Post-Noël en Sibérie (1/3)

Rockin' Around The Christmas Tree – Brenda Lee

28 Décembre

Ce qu'il faut savoir à propos de Sylvie Vasseur, ma mère, donc, c'est qu'elle n'est jamais dans la confrontation directe. Pour exprimer son désaccord, voire son hostilité, elle se contente de planter des piques, l'air de rien, adoptant une attitude passive-agressive dont elle n'a même pas conscience et qu'elle nierait farouchement si je venais à la lui reprocher...

Tenez, là par exemple ! Quand elle nous accueille Hugo et moi dans l'entrée de l'appartement familial, la première chose qui lui vient pour me saluer, c'est :

— Quelle mine de déterrée, Laurine...

Pas : « Tu as l'air fatiguée... » ou « Je te trouve pâle, tu te sens bien ? ». Ou juste : « Je suis heureuse de te voir ma chérie ». Surtout quand on sait que ça fait des mois qu'on est en froid, et qu'on ne s'est pas vu...

Pourquoi ne peut-elle pas se comporter comme toutes les autres mères ? Celles qui sont normales, je veux dire. Et comment se fait-il qu'Agnès soit plus maternelle avec moi ? Alors que je ne suis même pas sa fille !

— On était en soirée hier, explique Hugo afin de briser la glace.

Difficile toutefois, vu l'épaisseur de la banquise...

Hugo dit vrai à ce sujet, on est sortis dans une boite du Marais avec toute la bande. Ce qu'il omet juste de déclarer, c'est que l'avant-veille il m'a également empêché de dormir – mais la raison est toute autre et n'est pas de celles qu'on partage en famille...

Quand on ajoute à cela la fatigue accumulée avec le travail, ça donne les valises violettes sous mes yeux.

— Oh vous avez raison, il faut bien que jeunesse se passe ! s'exclame-t-elle en arborant enfin un véritable sourire.

C'est dingue ! De nous deux, on croirait que c'est d'Hugo qu'elle a accouché vingt-et-un ans plus tôt... Ça en serait drôle, si ça n'en était pas si triste.

Dans son ensemble à col claudine impeccable, elle nous aide à transporter nos sacs chargés de cadeaux jusqu'à la salle à manger. Tandis qu'elle nous ouvre la voie, je remarque le collier de perles de culture qu'elle porte pour les grandes occasions. J'ai l'habitude de le voir depuis que je suis petite ; elle disait même à l'époque qu'il serait à moi un jour. Notre relation a bien changé entre temps ; je pense qu'aujourd'hui, elle ne me le prêterait même pas un quart d'heure sans me faire signer reconnaissance de dettes...

Ce qui n'a pas varié en revanche, c'est sa coupe de cheveux : cet éternel carré blond très court qui lui arrive aux pommettes. Seules une paire de lunettes et quelques rides discrètes se sont ajoutées, les années passant.

Alors qu'on entre dans la salle à manger où le sapin a déjà été débarrassé – si toutefois il a un jour existé – mes yeux se posent sur le piano, dans le salon attenant. Mes années de solfège et de cours particuliers remontent à la surface, les heures passées à m'entrainer, la frustration, les pleurs, le dégout et puis finalement la crise que j'ai piquée pour arrêter. Le point de départ d'une longue liste de déceptions pour mes parents...

« Si tu ne persévères pas, tu n'arriveras à rien dans la vie... » disait papa.

Ou encore :

« Quand on ne se donne pas les moyens de réussir, on finit bon à rien ! »

Des poncifs anodins, prononcés sans réfléchir. Mais quand on est enfant, ça marque. Ça reste ancré. Et ça a un effet dévastateur sur l'estime de soi. Si j'en parlais à mon père aujourd'hui, il ne se souviendrait probablement pas de cet épisode ; il minimiserait. Pourtant, huit ans après, ces phrases résonnent encore dans ma tête comme si c'était hier...

— Oh comment t'es trop belle ! s'exclame une jeune femme à la chevelure brune en se jetant dans mes bras.

Ma sœur ainée. Mathilde.

Mon alter ego. La meilleure version, dirons-nous : celle qui a réussi. Celle qui n'a jamais manqué à ses devoirs ; la fierté de mes parents. Je suis, en quelque sorte, sa jumelle maléfique. Après un Bac qu'elle a obtenu avec mention très bien, elle est entrée en prépa comme ils le désiraient, puis à HEC deux ans après. Là-bas, elle a rencontré Arthur, celui qui est aujourd'hui son mari. Et dès son diplôme en poche, elle a trouvé un job de rêve. Elle est à présent chargée de projet marketing dans une grande entreprise de luxe, ce que ma mère ne manque jamais de rappeler à qui veut bien l'entendre... (C'est-à-dire plus grand monde.)

Mathilde par ci, Mathilde par là...

Quand je l'observe, c'est comme si je me voyais dans le miroir. Sauf qu'elle a quatre ans de plus, qu'elle est plus belle, plus talentueuse, plus assurée... plus tout. Et je n'en suis pas jalouse, parce que je l'aime. En dépit de la franche inclination de mes parents pour elle, et ce, depuis toujours, ça n'a rien changé entre nous.

— Merci !

— J'adore ta robe, continue-t-elle en reculant pour détailler ma tenue.

Évidemment qu'elle est somptueuse – même si je pense qu'elle lui irait mieux à elle – : il s'agit de celle que m'a offerte Armand.

En y pensant, mes joues s'enflamment. Tout le monde doit mettre ma réaction sur le compte de la gêne. On n'a pas l'habitude de me complimenter dans cette famille.

— Je ne l'avais jamais vue ! abonde Hugo avec un sourire.

J'évite son regard, car j'ai honte du mensonge que je m'apprête à proférer.

— Je l'ai achetée en escale. Quand j'étais à New York.

Demi-mensonge, donc. La robe vient bien de là-bas après tout...

— La classe, madame ! rugit pompeusement la voix de mon beau-frère tandis qu'il me claque une bise.

Arthur est... Arthur. Un golden boy qui travaille dans la finance.

Le pauvre correspond en tout point à l'idée que tout le monde peut s'en faire : il est pédant au possible. Il n'a pas mauvais fond, mais, sous couvert d'humour, il ne rate jamais une occasion de me rabaisser, ce dont tout le monde semble se foutre éperdument. Quand j'ai le malheur de l'envoyer bouler, c'est moi qui passe pour l'hystérique de service...

Ça me donne de l'urticaire.

Puis vient enfin mon père, un grand bonhomme charpenté, taiseux sur les bords. Il se lève du fauteuil et m'embrasse aussi chaleureusement qu'il en est capable, c'est-à-dire comme si j'étais une planche de bois ou un parpaing. Charmant.

Cet ersatz de Noël s'annonce des plus glacials.

Ce qui me console, c'est qu'on passe rapidement à table et qu'on me sert du vin – enfin !

— Un peu plus, s'il te plait.

Mon père ouvre de grands yeux, mais s'exécute en remplissant mon godet. Je vais avoir besoin d'une bonne rasade pour tenir...

— Alexandre, tu pourrais aller chercher les entrées ? demande ma mère d'une voix exigeante. (Elle lève les yeux et soupire.) Je n'ai pas arrêté avec la cuisine depuis cet après-midi...

Ça, c'est sa façon de nous faire comprendre que ça lui pèse ! Et que nous devrions être reconnaissants. Peut-être faudrait-il que je m'excuse d'avoir accepté l'invitation ? Pour tourner court à ses jérémiades, je m'enquiers en montrant l'espace entre le canapé et la télévision :

— Vous n'avez pas installé de sapin cette année ?

— Si, si, réplique-t-elle d'une voix aiguë. Mais après Noël, ça n'est plus Noël ! Il fallait être là en temps et en heure...

— Je travaillais, je te rappelle.

— Oui, eh bien...

Afin d'éviter l'incident diplomatique, Mathilde la coupe avant qu'elle ne digresse davantage sur ce sujet miné :

— Je te rassure, tu n'as rien loupé ! Papa et maman n'ont pas changé les décorations depuis qu'on est petites... La plupart ont moisi, je crois, vu l'odeur !

Ma mère s'esclaffe :

— Oh, tu exagères !

Mathilde a toujours su comment prendre mes parents. J'ignore comment elle fait ; je n'ai pas reçu le mode d'emploi.

Tandis que mon père revient avec le foie gras, je replonge dans mes songes, le nez dans mon verre de vin. Une ivrogne. Et plus le repas avance, plus je me déconnecte.

Isolée, je n'écoute que d'une oreille leur conversation dont je me sens de toute façon exclue. Je les entends plaisanter, rire, se raconter les nouvelles... Tout cela sans qu'on se préoccupe de la ratée que je suis. Arthur fait le malin, comme d'habitude. Il raconte avec une délectation grotesque comment il a fait gagner des millions d'euros à la banque en pariant sur la baisse des cours de pétrole. Mon père adore ça. Lui aussi travaille dans le domaine, si on veut ; il est directeur financier d'un constructeur automobile. Finance d'entreprise plutôt que finance de marché, donc. Quand on y pense, lui aussi est un naze dans son secteur...

À bien des égards – si l'on excepte sa grandiloquence – je crois qu'il se reconnaît en Arthur : ce jeune homme ambitieux aux dents qui rayent le parquet...

Quant à ma mère, sa préférence va à Hugo. Un garçon de bonne famille qui suit sagement le destin tracé par ses parents. Au moins, les siens sont aimants.

J'avale une nouvelle gorgée pour noyer mon amertume.

Forcément, au bout d'un moment, mon silence emmerde. Parce qu'il devient criant. Alors on fait mine de s'intéresser à moi – et davantage à Hugo qu'à moi, d'ailleurs. C'est pour donner le change ; l'illusion que j'appartiens au clan.

Et plus vite que je ne l'attendais, la curiosité polie vire à la moquerie générale quand Arthur me demande en mimant :

— Tu fais la chorégraphie dans l'avion ?

Hilare, il écarquille les yeux à la manière d'un lémurien tandis qu'il fait mine d'indiquer les sorties de secours.

— Les démonstrations, tu veux dire. (Je plante ma fourchette dans la dinde en imaginant qu'il s'agit de son front.) Non, Arthur, sur long courrier il y a des écrans, le rembarré-je avec un sourire peu amène.

J'omets volontairement mon bizutage, Arthur en roulerait sous la table...

— Rigolez tant que vous voulez, n'empêche, Laurine revient tout juste du Brésil et a le luxe de faire son shopping à New York... vante ma sœur.

Sylvie triture ses perles en rétorquant :

— Et quand elle aura visité toutes les destinations, et qu'elle retournera pour la centième fois à Rio, que fera-t-elle ?

— Elle dansera la Carioca à merveille, ricane Arthur.

Eh oh, je suis là !

Pourquoi parle-t-on de moi à la troisième personne ?

— Chaque vol est différent, dis-je en essuyant mes lèvres sur la serviette.

— Ben voyons... (Elle lève les yeux au ciel, l'air désespéré.) Non, franchement, sortir du système scolaire sans diplôme, c'est la folie de nos jours... (Puis elle se tourne vers Hugo.) Au moins, toi, tu ne fous pas ta vie en l'air !

Elle qui n'a jamais bossé un seul jour de son existence peut bien parler... C'est comme écouter les commentaires malavisés d'une conseillère d'orientation, ou d'un thérapeute conjugal divorcé.

La main d'Hugo se resserre autour de ma cuisse comme pour me retenir. De quoi, précisément, je ne saurais le dire !

— Elle pourra toujours reprendre ses études plus tard, tempère mon père. Quand cette lubie lui sera passée...

Ah, ben non. En fait, il ne tempère pas du tout.

Et je comprends ce que redoute Hugo : que je pète un plomb. Que je commette un parricide avec le couteau à beurre. Ce qu'il ignore, c'est que je suis rodée à ces critiques. Mes parents en sont coutumiers. Toute activité qu'ils n'approuvent pas se trouve réduite à une lubie. À force, je suis anesthésiée.

Bon, ça, c'est peut-être grâce au vin...

En digne arbitre des hostilités, Mathilde claque dans ses mains avec un rire nerveux.

— Les cadeaux !

Personne n'ose contredire la maitresse de cérémonie. Disciplinés, nous allons donc chercher chacun nos paquets disposés au pied du... radiateur de Noël ! C'est festif. Puis nous retournons nous asseoir pour les déballer à table, en silence – tout à notre tâche.

Je ne prête pas attention à ce que j'ouvre. Mes doigts décollent machinalement le papier, tandis que mes yeux surveillent ma mère qui s'apprête à découvrir mon cadeau.

— Un sac, constate-t-elle avec froideur. (Elle en avise le cuir comme s'il risquait de l'attaquer.) Vert.

Je me justifie alors :

— Tu en avais déjà des bleus, noirs et marrons.

— Oui, et si je n'en ai pas de vert, c'est pour une bonne raison. Parce que ça ne va avec rien, Laurine...

Elle souffle et met le sac de côté, telle une vieille guenille de fripe, passant aux autres présents ; de meilleur goût, apparemment. Quand je pense au fric que j'ai mis là-dedans, il y a de quoi pleurer.

Ce que je ne manquerai pas de faire plus tard dans le métro, avachie contre l'épaule d'Hugo.

NDA :

Alors qu'avez-vous pensé de la famille de Laurine ? :p

J'ai essayé de rester assez léger et de tourner ça en dérision pour rester dans le ton du roman, mais je me suis inspiré d'une campagne de sensibilisation très sérieuse sur les violences verbales subies durant l'enfance, et leurs conséquences à l'âge adulte. Je vous mets ici le lien :

[Il devrait y avoir un GIF/vidéo ici. Procédez à une mise à jour de l'application pour le voir.]

Si vous appréciez votre lecture, laissez un commentaire ou une petite ⭐️ pour me soutenir ! Et moi, je vous donne rendez-vous vendredi prochain ! :)

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