Pirouettes, à 10 000 mètres (2/2)
Bongo Cha Cha Cha - Caterina Valente
À peine je pose la pointe d'un orteil dans le poste, qu'Armand arrache son casque, manipule un bouton afin d'augmenter le volume de la radio et se retourne vers moi. Bien que ses yeux soient toujours de ce vert saisissant, aussi clair que le jade, à cet instant, son regard est noir.
Il semble bizarrement furieux.
— Qu'est-ce que tu foutais en cabine ?!
Correction : il est bizarrement furieux.
À ce que je sache, ce n'est pas lui qui a fait un vol plané !
À gauche, Marc le CDB ne pipe pas mot. Il a le nez collé aux écrans radars.
— Seulement mon travail : faire respecter les consignes de sécurité.
— Pas au détriment de la tienne ! Et certainement pas quand on est au-dessus du pot au noir. On avait bien spécifié au briefing que ça risquait d'être turbulent !
Oups. J'aurais mieux fait d'écouter au lieu de prêter attention à sa présence importune...
— J'ai dû rater cette info.
Devant ma désinvolture, sa colère redouble.
— La plus importante de toutes, s'étouffe-t-il, hors de lui. Ce que tu as fait est... (il cherche ses mots) ridiculement dangereux ! Sais-tu au moins ce que c'est, le pot au noir ?! Je vais te le dire, moi ! C'est un point de convergence de masses d'air, chaudes et humides, au niveau de l'équateur. Ça en fait l'une des zones les plus instables sur Terre, à cause des basses pressions !
J'ai l'impression d'être à l'école primaire, quand je me faisais gronder par la maitresse...
Ses remontrances m'agacent. Ça, et la manière qu'il a de me faire la leçon. Je reprends alors d'une voix passablement idiote :
— Désolée, mais vu mes connaissances en météorologie, tout ce que j'ai retenu, c'est : « chaudes et humides ».
Il cligne des yeux. Plusieurs fois. Sidéré. J'ai une impression d'arrêt sur image. En arrière-plan, Marc éclate de rire.
Enfin, Armand esquisse à son tour un sourire qu'il a bien du mal à maitriser à présent.
— OK, petite impertinente.
Un éclat de ruse habite ses prunelles. Je serais bien inspirée de m'en méfier, mais je m'en contrefiche. Je lui rends son sourire avec insolence avant de tourner les talons.
— Pas si vite ! Où crois-tu aller comme ça ?
— Mettre de la glace sur mon poignet.
Il en a bien besoin ; ça commence à gonfler.
Armand fait claquer sa langue en secouant la tête.
— Non, tu ne vas nulle part.
— Quoi ?
— Comme tu as été vilaine – très vilaine – je te garde sous surveillance jusqu'à la fin du vol.
On dirait qu'il s'adresse à l'horrible Nelly Olsen, ou à une actrice porno.
J'en perds mes mots.
— Mais...je... tu ne peux pas ! m'offusqué-je. Tu n'as pas le droit.
— Oh que si, détrompe-toi ! Et étant ton supérieur hiérarchique, tu es obligée de m'obéir.
J'ouvre la bouche, révoltée. C'est un abus de pouvoir ! Je me tourne vers le commandant, en recherche d'un soutien. De quelqu'un de raisonnable.
De quelqu'un qui n'aurait pas perdu la boule, tout bêtement !
— Marc ?
L'intéressé me jauge, amusé. Pour ainsi dire complice. Je comprends qu'il n'est aucunement décidé à me venir en aide.
— Allez, t'es quand même mieux ici qu'avec les PAX ! veut-il me faire croire.
Ça, j'en doute fort !
Sur ce coup, je suis seule. Alors, à défaut d'allié, il ne me reste qu'une option. La moins honorable de toutes, voire même la plus humiliante : geindre comme une petite chose fragile.
— Mais je n'ai rien avalé depuis qu'on est partis, et je voulais manger...
Tout ce que je lis dans le regard d'Armand en réponse à mes suppliques, c'est de la jubilation.
Un sadique, je le savais !
— Aucun problème. Je vais demander à ce qu'on t'apporte ton repas. Et de la glace. Autre chose ?
Un extincteur pour te fracasser le crâne...
Avec espoir, je balaye les alentours : je sais qu'il y en a un dans le cockpit. Et même une hache ! pensé-je soudain. Je la repère accrochée derrière le siège d'Armand. Puis je me rappelle que je risque d'être virée et de finir ma vie en prison.
J'abdique dans un soupir.
— Non...
Il peut bien m'obliger à rester, mais pas à lui adresser la parole.
Je vais me conduire de la même façon qu'il me traite : comme une gamine. À partir de maintenant, il faudra qu'il se contente de monosyllabes et de regards meurtriers.
D'un geste rageur, j'essaye d'ouvrir le strapontin rangé à côté de moi. Déjà qu'avec deux mains valides c'est compliqué de déplier ce machin, alors quand on en a qu'une, c'est un calvaire. Levier supérieur, inférieur, boutons-poussoirs... Comment ça coulisse ce truc ?! C'est pire que de monter un meuble IKEA sans mode d'emploi !
— Tu crois que tu vas réussir d'ici l'atterrissage ? se moque mon ravisseur.
— Si je n'y arrive pas, je peux partir ?
N'y compte pas, semble me répondre son regard perçant, par-dessus son épaule.
— Tu as les commandes ? demande-t-il à Marc.
— J'ai les commandes, confirme ce dernier.
Une fois son siège reculé des pédales, Armand s'en extrait pour voler à mon secours. À cause de sa taille, il est contraint de se plier en deux. Si bien que, pour une fois, nous sommes lui et moi à la même hauteur. Je me retrouve ainsi à quelques centimètres de ses cheveux – ils ont l'air doux, soyeux – et de sa nuque. Des notes de santal et patchouli flottent à mes narines.
Mes battements cardiaques accélèrent.
Je ressens pleinement – peut-être même avec un peu trop d'acuité – la proximité de son corps. L'espace qu'il occupe. La masse imposante qu'il représente. Quand bien même je ne le touche pas, il envahit ma perception, mes sens. J'en viens malgré moi à en imaginer le poids. Sur moi. Et je rougis.
J'essaye de me décaler comme je peux, mais ne trouve pas d'espace vacant pour y loger mes fesses. Elles ne sont pourtant pas si grosses...
Heureusement, je n'ai pas à me contorsionner longtemps ; Armand est plus habile que moi pour installer le siège d'observateur. Ses longs doigts agiles connaissent le mécanisme par cœur. Pourquoi est-ce que je pense à ses doigts agiles ?!
En deux clics, c'est fait. Son regard remonte alors jusqu'à moi, et je me rends compte à quel point son visage est proche du mien. Beaucoup trop proche...
Ses lèvres s'étirent.
— Et voilà, madame ! dit-il en tapotant l'assise, en guise d'invitation.
Il me lance en prime une œillade facétieuse, son souffle remue une mèche sur ma joue.
— Ce n'était pas si compliqué !
— Merci, marmonné-je en fixant mes pieds.
Il reprend sa place, et je m'assois.
Le début de mon martyre : Marc et lui se moquent de ma gaucherie les quinze minutes qui suivent. À leurs yeux, je passe véritablement pour une quiche. Un boulet. Ce qui accroit ma contrariété. J'aimerais les y voir avec un poignet en moins !
Au milieu d'une blague (à mes dépens), un signal sonore retentit. La lourde porte s'entrouvre : c'est Irène. Elle m'amène mon plateau ainsi que des glaçons placés dans un sac vomitoire, étanche. Ça évitera que ça ne fuie partout lorsqu'ils auront fondu.
En découvrant son air pincé, ma culpabilité grandit. À cause de mon absence, le surplus de travail retombe sur les autres PNC...
Me penchant en avant, je tente alors :
— Est-ce que je...
— Non, m'interrompt Armand tout en continuant d'entrer des données dans l'ordinateur de bord. N'y songe même pas ! Tiens-toi sage pendant que papa conduit.
Marc et Irène s'esclaffent de concert.
Tout le monde se fout de ma gueule : le vol de rêve !
— Oui, gardez Miss Catastrophe avec vous, termine la CC avant de sortir, l'ombre d'un sourire sur le visage. On va s'éviter un nouveau spectacle d'écureuil volant...
L'hilarité est générale (si on m'exclut).
Tandis que j'avale mon repas en silence, mâchant durement mon carré d'agneau – au moins, je me régale – Marc juge que la plaisanterie a assez duré. Il essaye de m'instruire sur l'usage de certains boutons. J'oublie leur fonction au fur et à mesure qu'il les énumère, cependant. Il m'explique aussi la procédure à suivre si les pilotes venaient à ne plus être en capacité de faire voler l'avion. Ça, je retiens, car j'ai toujours l'idée de buter Armand !
— Tu vois, tu tournes la molette jusqu'à 121.5. C'est la fréquence d'urgence. Ensuite, tu appuies ici pour qu'ils puissent t'entendre parler.
— Et qui me répondrait ?
— Les contrôleurs. Si ça devait arriver, ils t'expliqueraient la marche à suivre pour atterrir en toute sécurité.
M'imaginer aux commandes d'un gros-porteur terrorise apparemment Armand, autant que cela semble l'amuser...
— Tu as vu ce qu'elle a fait à ce pauvre strapontin ? Un siège avec deux boutons, littéralement. Et tu voudrais lui confier l'avion ?
Je profite du fait que Marc me tourne le dos pour lui dévoiler mon majeur. Armand y répond par un sourire complice, et je me trouve bien gênée. Parce que de mon côté, je ne désire ni connivence ni proximité avec lui. D'aucune sorte.
À force d'implorer, je parviens à négocier ma libération une heure avant l'atterrissage. Juste à temps pour le dernier service. Mon poignet a déjà bien dégonflé, mais je vais éviter de trop le solliciter.
Alors que je me lève, Marc me demande :
— Rends-moi une faveur. En passant, réveille Seb.
Avec tout ça, j'avais oublié l'existence du second copilote.
Sur les vols de plus de 9 h 30, l'équipage PNT est ce qu'on appelle « renforcé ». Ils sont trois au lieu de deux. Heureusement qu'on ne les clone pas. Un seul Armand suffit au monde...
Je tourne la tête.
— Où ça ?
— Dans la couchette.
— Oui, mais où exactement ?
Il paraît s'étonner de mon ignorance quand il répond :
— La porte à gauche, en face des toilettes.
À ma décharge, n'ai pas eu l'occasion de voir à quoi elle ressemblait. Ni où elle se trouvait exactement. D'habitude, ce sont les CCP qui se chargent de ça. Et d'un avion à l'autre, l'emplacement diffère. Je ne connais que celle des PNC, à la queue de l'appareil. Mais que les pilotes dorment à l'avant fait sens – pour être proche du cockpit, en cas de problème.
— Je pourrais te la faire visiter si tu veux, propose Armand, d'un air entendu. Tu verrais, elle est assez grande pour deux. Voire trois, ajoute-t-il, en scrutant ma réaction.
Je le rembarre sèchement.
— Dans tes rêves !
— Oh, on connaît le refrain : fontaine je ne boirai jamais de ton-
J'ai claqué la porte avant qu'il ait fini sa tirade. Mes excuses, Cyrano.
À la sortie, tandis que je cogne à la porte de ladite couchette, Tristan m'intercepte. On n'a pas encore beaucoup échangé, mais on a presque le même âge. C'est un jeune trentenaire. Et un accro à la muscu, à en juger par ses biceps congestionnés et son régime alimentaire à base de poulet et de riz. Tu parles d'un programme... Sans parler du shaker qu'il boit pratiquement sans discontinuer depuis le début de la journée.
— Ah, te revoilà...
La phrase pourrait paraitre anodine, inoffensive, mais une pointe amère, presque acrimonieuse, perce sa voix. Comment lui en vouloir ? J'ai passé au moins trois heures les bras croisés... Moi aussi, à sa place, je serais énervée !
Pour alléger la tension palpable dans l'air, je décide de blaguer.
— J'ai été retenue en otage !
— Ouais, j'ai entendu ça. (Sa voix traine, et il darde sur moi un regard plein de sous-entendu.) Si longtemps que t'as dû déclencher un syndrome de Stockholm...
Je lui souris.
Erratum : Tristan est un con.
Note de l'auteur :
Alors, abus de pouvoir ou pas ? xD
Je publie chaque vendredi, mais si vous voulez être sûrs de ne manquer aucune mise à jour (ou info), n'hésitez pas à ajouter l'histoire à votre bibliothèque ou à vous abonner. Comme les notifications sont sujettes à pas mal de bugs, je préviens à chaque fois que je poste un nouveau chapitre !
N'oubliez pas de voter et de partager vos impressions si le coeur vous en dit ! :)
Sur ce, bon weekend et à la semaine prochaine, pour une bonne dose de mer et de soleil ! x)
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top