Post-Noël en Sibérie (2/3)

California Dreamin' - The Mamas & The Papas

30 Décembre

Comme si manquer la soirée du Nouvel An avec les copains n'avait pas été une punition suffisante, il a fallu que j'hérite d'un vol d'enfer. La clientèle est exécrable – à croire qu'ils ont passé un Noël aussi pourri que le mien –, et en bonus j'ai droit à un groupe d'Américains avinés dans ma zone ; ils reviennent d'un enterrement de vie de garçon et sont intenables.

Pas plus tard qu'il y a une heure, l'un d'eux a voulu fumer dans les toilettes ! Étant donné qu'on les surveille plus étroitement encore que le lait sur le feu, on a réussi à l'intercepter avant, lorsqu'on l'a surpris un briquet à la main.

Pas très malin de sa part...

Furibonde, la CCP est venue leur passer un savon en personne. Nicole n'a pas besoin de hausser le ton, elle dispose de l'autorité naturelle de celle qui en a vu d'autres... Elle leur a remis un avertissement formel signé de la main du commandant de bord, les prévenant qu'à la prochaine incartade, les forces de l'ordre les attendraient à Atlanta : une menace dissuasive quand on connaît les pratiques expéditives de la police américaine... Ça ne rigole pas chez eux ! Et pour faire bonne mesure, elle nous a enjoint à ne plus servir une seule goutte d'alcool à ces gusses.

Ah, l'alcool.

C'est le problème majeur à bord des avions. Surtout, qu'il soit à volonté. Ou à discrétion, en vérité. Les gens ne connaissent pas leurs limites. Pour la plupart, ils ignorent aussi que l'ivresse survient bien plus vite qu'au sol, à cause de la faible pression. Alors que nous volons à 10 000 mètres, la cabine est pressurisée à environ 2500 mètres. En clair : c'est comme si nous étions en montagne. À cette altitude, nous manquons d'oxygène et l'hypoxie décuple les effets de l'alcool...

— Please, red wine !

Je me retourne, tâchant de dissimuler (bien mal) mon exaspération.

C'est la troisième fois que je passe, qu'ils m'interpellent et que je leur répète : « Je n'ai plus que des soft-drinks. »  Mensonge qu'aucun de ces abrutis ne gobe ; ça m'est égal. La prochaine fois, je les ignore.

French attitude...

Si j'espérais trouver une consolation à ce vol chaotique du côté de l'équipage, c'est râpé : j'ai écopé d'une bande d'antipathiques. Les quelques stews n'ont aucune conversation. Quant aux filles, ce sont ce qu'on appelle dans la compagnie, des duchesses de l'air : ces hôtesses archi maquillées et parfumées, pensant appartenir à l'aristocratie du ciel. Dans le jugement permanent, elles regardent tout le monde de travers, méprisent les autres compagnies – un bonjour leur écorcherait la bouche – et se donnent un air mystérieux en cabine.

Autant dire qu'on n'est pas copines.

La seule qui se démarque, c'est Nicole. C'est auprès d'elle que je trouve refuge après ma ronde. Pendant cette phase de vol, nous ne sommes que cinq de garde pour surveiller tout l'avion.

Enfin, Nicole surveille surtout Gala qu'elle feuillète dans le galley Affaires...

— Alors comment va notre quatuor de merdeux ? demande-t-elle sans lever les yeux de son magazine.

Je souris.

Même en disant des vulgarités, Nicole demeure classe. Ça vient de son élocution ; elle parle très distinctement, avec une intonation pointue comme on en entend plus de nos jours. C'est un genre de vieille bourgeoise pince-sans-rire ravagée par la vie. Elle semble ne plus rien en avoir à faire de rien, et c'est extrêmement drôle de l'écouter déblatérer avec cet air détaché sur le visage.

— Ça va, ils n'ont pas encore vomi. Mais ils m'ont encore demandé à boire.

— Le contraire m'eût étonné... soupire-t-elle en tournant sa page. (Elle relève alors la tête vers moi.) Ça me rappelle cette actrice française, très belle, qui jouait avec Alain Delon dans ce film, là, qui avait fait un tabac en 77... Oh, comment s'appelait-elle déjà ? (Elle cherche un instant dans sa mémoire, mais ne se rappelle pas le nom.) Enfin, peu importe. Je l'avais eu à bord quand je travaillais sur Concorde. Une femme magnifique, mais qu'est-ce qu'elle était angoissée, la pauvre... Elle avait bu coupe de champagne sur coupe de champagne dès l'embarquement. Et la sotte avait eu la bonne idée d'avaler des barbituriques pour dormir. Je ne te raconte pas le carnage... On a cru qu'elle allait nous claquer dans les doigts !

Je m'assois à côté d'elle sur le jumpseat.

— Elle s'en est sortie ?

— Oui... je crois bien ! En tout cas, elle n'est pas morte dans mes bras, précise-t-elle comme si c'était là l'essentiel. Le SAMU l'a prise en charge à Roissy. (Nicole a soudain un air pensif tandis qu'elle triture la bague aux trois ors de Cartier, à son annulaire gauche.) Mais c'est vrai qu'on en a plus entendu parler après ça...

Elle bâille, couvrant sa bouche avec le dos de sa main.

— Allez, tiens-moi éveillée. Parle-moi un peu de toi.

Elle aurait pu tout aussi bien dire : « Amuse-moi bouffon ! »

Bouffonne, du coup.

Pendant que je me creuse la tête, elle se lève pour se préparer un café. Avant de revenir s'asseoir, elle tire sèchement le rideau du galley pour qu'aucun passager ne nous importune.

French attitude, j'ai dit.

— Là, comme ça, je ne sais pas trop quoi te raconter...

Elle attaque d'emblée :

— Les amours ?

— Oh ! Eh bien, j'ai un copain depuis trois ans. On habite ensemble maintenant.

— Ça a l'air passionnel ! relève-t-elle d'une voix grinçante.

C'est déstabilisant au début, mais même si on ne se connaît que depuis quelques heures, on se parle très librement entre navigants. On se livre, sans retenue. Peut-être parce qu'on n'évolue pas dans un bureau. Peut-être parce qu'on ne revolera plus ensemble pendant des années. Ou peut-être seulement parce que l'aviation est un milieu singulier, peuplé de drôles d'oiseaux....

— Non, ça va bien entre nous, on s'aime. (Elle plisse les yeux, l'air de mettre cette affirmation en doute.) D'accord, c'était un peu tendu dernièrement, à cause du travail. On prend encore nos marques en termes d'organisation, c'est tout...

Elle acquiesce.

— Tu m'en diras tant ! C'est comme avec mon premier mari : un fonctionnaire. Il avait beaucoup de mal à accepter les contraintes du métier. Surtout qu'à l'époque, nous partions des semaines entières. Il n'y avait pas internet et les communications coutaient extrêmement cher !

Du temps de France Télécom, pensé-je, sarcastique.

— C'est pour ça que vous vous êtes séparés ?

Elle balaye cela d'un revers de la main.

— Non, il est mort. Crise cardiaque.

Je l'observe avec des yeux ronds.

— Je suis désolée.

— Ah, que veux-tu, les hommes et la charcuterie...

Comment rebondir là-dessus ?

Par chance, elle s'en charge elle-même.

— Je vais te dire, il faut trouver quelqu'un d'assez solide et indépendant pour supporter l'absence. Un homme qui n'est pas désœuvré s'il se retrouve seul le weekend. Qui ne tourne pas en rond comme un poisson dans un bocal, ajoute-t-elle en mimant le geste, et j'ai envie de rire. Et je peux te dire, ils sont rares ! Crois-en ma longue expérience... (Elle soupire.) Et bien sûr, il faut une confiance absolue. Car quand le chat n'est pas là, les souris dansent. Dans les deux sens d'ailleurs ; ce n'est pas l'apanage des hommes. Je connaissais des hôtesses qui avaient un amant dans chaque port...

Détournant les yeux, je passe une main dans les cheveux, mal à l'aise. Je ne suis quand même pas ce genre de fille... Armand et moi, on n'a rien fait !

Préférant orienter la discussion sur elle, je lui demande :

— Et tu as refait ta vie depuis ?

— Avec un homme, tu veux dire ?

Sa question me perd.

— Ou une femme ? hasardé-je.

Elle éclate de rire.

— J'ai un chat, c'est très bien.

C'est un point de vue qui se défend. Mais comme elle a dit « premier mari », je me demande ce qui est arrivé aux suivants...

Entre deux vérifications de sûreté dans les toilettes, nous continuons de papoter. Nicole est une source inépuisable d'anecdotes. J'ai l'impression qu'elle sort tout droit d'un livre d'histoire quand elle évoque les cabines fumeurs dont les sièges puaient le tabac froid, les vieux DC-10 hyper bruyants, le bar VIP sur le pont supérieur du 747 ou le Paris-New York en 3h30, sur Concorde – avion qu'Air Liberté et British Airways étaient les seules au monde à exploiter. Mais aussi, la taille minimale pour être embauchée en tant qu'hôtesse de l'air à l'époque, la robe obligatoire et le pantalon proscrit jusqu'en 2000. Les fusions avec d'illustres compagnies, minées par la concurrence et dont on a aujourd'hui oublié les noms. Ainsi que les conflits internes qui ont suivi, après l'intégration de leurs personnels. La faute à des cultures d'entreprise irréconciliables, selon elle...

L'époque des uniformes Carven et Nina Ricci ; celle aussi, d'un monopole révolu.

Tout n'était pas parfait, loin s'en faut. Mais écouter Nicole me rendrait presque nostalgique de cette période faste où la rentabilité demeurait secondaire. Air Liberté était avant tout un porte-drapeau. Un outil d'influence et de souveraineté. L'État assurait les fins de mois, renflouant les caisses vides à coup de milliards de francs. On surnommait alors la compagnie « le Quai d'Orsay volant ». Un puit sans fond pour les finances publiques...

Pendant qu'elle me parle, j'ai un soudain regain de lucidité qui m'oblige à me bouger :

— Je devrais faire une annonce pour le duty free.

Sur les vols intercontinentaux comme celui-ci, les passagers peuvent profiter de parfums, produits cosmétiques, alcools et cigarettes à prix détaxés.

Levant les yeux au ciel, Nicole s'empare du PA, appuie sur la touche pour faire une annonce, mais au lieu de cela, elle souffle longuement près du micro, créant un bruit désagréable.

Puis elle raccroche.

— Voilà, c'est fait.

Face à mon air ahuri, elle s'esclaffe.

— Ils feront leurs emplettes ailleurs. On a d'autres chats à fouetter...

Je m'incline. C'est elle la cheffe après tout.

Alors, je m'enquiers plutôt :

— Qu'est-ce que tu as prévu de faire en escale ?

— Oh, rien du tout. Tu sais à mon âge...

— Ça te dirait qu'on réserve une activité pour le Nouvel An ?

Lasse, elle sourit.

— Tu es mignonne de proposer, mais je ne compte pas sortir de la chambre. D'ailleurs, ça me fait penser... dit-elle en se levant, l'index en l'air.

Elle se penche devant l'un des trolleys, en sort une bouteille de champagne d'un grand cru qu'elle va ensuite (pas si) discrètement ranger dans sa valise. Je la regarde faire, estomaquée.

— Tu n'as pas peur de te faire virer ? chuchoté-je.

— Parce que tu comptes me faire un rapport, peut-être ?

— Non ! Bien sûr que non ! Mais si jamais la douane te chope...

— Eh bien, je partirai plus vite à la retraite...

Nicole a beau être un sacré personnage, drôle et intéressant par son vécu, j'espère ne pas finir comme elle ; seule avec un chat, à siffler une bouteille de champagne dans ma chambre d'hôtel pour le réveillon...

Non, ce vol n'aura pas été la joie...

Mais il y a un truc super à souligner : c'est l'A330 sur lequel on travaille. Non pas que cet avion ait quoi que ce soit de spécial. C'est un Airbus ordinaire ; juste pas un Boeing 777, en fait. Ce qui veut dire... pas de fuckingarmand dans les pattes !

À la différence de nous autres, PNC, les pilotes sont qualifiés sur un seul type d'avion. Je suis donc certaine de ne pas le croiser sur 330, 350 ou 380.

Une belle note d'espoir pour l'avenir !

NDA :

Chapitre nostalgiiiiiie et histoire de l'aviation... Pas d'Armand, mais j'espère que vous avez quand même trouvé cela intéressant ! ^^'

Il devrait bien finir par refaire son apparition... :p

Sinon, perso, Nicole me fait mourir de rire... xD

Si vous appréciez votre lecture, laissez un commentaire ou une petite ⭐️ pour me soutenir ! Et moi, je vous donne rendez-vous vendredi prochain ! :)

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top