Incruste et PPV (1/2)

Natural Blues - Moby

— Ça y est, souffle Oli en s'asseyant sur son siège de structure.

Nous venons de passer près d'une heure et demie à servir les repas, thés et cafés, puis à débarrasser. Ça s'est éternisé, car nous manquons encore cruellement de pratique. En baillant, je consulte ma montre : déjà vingt et une heures. Il est temps de nous restaurer et pour l'équipe dont c'est le tour de repos, d'aller dormir.

Sur les vols courts comme celui-ci, nous sommes assurés d'avoir au minimum une heure de pause à l'abri des regards. Un luxe ! Surtout que, contrairement à d'autres compagnies plus modestes, nous bénéficions d'un PRE (poste repos équipage) où des couchettes sont aménagées. Suivant le type d'avion, elles se trouvent sous la cabine, près des soutes, ou à l'inverse, dans le faux plafond.

— Et voilà pour toi !

Postée devant le four, je tends à Oli son plateau-repas à bout de bras. Il le dégomme sans perdre une seconde, et je comprends aussitôt pourquoi : pas question pour lui d'empiéter sur sa sieste !

— Merci Lau.

Une passagère entre alors dans le galley, l'air paumé. Elle scanne tout de A à Z : le sol, le plafond, les armoires métalliques, les voitures de service, Oli qui mange goulument, et moi.

— Les toilettes ?

S'il vous plait ? ne puis-je m'empêcher de penser.

J'ai intérêt à m'y habituer, les passagers sont déstabilisés dans cet environnement qu'ils ne maitrisent pas. Ça leur fait perdre tout sens commun, la politesse en premier.

— Juste ici, indiqué-je en pointant la porte.

S'ensuit une séquence gaguesque, digne d'une caméra cachée. Les yeux exorbités, la femme cherche la poignée. Évidemment, il n'y en a pas.

— Poussez ! Push.

C'est écrit... En rouge et en majuscules... En français et en anglais...

Elle me regarde comme si je parlais hébreu.

— Poussez, répété-je.

Elle pose timidement son index sur la porte, s'attendant à un miracle.

Plus fort, ai-je envie de l'encourager. Mais je choisis plutôt de me déplacer pour l'aider, car sinon elle y sera encore à l'atterrissage. J'appuie sur la paroi et, comme par magie, la porte se replie sur elle-même.

— Comme ça.

— Ahhhhhh, s'étonne-t-elle devant l'ingénieux système.

Puis, sans un merci, elle rentre et s'enferme. Gageons que ça sera la même histoire pour sortir...

Oli, qui n'a rien manqué de la scène, pouffe en silence. Au même instant, Thierry remonte l'allée d'un pas pressé et se dirige vers nous. Son visage est fermé.

— Bon, je vais pioncer, se débine Oli, redoutant manifestement qu'on lui demande quoi que ce soit.

— Et moi, je fais une repasse d'eau.

Ça veut dire « proposer des verres d'eau aux passagers ». En avion, on se déshydrate bien plus qu'au sol. L'air y est très sec ; il contient seulement dix pour cent d'humidité. Aussi, pour éviter de finir momifier à la fin d'un long-courrier, on conseille de boire au moins vingt-cinq centilitres par heure de vol. Et également de se badigeonner de crème hydratante à intervalles réguliers.

— Non, c'est gentil, mais je vais m'en charger. Myriam a besoin de toi à l'avant.

— Elle t'a dit pourquoi ?

— Les filles sont trop débordées en affaires, apparemment.

Il hausse les épaules, puis repart en cabine armé d'une bouteille d'eau et de gobelets.

— Bon courage, me nargue Oli avec un sourire sadique tandis qu'il disparaît par la porte dérobée conduisant aux couchettes.

— Tu riras moins quand ça sera mon tour de t'abandonner...

En me faufilant en cabine, j'essaye de me faire discrète. Les lumières sont tamisées à présent. Certains passagers dorment, même si la plupart regardent des films. J'évite d'avoir le pas lourd afin de ne réveiller personne, j'esquive quelques pieds qui dépassent dans l'allée, et j'arrive enfin dans le galley avant.

Sophie et Karine en sont encore à servir les digestifs, et Myriam est en train de dresser les assiettes sur deux plateaux.

— Ah, super, t'es là !

La voyant s'agiter dans tous les sens, je lui demande :

— Je peux te filer un coup de main ?

— Oui, j'ai besoin que tu apportes leurs repas aux pilotes si ça ne te gêne pas. Je dois absolument remplir un rapport, explique-t-elle dans un souffle. Un client a oublié de spécifier son allergie au gluten lors de la réservation, et comme tu t'en doutes, aucun repas spécial n'a été prévu... Il est très énervé. C'est un Américain et... (Elle agite les mains en l'air.) Oh, tu les connais...

Non, je ne les connais pas encore, mais je la crois sur parole.

— Bien sûr, aucun problème !

— Tu me sauves !

Sa gratitude me fait chaud au cœur. Elle me cale un plateau dans chaque main, ferme le rideau pour nous cacher à la vue des PAX et m'escorte jusqu'à la porte close du cockpit.

— En sortant, fais attention à bien regarder qu'aucun passager n'est dans les parages.

Je hoche le menton tandis qu'elle appuie sur le bouton pour déverrouiller la porte. Puis je lève la tête vers la caméra au-dessus. La raison est simple : les pilotes doivent vérifier qui essaye d'entrer avant de la déverrouiller.

— Et demande-leur s'ils veulent la PPV ! ajoute soudain Myriam.

— La quoi ?

— La PPV.

Un clic se fait entendre en même temps que la diode électroluminescente du digicode passe au vert.

— Entre ! m'intime-t-elle comme je ne bouge pas.

Je n'ai que cinq secondes avant qu'elle ne se reverrouille automatiquement, et j'ai déjà trop attendu. Du pied, je pousse la porte et me précipite à l'intérieur en essayant de ne rien faire tomber. Derrière moi, j'entends Myriam refermer ; le silence me saisit alors.

Je n'avais pas remarqué à quel point la cabine était bruyante. Ici, le ronflement des réacteurs est assourdi. On entend que le faible écho des conversations radio. Tous les boutons sont illuminés dans les tons jaune orangé, et derrière le parebrise, c'est le noir absolu.

Leurs casques Bose sur les oreilles, les deux pilotes se retournent vers moi.

— Le diner est servi, annoncé-je avec un sourire gnangnan, mal à l'aise de me retrouver en tête à tête avec eux.

Avec l'un d'entre eux, en particulier. Le commandant se frotte les mains et m'adresse un sourire chaleureux.

— Oh, je te remercie infiniment, euh...

— Laurine, achevé-je. Je t'en prie, avec plaisir.

En dépit de la hiérarchie, il est d'usage de se tutoyer entre navigants ; une règle qu'il m'est encore difficile d'appliquer de façon naturelle, en raison des disparités d'âge au sein des équipages.

— Excuse-moi, on est tellement nombreux que j'ai du mal à retenir tous les prénoms.

J'émets un rire de souris asthmatique. J'ignore si ces bestioles peuvent être atteintes d'une telle pathologie - en admettant seulement qu'elles rigolent -, mais c'est l'impression que j'ai en m'entendant.

— Aucun souci ! (J'examine les deux assiettes pour déterminer ce que je m'apprête à servir.) Le... poisson ?

Le commandant me fait signe.

— Pour moi !

Afin d'éviter une intoxication alimentaire des deux pilotes, chacun mange un plat différent. Je me courbe alors pour déposer le plateau sur sa tablette dépliée, déjà drapée d'une nappe blanche.

Puis je me tourne vers l'autre. J'étire le bras, quand une brève secousse manque de m'entrainer au sol. Perdant l'équilibre, je vacille et me crispe soudain lorsqu'Armand rattrape le plateau, effleurant le dos de ma main au passage. Aussitôt, je la retire, et recule en retrait des commandes.

J'ai pas rêvé, là ? À choisir, il a préféré sauver le plateau de bouffe plutôt que moi...

Ok, reçu cinq sur cinq !

— Merci, marmonne-t-il sans me regarder.

Il a déjà commencé à rompre son pain de ses longs doigts.

Moi, je me tiens debout derrière eux - telle une bécasse - et ne sais plus très bien quoi dire. J'ai peur de paraître impolie et insociable si je sors déjà du cockpit. Alors, je m'oblige à demander :

— On est où ?

Ne répondez pas « dans l'avion », s'il vous plait...

— Au milieu de l'Atlantique, annonce le commandant. Je t'aurais bien dit d'admirer la vue, mais il fait nuit... On se fie uniquement aux instruments, ajoute-t-il en désignant l'écran radar face à lui.

— Une autre fois alors, blagué-je pour meubler.

— Peut-être au retour, si Myriam en a marre de voir nos bobines !

La bobine d'Armand, sans doute. D'ailleurs, ça me fait penser...

— Au fait, est-ce que vous voulez la PPV ?

Le commandant pince subrepticement les lèvres, retenant un rire. Armand, lui, se met à tousser très fort. Il s'étouffe sur son morceau pain. Qu'ai-je dit de si drôle ? En se tapotant la poitrine, il avale une gorgée d'eau, puis se tourne vers moi les yeux humides. Je ne sais si ça vient du fait qu'il a avalé de travers ou si c'est parce qu'il rit aux larmes.

— Tu sais ce que c'est au moins ?

Ne sachant quoi répondre, je me gratte l'oreille. J'ai l'impression d'avoir commis une bourde, ou tout au moins qu'il y a un malentendu qui ne demande qu'à être dissipé. J'ai peut-être mal compris Myriam...

Armand m'étudie un instant, l'air goguenard ; sa langue caresse insolemment sa lèvre inférieure.

Puis n'y tenant plus, il lâche hilare :

— La petite pipe en vol !

J'entrouvre la bouche, dans une inspiration horrifiée ; réaction qui les fait exploser de rire. Qu'est-ce que... ? Oh ! Je vois... Une nouvelle fois, l'équipage m'a eue en beauté : Thierry et Myriam sont de mèche, c'est sûr ! Les enfoirés ! Je suis littéralement mortifiée.

— Bon, ben si tu proposes, ajoute Armand en faisant mine de dézipper sa braguette.

Du moins, c'est ce que je crois au départ... Mais non, il n'a pas fait semblant. Sous le bleu marine de son pantalon, j'entrevois le tissu blanc d'un boxer - ou d'un slip, qu'est ce qu'en sais ?! - qui me fait rougir de honte jusqu'aux oreilles.

Quel espèce de sale...

— Va te faire foutre !

Ça m'a échappé. Oups...

Les yeux du CDB s'écarquillent aussi ronds que ceux d'un hibou grand-duc - il en a déjà les sourcils. Il se mord le bec pour garder son sérieux. En voilà un qui ne s'attendait pas à une telle réplique. Pour ma défense, je suis rarement grossière, mais cette fois, la plaisanterie est allée trop loin.

Cela dit, ma rebuffade est loin de produire l'effet escompté ; Armand ne s'est pas départi de son sourire. Au contraire, son regard brille maintenant d'intérêt et de curiosité.

Ne lui laissant pas le temps d'en rajouter une couche - ou de sortir son matériel - je fais volteface et tourne la poignée.

— Vous n'avez qu'à faire ça entre vous, balancé-je en quittant le poste, furieuse.

***

Ça chauffe par ici, vous ne trouvez pas ? xD

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