Hakuna Matata (1/2)

The Night We Met - Lord Huron

Depuis que j'ai pris place dans le minibus, mon regard reste fixé sur le papier à en-tête que je serre sur mes genoux. Je l'ai déjà lu de trop nombreuses fois, je le sais. Pourtant, je ne crois toujours pas à ce qui est marqué. Raison pour laquelle je m'inflige une énième relecture ; synonyme de nouvelle montée de larmes que je m'évertue à réprimer.

«  Fait en double exemplaire, et remis en mains propres au salarié pour l'exemplaire papier.

À l'attention de M. de Carrère, Chef du Personnel Navigant Commercial,

Lors de ma rotation vers JNB (vol AL367), j'ai eu l'occasion d'évaluer Mlle Laurine Vasseur (matricule M932612) conformément aux dispositions prévues par l'entreprise à l'issue d'une période d'essai.

En sont ressortis de graves manquements professionnels que je me permets de vous notifier ci-après, et dont les suites à donner devront être étudiées par vos soins.

Le premier a eu lieu dès sa prise de service. En effet, le pointage de Mlle Vasseur s'est fait en retard. Il est pourtant rappelé aux PNC durant leur formation initiale l'importance d'arriver à l'heure afin de garantir la robustesse de nos opérations ; ce type de comportement étant de nature à contrevenir aux objectifs de ponctualité de la Compagnie.

Par un concours de circonstances inexpliqué, et pour le moins inhabituel (dysfonctionnement des services opérationnels ?), il a été néanmoins permis à Mlle Vasseur de se maintenir sur le vol, et j'ai pu poursuivre mes observations.

Les règles du port de l'uniforme, telles qu'édictées par Air Liberté, n'ont pas été respectées spontanément par Mlle Vasseur (chignon non réglementaire). Il aura fallu plusieurs demandes appuyées de ma part pour qu'elle s'y conforme, en changeant finalement de coiffure.

En outre, Mlle Vasseur a également enfreint les règles de maintien en cabine, en se gardant d'employer le vouvoiement de rigueur entre PNC devant les clients. Lorsque je lui ai fait part de mes remarques, elle m'a répondu que cet usage était, je cite : « ridicule ».

Ces quelques entorses demeurent toutefois mineures au regard de la suite.

Non contente d'afficher cette attitude désinvolte, Mlle Vasseur, au cours du service, s'en est prise physiquement à l'un des clients de la cabine Affaires. Une gifle, dont j'ai été témoin, lui a été assénée puis des propos offensants ont été proférés. M. X, dont les détails vous seront transmis de manière confidentielle, m'a fait part de son intention d'émettre une réclamation au vu de l'incident.

Suite à un dernier échange houleux avec Mlle Vasseur, il n'a pas été possible de nous accorder pour qu'elle présente ses excuses à M. X. En conséquence, je tenais à porter ces faits à votre connaissance.

Je laisse désormais à votre jugement les actions à entreprendre concernant ces mêmes faits, étant certain de votre diligence pour les traiter.

Veuillez agréer, M. de Carrère, l'assurance de mes meilleurs sentiments.

Éric Planfin, Instructeur PNC. »

Mon sort est scellé. C'est la certitude qui s'imprime dans mon esprit à la lueur de ces mots. Je suis condamnée, sans autre forme de procès qu'une lettre de cachet. Mes yeux abandonnent la missive et se reportent sur la végétation extérieure qui défile.

Je ne m'étais pas attendue à ce que l'Afrique du Sud soit si verdoyante. Des palmiers et d'autres essences dont j'ignore le nom parsèment la route sinueuse et enténébrée qui nous conduit jusqu'à l'hôtel. On n'aperçoit pas d'étoiles, hélas. Le ciel est couvert, comme celui de Paris, mais l'air du soir qui s'infiltre par les fenêtres entrouvertes est autrement plus doux. Il charrie une odeur d'orage, de terre mouillée et de fleurs exotiques. On entend les grillons hurler ; j'en ferais bien autant, mais le son produit ne serait guère mélodieux...

— Tu es bien pensive, souligne cette voix grave que je n'ai pas entendue depuis des heures – ça m'a fait des vacances.

À mes côtés, un grincement de plastique m'apprend qu'il vient de s'asseoir. Pourtant, je choisis de l'ignorer, gardant mon visage résolument tourné vers l'extérieur. Loin de lui et de ses blagues à deux balles.

— Ben, tu dis plus rien. T'as perdu ta langue, suricate ?

— Excuse-moi, là tout de suite je n'ai pas le courage de gérer un autre harceleur.

Hum, un autre ? Naïf de ma part, sans doute, mais je pensais que ce rôle m'était entièrement dévolu. À qui dois-je refaire le portrait ?

La fatigue et la désolation me retiennent de rentrer dans son jeu habituel. Je demeure enferrée dans un silence contrarié.

— Allez, dis-moi ce qu'il s'est passé.

Cette fois, Armand a parlé de manière attentive ; presque concernée. C'est surprenant de sa part, mais je ne me sens pas la force de lui expliquer la situation. Pas sans fondre en larmes ; humiliation dont je me passerais bien alors qu'Éric est à deux rangs de là et que tout l'équipage nous entoure.

Je garde secrètement mes pleurs pour plus tard, quand je serai seule dans ma chambre, sans témoin pour assister à ce spectacle désolant.

Même s'il ne dit rien, Armand attend toutefois une réponse ; je peux sentir son regard peser sur moi comme si mes épaules étaient lestées d'un sac de briques. Alors, faute de pouvoir formuler une explication, je lui tends la lettre qu'il lit ensuite en silence.

Après quelques instants, il relève la tête.

— J'ignorais que tu avais un si bon crochet du droit. Rappelle-moi de ne jamais te mettre en colère...

Je me retourne vivement vers lui, d'autant plus furieuse lorsque je découvre dans ses yeux l'éclat d'amusement que lui procure ma réaction, ainsi que l'inclinaison rieuse de sa bouche.

— Pour ta gouverne, sache que tu me mets tout le temps en colère !

Lui arrachant le papier des mains, je m'exaspère – et me désespère au moins autant :

— Pourquoi faut-il que tu prennes tout à la légère ?!

— À la légère ? Moi ?

Il s'affuble d'une expression étonnée que j'accueille comme une provocation.

— Oui ! confirmé-je, irritée. Comme si tout n'était qu'un jeu !

— Mais la vie est un jeu, Laurine. Et l'important c'est de gagner.

Armand a parlé comme s'il énonçait une vérité évidente et cela finit de m'énerver pour de bon. Car non, la vie – la mienne – n'est aucun cas un jeu ni un divertissement.

Serrant les poings, je reprends avec une intonation critique  :

— Je sais que tu ne t'intéresses qu'à ta petite personne, mais essaye de te mettre un peu à ma place. Rien que deux secondes ! Est-ce que tu réalises que je vais probablement me faire virer ?!

Il hausse un sourcil, flegmatique.

— Je suis certain que non.

Son visage affiche la sérénité d'un vieux sage, ce qui donnerait matière à rire si ma situation n'était aussi préoccupante.

— Et ce... (Inclinant la tête, il replonge brièvement les yeux dans la lettre que mes doigts crispés chiffonnent.) M. X a sûrement mérité cette correction.

— En effet, accordé-je volontiers. Lui et ses mains baladeuses s'en souviendront. Mais je doute que la compagnie partage cet avis.

Un soupir lui échappe, et son regard se fait intense alors qu'il m'observe.

— Cesse de te ronger les sangs, tu veux. Dans le pire cas de figure, ils te donneront un blâme, prolongeront la période d'essai ou te reprogrammeront un vol d'instruction. Avec quelqu'un de moins con, ajoute-t-il en formant le dernier mot avec ses lèvres sans toutefois le prononcer.

Ses lèvres.

Je secoue la tête.

— Tu es bien sûr de toi.

— Je le suis, en effet, maintient-il avec cette indécrottable arrogance. Et si je suis aussi égoïste que tu tends à le dire, tu devrais me faire confiance. Car si j'imaginais un seul instant que tu allais te faire virer, je serais très ennuyé, tu ne crois pas ? D'être sur le point de perdre mon hôtesse préférée, je veux dire.

Sans prendre le temps de réfléchir à ce qu'il vient de dire, je réfute aussitôt d'une voix tranchante :

— Je ne suis pas ton hôtesse préférée. Tu en as une différente sur chaque vol.

Il hausse les épaules.

— Si ça te fait plaisir de le croire, ou que ça te rassure...

Déconcertée par ce qu'il suggère, je m'enquiers avec des yeux ronds :

— Pourquoi donc cela me rassurerait-il ?

— Peut-être parce que ça te fait peur, va savoir...

Peur ?

— Oh ! et j'aurais peur de quoi au juste ?

— À toi de me le dire, suricate.

— Ne m'appelle pas « suricate », répliqué-je en le fusillant du regard.

As you wish.

Je serre les dents au point de les sentir grincer.

— Bref. Je parie qu'à l'exception de cette évaluation, ton dossier est excellent, je me trompe ?

— Excellent... je ne sais pas. (Je fronce les sourcils, pinçant les lèvres.) Mais je n'ai eu aucune absence. Et j'ai bien reçu quelques lettres de félicitations de CC et CCP ces derniers mois, c'est vrai...

— Tu vois !

Loin de me laisser convaincre par ses piètres arguties, j'opine poliment du chef, feignant d'y croire afin de clore la discussion. À ce stade, il n'y a rien que nous ne puissions faire. À moins d'éliminer Éric. Mais à mon grand regret, je ne connais aucun tueur à gages, et de toute façon, l'e-mail a déjà été envoyé au chef PNC, alors...

J'appuie mon front contre la fenêtre et ferme les yeux, façon de lui faire comprendre que je n'ai plus envie de parler. Que j'ai besoin de repos.

Il n'en est rien en vérité.

Certes, mon corps le réclame ardemment, mais mon cerveau obstiné refuse de se mettre en pause. Il ressasse cette histoire. Repasse les images en boucle. Les sensations...

Celle de cette main qui se saisit de moi comme d'un vulgaire objet. D'une propriété. D'un dû.

Et quand j'arrive enfin dans ma chambre, je me trouve à l'étroit. En train de tourner comme un lion en cage. Enroulée dans le peignoir de l'hôtel, je fais les cent pas. La douche brulante que je me suis accordée ne m'a pas apaisée ni même donné la sensation de propreté recherchée. Les gouttes d'eau ont heurté ma peau comme si elle était constellée de bleus invisibles – l'effet d'une grande fatigue.

Cédant à la pulsion malgré l'heure tardive, j'attrape mon téléphone. Parce que contrairement à ce que je croyais, ou voulais croire, j'ai besoin de parler. Seulement, pas à Armand.

À celui que j'aime.

J'ouvre alors l'application « Messages », sélectionne notre dernière conversation datant de quelques heures plus tôt et lance l'appel. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Comment Hugo va-t-il réagir en apprenant la nouvelle ? Saura-t-il trouver les mots, ceux que j'ai besoin d'entendre ?

Ça sonne. Encore et encore, ça sonne...

Ça continue toujours de sonner et... bon sang ! Pourrait-il répondre une seule fois dans sa vie ?!

Il n'a même pas l'excuse du décalage horaire cette fois ; il n'est qu'une heure de plus en Afrique du Sud qu'à Paris...

Lorsque je tombe sur la boite vocale, je raccroche. Ravalant une déception teintée d'amertume, je repose le téléphone et sors sur le balcon ; cet hôtel a la chance d'en être pourvu. C'est rare. Il offre une vue sur le parc arboré où est installé le restaurant de l'hôtel, maintenant transformé en bar à cocktails. La rumeur des conversations ponctuées de rires enivrés remonte jusqu'à moi. Je saisis la balustrade à deux mains et me penche en avant, fermant les yeux et humant l'air nocturne à pleins poumons.

Mais je n'arrive pas à me sortir ça de la tête...

Je suis foutue.

Foutue.

Si l'intention première était de me calmer, je dois l'admettre : c'est loin d'être un franc succès.

Croisant les bras sur le rebord, j'y appuie mon menton et commence à observer les joyeux convives en contrebas – eux s'éclatent, au moins – lorsqu'on toque soudain à la porte. Je me redresse, aux aguets. Le coup porté était si bref, si faible, que j'imagine un instant l'avoir imaginé. Mais le bruit se répète. De façon plus ferme cette fois.

Je me décide à aller voir.

La porte n'est malheureusement pas pourvue de judas. Toutefois, il serait bien inutile, n'est-ce pas ? Car avant même d'ouvrir, je sais qui se tient de l'autre côté...

La seule question qui se pose réellement, c'est : porte-t-il davantage qu'un slip ?

NDA :

Alors, habillé ou non ? Et que peut-il bien lui vouloir à votre avis ? :p

Si vous appréciez votre lecture, laissez un commentaire ou une petite ⭐️ pour me soutenir ! Et moi, je vous donne rendez-vous vendredi prochain !

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