. Alors, chaque jour, elle revenait. Elle s'asseyait sur le même banc et grignotait les sandwichs de pain de mie qu'elle préparait le soir en cachette. Mais la plupart du temps, elle n'avait pas faim. Cela faisait le bonheur des pigeons.
En cette année de troisième, elle avait perdu beaucoup de poids. Il n'y avait bien que Mathilde pour s'en inquiéter à la maison.
Plus tard, elle avait appris que la mie de pain était dangereuse pour les oiseaux. Par son ignorance, elle avait probablement causé la mort de plusieurs d'entre eux...
Oui, c'est cette fille-là qui me contemple les yeux plein de larmes. La tueuse de pigeons. Elle semble vouloir me dire « tu es toujours la même, tu sais. »
Céline ne le professait-elle pas dans l'une de ses chansons ?
« On ne change pas,
On met juste les costumes d'autres sur soi... »
Je me souviens alors de l'odeur des livres et de la vieille moquette du CDI. C'est là que je trouvais refuge lorsque je n'avais nulle part où aller. Je m'y cachais comme un chien se tapit dans un coin en attendant que passe l'orage.
J'entends encore Thomas Maillard et Charline Dupuy scander à tue-tête dans les couloirs « LAURRIBLE, LAURRIBLE, LAURRIBLE ! », et Marine, Alex, Jade, Salma, Héloïse, et tous les autres aussi, hurler de rire.
Si le supplice s'était limité à l'enceinte du collège, je l'aurais peut-être mieux supporté. Enduré, disons. L'ennui, c'est qu'avec un smartphone dans la poche, peu importe où l'on va, on emporte partout avec soi les Thomas, Charline & Cie... On a beau avoir fermé ses comptes sur les réseaux sociaux, ils trouvent toujours un moyen de nous atteindre : par des appels intempestifs, des messages laissés sur le répondeur ou des photomontages envoyés par MMS... Et on sait très bien que ces images tournent – sur la toile ou dans des groupes privés – même si on ne les regarde pas...
Notre esprit devient une prison. Une prison de laquelle on voudrait s'échapper à tout prix.
Moi, je m'évadais en me rendant dans ce parc. Je m'y asseyais pendant des heures. Parfois, le bruit d'un avion dans le ciel me faisait relever la tête. Je le suivais des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse dans les nuages. Et secrètement, je rêvais d'être à bord, quoi que fût sa destination. Pourvu que ce soit loin de Paris...
Bien sûr, m'imaginer sur une plage paradisiaque à l'autre bout du monde ne gâchait rien. Cela faisait même partie intégrante du fantasme. Ça me donnait ensuite la force de retourner à ma morne existence. Car c'est à la fois une propriété étonnante et fabuleuse du corps humain, mais le cerveau ne fait pas la différence entre ce qui relève de l'imaginaire et ce qui est réel. Ainsi, songer à ce scénario agréable, inventé de toutes pièces, me faisait véritablement du bien au moral. Comme si je vivais pour de vrai ce à quoi j'aspirais.
Des années plus tard, j'ai accompli mon rêve : je voyage sur les cinq continents. Mais j'ai beau m'être échappée, avoir fui aussi loin que je le pouvais, je n'ai rien réglé me concernant. Où qu'on aille, on s'emmène avec soi, paraît-il.
Un léger toc-toc contre la paroi me ramène à la réalité.
— Laurine, je suis désolé. J'ai supprimé le reel.
Trop tard, ai-je envie de crier à travers la porte. Mais je ne dis rien, contemplant mon reflet bouffi dans la glace, et une question me heurte alors : comment vais-je pouvoir retrouver apparence humaine avant l'arrivée des passagers ?
— Allez... Ouvre ! Qu'on discute.
— Va-t'en.
— N'y compte pas. Je ne m'en irai pas de sitôt. Que tu le veuilles ou non, il va falloir que tu m'expliques.
Au risque de décevoir ses espérances, je me mure dans le silence, me disant qu'il finira par se faire une raison et retourner au cockpit.
Quelques secondes s'écoulent ainsi, dans un bras de fer inaudible, avant qu'il reprenne :
— Ça serait mieux que tu sortes de toi-même.
Qu'est-ce que qu'il... Mes yeux se braquent instinctivement sur le loquet qui maintient la porte verrouillée. Non, il n'oserait pas ! Je tente de m'en persuader quand, soudain, la pièce métallique se met à coulisser vers la gauche...
Bien sûr que si, il oserait.
Par sécurité, les toilettes d'un avion peuvent s'ouvrir depuis l'extérieur : en cas de malaise d'un passager, par exemple, ou de tout autre comportement qui compromettrait la sûreté de l'appareil.
Violer l'intimité d'un collègue afin de le forcer à avoir une discussion, en revanche, ne fait pas partie de ces cas de figure. Les ingénieurs de Boeing et Airbus n'avaient sans doute pas anticipé un tel dévoiement de leur invention...
Aussi, j'ai une mine peu engageante quand la porte se replie sur elle-même. De l'autre côté, c'est un regard soucieux qui se dévoile.
— Lau, je regrette ce que j'ai fait. Sincèrement. Mais je ne peux pas croire que ta réaction soit uniquement due à ce reel, ou même à ces messages. Il y a autre chose. Pas vrai ?
Armand se tient dans l'encadrement. Son bras bloque la porte, m'empêchant non seulement de la refermer, mais aussi de sortir. Coincée dans ces microchiottes, je n'ai maintenant plus qu'à passer aux aveux.
On n'aurait pas pu imaginer un endroit plus ridicule pour des confidences.
— Ça fait juste remonter de vieux souvenirs, soufflé-je les yeux fixés par-dessus son épaule pour éviter de le regarder lui.
— Pas si vieux, on dirait.
— Ça date du collège, répliqué-je de but en blanc, pour lui prouver qu'il a tort.
S'il pense me connaître, il se trompe.
— Pourtant ça continue de faire mal, hein ?
Je hausse les épaules avec agacement.
— Faut croire qu'être l'objet de harcèlement, ça laisse des traces. Même à l'âge adulte.
Dans le silence qui s'étire, je perçois son hésitation.
— Pourquoi...
— Pourquoi est-ce que les gamins sont aussi cruels entre eux ? Parce que tu présumes qu'il faut une raison valable ?
— Pas spécialement. Ce que je voulais dire...
— Non, le coupé-je. Je te confirme, c'est gratuit. Il suffit de ne pas rentrer parfaitement dans le moule pour être tout de suite considéré comme « bizarre » et se voir rejeté par le troupeau. Parce que, oui, c'est comme chez les animaux, ils le sentent. La faiblesse, la différence... Ensuite, tout est prétexte. Ça peut partir de trois fois rien, de broutilles : d'un crush qu'on a pour un garçon, trop beau pour soi, et qui s'ébruite par l'intermédiaire de la mauvaise personne... L'effet de groupe se charge du reste.
— Allons, je doute qu'un garçon ait jamais pu être trop beau pour toi.
Si. Théo Lefèvre.
Je me souviendrai toujours de ses yeux bleu piscine et de la façon qu'il avait d'arriver en cours sur son skateboard, les cheveux au vent. Lui n'a jamais participé aux moqueries qui me visaient, mais je me rappelle avec une amertume intacte, malgré les années, qu'il ne m'a pas défendu non plus, alors...
Je considère Armand avec une moue sarcastique.
— C'est parce que depuis, je me suis débarrassée de mes bagues et de mon acné. Merci la pilule ! Ça aura au moins sauvé mes années lycée.
— Moi aussi j'en avais un, d'appareil, rétorque Armand en tapant son index sur ses dents si parfaites qu'on douterait qu'il dise vrai. Et même des élastiques. Ça m'aurait pas empêché de te rouler une pelle...
Il s'essaye à un timide sourire, mais l'envie d'y répondre me manque cruellement, et il s'estompe aussi vite qu'il est apparu ; mort-né.
— Écoute, je sais bien que ça n'est pas une excuse, mais pour ma défense, quand je t'ai vu hier soir sur scène... tu étais si libre, si éblouissante... Tu te lâchais complètement et-
— Parce que je n'avais pas un objectif braqué sur moi, Armand ! Je vivais l'instant présent. Est-ce que tu crois que c'est encore possible ? De profiter de moments précieux sans avoir à se préoccuper de les enregistrer ou de les partager avec autrui ?! Qu'ils ne laissent de traces que dans notre mémoire, et trouver cela suffisant ?
— Désolé. Moi... je voulais juste que le monde te voie.
— Mais je n'ai pas besoin du monde...
Rien que de toi, brûle de répondre mon cœur.
Mais par fierté, ma bouche s'y oppose. Elle refuse de laisser passer le moindre mot. Alors c'est lui qui parle à la place :
— Ça doit être une déformation professionnelle, regrette-t-il dans un soupir. Je sais que tu n'envisages pas les réseaux comme un vrai travail, mais c'en est un. Et c'est important pour moi.
Je hoche la tête, car je ne remets pas son activité en cause. Tant qu'il ne m'y mêle pas.
Il poursuit avec une pudeur qui ne lui est pas familière :
— Tu sais, c'est ma mère qui m'a élevé toute seule. On n'avait pas de grands moyens à l'époque.
Il a une forme d'appréhension dans le regard.
— Oh, rassure-toi ! enchaine-t-il rapidement. Je n'ai jamais manqué de rien. Le frigo était rempli, c'est l'essentiel. Mais j'aurais bien aimé pouvoir faire comme les copains : avoir un peu d'argent de poche, m'habiller dans les mêmes magasins qu'eux, aller au cinoche le samedi soir puis manger à McDo au lieu de devoir prétendre que j'avais d'autres plans... Pouvoir inviter la fille qui me plaisait... Des trucs tout bêtes.
Il a les yeux tournés vers le sol, et j'ignore si c'est parce qu'il est plongé dans ses souvenirs, ou si c'est parce qu'il éprouve de la honte.
— J'ai dû bosser dur pour intégrer la filière gratuite des cadets d'Air Lib. Sinon j'aurais pu dire adieu à mon rêve. Avec son petit salaire, ma mère n'aurait jamais pu m'offrir des cours de pilotage dans une école privée. Alors, bien sûr, mon quotidien a changé depuis, je peux maintenant l'aider pour éviter qu'elle ne se tue au travail. Mais malgré ça, je continue de vivre avec la peur de manquer. Que tout s'arrête un beau jour et que je retourne à la case départ. C'est plus fort que moi, il m'en faut toujours plus.
Il relève à ce moment les yeux vers moi dans l'espoir d'une réaction. Sauf que je ne m'attendais pas à recevoir ces informations. Désemparée, j'en reste sans voix et rate le coche pour rebondir.
— Enfin, tu ne peux pas comprendre.
— Pourquoi tu dis ça ? balbutié-je, surprise qu'il pense cela.
— Laurine, t'es une fille de bonne famille. Ça se voit. Tu n'as jamais manqué de rien.
Aïe.
Peut-être dit-il vrai du point de matériel – au moins tant que je bénéficiais de la largesse de mes parents – pour le reste, il se trompe lourdement.
Le jugement que j'entends dans sa phrase, l'idée qu'il se fait de moi, la case dans laquelle il me place d'office, tout cela me blesse et me met en colère. J'éprouve un affreux sentiment d'incompréhension et d'injustice.
— On est différents, toi et moi, ajoute-t-il, enfonçant le clou.
Ce constat bien que dépourvu de méchanceté m'arrache néanmoins une grimace. Mes yeux brûlent. Je tâche de maitriser ma voix pour éviter qu'elle ne tremble ou ne trahisse mon amertume quand je réponds :
— Oui. Très.
Et pourtant, qu'est-ce que ça me fait mal !
Une lueur d'incompréhension s'allume dans le regard d'Armand. J'ai l'impression qu'il s'apprête à s'enquérir lorsque le haut-parleur nous interrompt :
— Armand, tu peux venir ? On a reçu un nouveau plan de vol.
Il tourne la tête en direction du cockpit avant de revenir vers moi.
— Tu devrais y aller. Ils t'attendent.
Après une courte hésitation, il retire doucement sa main de l'encadrement de la porte et celle-ci se referme toute seule. Les vingt minutes qui suivent, je les passe ici à me remaquiller, procédant au grand ravalement ! Je me refais dans mon esprit la conversation que nous venons d'avoir, et j'en arrive finalement à la conclusion qu'Armand avait raison : on n'a pas la même conception de la vie. Ni le même vécu.
On est... différents.
Je le savais depuis de départ. Je n'imaginais juste pas à quel point.
NDA :
Une musique instrumentale pour accompagner ce chapitre ! Vous la connaissiez ? Je trouve qu'elle est parfaite pour évoquer les souvenirs de Laurine. 😢 En l'écoutant, je la visualise bien dans ce parc à regarder les avions passer dans le ciel... ⛅️🛫
J'espère maintenant que vous comprenez mieux ses réactions vis à vis des réseaux sociaux ! :)
Sinon, j'en profite pour vous faire une annonce qui risque de vous décevoir, mais je vais devoir suspendre pendant un temps les publications. Non pas que je délaisse cette histoire, bien au contraire. J'ai juste envie d'avancer pour terminer ce premier jet, et poster chaque semaine m'oblige à revenir sans cesse en arrière pour corriger, du coup c'est compliqué. Voilà, j'espère que vous comprendrez ! Donc, si vous aimez cette histoire, je vous invite vraiment à l'ajouter à votre bibliothèque ou à vous abonner afin d'être prévenus lors de la publication d'un chapitre. 😅
Sur ce, je vous promets, le prochain sera plus joyeux 😝
N'oubliez pas de cliquer sur l'étoile ⭐️ pour me soutenir !
À très vite :)
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