Deadheading (2/2)
You Belong With Me - Taylor Swift
Deadheading : pour un navigant, fait de voyager en tant que passager tout en étant considéré en service et payé par la compagnie.
La définition n'est donc pas aussi effrayante que le nom le laissait penser.
Tandis que l'équipage en fonction arme les portes, je sors des toilettes et retourne à mon siège avec mon nécessaire de rechange sous le bras.
Pour les phases d'embarquement et de débarquement, nous devons porter l'uniforme afin de pouvoir emprunter les circuits destinés aux équipages. Pendant le vol, cependant, il nous faut retirer les éléments reconnaissables (ailes épinglées sur la veste, badges, cravate ou foulard) afin de ne pas induire les passagers en erreur en cas d'urgence. Ou bien nous changer complètement. C'est le choix que j'ai fait : enfiler un gros sweat confortable par-dessus un legging.
Je m'assois au milieu d'une rangée de trois sièges, tout à l'arrière.
J'y suis seule : les pilotes, les cadres (Éric, donc) et les agents de maitrise (CC et CCP) sont systématiquement surclassés en Affaires. Quant à nous autres pouilleux, c'est quand il reste de la place. Étant celle avec le moins d'ancienneté, c'était cuit d'avance.
Toutefois, je m'accommode fort bien de la situation. Ça m'évite d'avoir l'instructeur dans mon champ de vision. Et comme la classe Éco est loin d'être remplie aujourd'hui, j'ai la rangée pour moi seule.
Que demander de plus ?
Alors que les consignes de sécurité s'affichent sur les écrans, je n'y prête pas attention, je les connais par cœur à présent. Je pourrais les réciter de mémoire. La petite musique en fond sonore aussi est devenue une rengaine familière. Souvent, je l'entends encore quand je me couche à l'hôtel, ou chez moi après un vol.
Par le hublot, j'observe distraitement les avions de la South African Airways qui occupent une grande partie du Terminal, lorsque je ressens une présence à mes côtés. Un parfum.
Du santal.
Je pivote alors sur moi-même, me retrouvant nez à nez avec l'importun gouailleur qui me sert de collègue (et guide touristique). Si bien que j'ai un mouvement de recul ; lui ne bouge pas en revanche. Au contraire, il me contemple avec amusement.
— T'es pas censé être à l'avant, toi ?
Je note que lui aussi préfère voyager en civil : il a passé un sweat à capuche et un jogging gris molletonné.
— J'ai laissé ma place à une hôtesse. Je suis galant.
Je le fixe avec suffisamment d'éloquence pour qu'il concède :
— OK, j'avoue. Je préfère être ici. Qu'est-ce que tu veux, suricate, tu me manquais trop...
Sur ce, il boucle sa ceinture, manière de dire : « j'y suis, j'y reste ». Au coin des lèvres, il a ce sourire d'emmerdeur dont il ne se départit jamais vraiment.
— Je comptais m'allonger pendant le vol. Alors si tu pouvais... aller ailleurs....
— Tu peux toujours dormir sur mes genoux.
J'arque un sourcil, en opposant :
— Vu les réactions que je provoque chez toi, je risque de me réveiller sur le toit d'un chapiteau. Avec une grosse douleur à la mâchoire.
Armand arbore une expression outrée qui lui sied très mal.
— Tu n'es qu'une perverse, suricate !
— Moi ? Bien sûr...
Lui adressant une moue sarcastique, je me détourne et commence à pianoter sur l'écran tactile. Je parcours les menus en quête d'un film ou d'une série. Par paresse, je me fie aux affiches plutôt qu'aux résumés.
Après avoir hésité un moment avec un thriller, j'opte finalement pour une comédie. Quelque chose de léger, sans prise de tête. C'est parfait.
En sentant la poussée des réacteurs me plaquer dans mon siège, je lance un coup d'œil par le hublot. La terre s'éloigne de nous en douceur. Ciao, les lions. Déjà, les trains d'atterrissage rentrent dans la carlingue tandis que l'avion continue de s'élever sereinement dans le ciel étoilé. Je branche alors mon casque, l'ajuste sur mes oreilles.
Après une courte vidéo promotionnelle, le générique débute et... s'arrête aussitôt. La pulpe d'un gros doigt vient d'appuyer sur « Pause ».
Arrachant mon casque, je me tourne pour dévisager Armand avec humeur.
— Si tu comptes me faire la causette tout le vol, je fais un malheur. Je te jure, je te massacre !
Il se retient de rire, autant qu'il peut. Il lève les mains en l'air comme s'il était mis en joue. Ses lèvres tressaillent.
— Loin de moi cette intention. Je veux juste qu'on lance en même temps. C'est quand même plus sympa, argue-t-il, comme si je manquais cruellement de savoir-vivre.
Le comble !
Il se met à chercher le film que j'ai choisi – c'est ma veine. Et quand il a trouvé, il presse simultanément nos deux écrans pour qu'ils soient synchronisés. Sur le mien, la barre en bas qui indique le temps restant n'affiche qu'une seconde d'écart avec celui d'Armand. Un décalage que ce dernier juge acceptable, car il se tait enfin et insère ses écouteurs.
Un peu de calme, ça fait du bien, mais je n'ai même pas le temps d'en profiter...
Au premier gag de l'héroïne – elle vient d'être aperçue à califourchon sur le portail électrique par le jardinier –, il tapote mon avant-bras qui repose sur l'accoudoir. Et au second, il vient carrément soulever mon casque pour me souffler une blague de son cru.
Pas de doute, il doit être insupportable au cinéma.
Si seulement j'avais des popcorns à lui fourrer dans la bouche pour qu'il la ferme...
Je relève tête. Ça m'a donné une idée.
Le signal des ceintures est éteint, c'est bon. J'enfonce alors mon index dans le haut de son bras – c'est ferme, tiens. Il fronce les sourcils. C'est moins drôle apparemment quand c'est moi qui le dérange.
— Laisse-moi passer.
— Tu vas où ?
— Ouvrir la porte pour me jeter à l'extérieur.
Il continue de me jauger.
— Chercher des gâteaux au galley.
Son visage s'éclaire, son œil pétille. Un vrai labrador.
— Ah, enfin une bonne idée !
— Oui, alors bouge !
Mais au lieu de se lever, il demeure où il est.
— Ben, vas-y.
OK.
J'en suis arrivée au stade où je n'en ai plus rien à faire. Indifférente, je prends appui sur le siège de devant et lève la jambe droite pour escalader Armand.
Enfin, pas l'escalader. Passer au-dessus.
Pendant un instant que j'essaye de rendre le plus bref possible, il doit avoir la tête dans mes fesses. Pensez-vous qu'il reculerait son siège ? À aucun moment.
Galant... mon cul ouais !
Une fois désincarcérée de là, je file dans le galley au milieu de cabine, histoire de ne pas gêner les PNC qui préparent les repas à l'arrière.
Une sélection de bouteilles de softs est laissée en libre-service, à côté d'une corbeille débordant d'encas. Je fouine à l'intérieur à la recherche de quelque chose d'appétissant. Bof, bof. Je suis en pleine réflexion et légèrement dépitée devant les options proposées, lorsque le rideau qui sépare la classe Éco de la classe Affaires remue soudain.
Il ondule, se soulève brusquement et un homme en émerge avec agitation, comme si ce bout de tissu inanimé avait cherché à l'étouffer.
En me voyant, il fait presque un bond.
— Oh, vous m'avez fait peur !
Incrédule, je l'observe avec étonnement. Il est en bras de chemise et son col est entrouvert.
— Si vous cherchez les toilettes, celles de la classe Affaires se situent à l'avant.
Et vu l'état de propreté de celles en Éco, je vous conseille vivement de faire demi-tour...
Évidemment, je ne peux pas lui dire.
— Oh non, je viens juste grignoter.
Je l'étudie avec encore plus d'incompréhension.
— Ben, pour les snacks, c'est pareil. Ceux de la Business, c'est là-bas, expliqué-je avec une pointe d'envie en montrant l'autre côté du rideau.
Il a l'air honteux quand il répond :
— Je sais, mais je préfère ceux-là.
Sans parvenir à me contrôler, j'éclate de rire.
— Pardonnez-moi... (J'ai du mal à contenir mon hilarité.) C'est la première fois que j'entends ça. Vous voulez dire qu'à la place de glaces Häagen Dazs, de chocolats raffinés ou d'assortiments de noix de cajou, vous préférez ce paquet de... bretzels ?
Bretzels tous secs, devrais-je dire.
Il approuve d'un hochement de tête.
— C'est ça. Vous n'allez pas me dénoncer, n'est-ce pas ?
— Ne me tentez pas.
Il s'avance vers la corbeille, prenant un air de conspirateur.
— Passons un marché. Je vous ravitaille en glaces et, en échange, vous fermez les yeux.
— Me soudoyer ? (Je hausse les épaules.) Ça pourrait s'envisager.
L'inconnu me lance un sourire de connivence, et je lui trouve un charme racé. Il a l'élégance d'un pur-sang.
— Vous travaillez pour la compagnie, non ? Je vous ai vu parler à l'équipage pendant l'embarquement, ajoute-t-il face à mon air soupçonneux. Mais n'allez pas imaginer que je vous ai surveillée...
Il grimace et se frappe le front, regrettant son propos.
— Maintenant, vous allez vraiment croire que je vous ai surveillée...
Je ris.
— Je suis hôtesse, oui. Et vous, qu'est-ce que vous faites dans la vie à part subtiliser des snacks bon marché ?
— Et acheter le silence des témoins gênants avec des glaces, vous voulez dire ? Je suis avocat.
— C'est pratique. En cas de procès avec la compagnie, vous pourrez vous défendre tout seul.
— Et notre arrangement alors ?
— Soyez rassuré, je n'ai qu'une parole.
Il fouille la poche arrière de son pantalon en toile puis me tend une carte de visite.
Pierre Larive.
Avocat au barreau de Paris.
Droit des affaires et Droit des contrats.
— On pourrait se revoir à Paris. Si j'ai besoin que quelqu'un témoigne en ma faveur dans cette terrible affaire de vol de snack, par exemple.
Avec un sourire désolé, j'avance le bras pour lui rendre la carte.
— J'ai un petit-ami, navrée...
— C'est fâcheux, admet-il à regret, ses yeux clairs posés sur moi. Enfin... Gardez-la. Vous aurez peut-être besoin de conseils en cas de séparation. Ou de divorce.
Un hoquet de surprise et d'indignation franchit mes lèvres.
— C'est à la fois la chose la plus flatteuse et la plus méchante qu'on m'ait jamais dite !
Il s'esclaffe d'un rire raffiné, quand une voix claque dans mon dos.
— Ah, te voilà !
Armand.
Il a un ton de reproche et ses yeux font des aller-retour entre Pierre et moi.
— Tu as donc trouvé quelque chose à te mettre sous la dent, grince-t-il.
J'adresse un regard d'excuse à l'avocat.
— Je devrais probablement retourner à mon siège...
D'un bref signe du menton, il se range à ma décision, avant d'oser demander en étudiant Armand :
— C'est votre petit ami ?
Horrifiée par cette méprise, je sursaute pratiquement et réponds du tac au tac :
— Non, bien sûr que non !
— Ah, s'étonne-t-il.
Puis il acquiesce.
— Tant mieux.
Si Armand était un chat – et je ne doute pas qu'il l'ait été dans une autre vie – son poil serait tout hérissé et il pousserait de terribles vocalises pour intimider son adversaire.
L'avocat n'en a que faire :
— C'était un plaisir de vous rencontrer, chère...
— Laurine ! complété-je.
Après un dernier duel de regards et quelques paquets de bretzels subtilisés en douce, Pierre franchit à nouveau le rideau, dans l'autre sens cette fois.
Armand et moi retournons nous asseoir sans un mot. Il est bougon, tout à coup.
— Rien ne t'obligeait à répondre aussi vite à sa question. À croire que je suis le dernier laideron que tu voudrais te taper sur une île déserte !
Malgré moi, ça me fait rire. Et lui enrage. Il en profite pour m'arracher des doigts la carte de visite tandis qu'il grignote ses bretzels avec mauvaise humeur.
— Eh ! protesté-je.
— T'as un copain, je te rappelle, se justifie-t-il en lançant un regard noir en direction de la photo miniature imprimée sur la carte. Alors que moi, je suis célibataire...
— Au risque de te faire de la peine, Pierre n'a pas paru particulièrement sensible à tes charmes !
— Foutaises. Tout le monde est sensible à mes charmes.
— OK, narcissicarmand !
Me jetant un regard de travers, il range la carte dans la poche ventrale de son sweat.
Je pourrai toujours la subtiliser quand il dormira...
— Traitresse.
— Pardon ?
— On n'a pas le temps de tourner le dos deux secondes, qu'un type se jette sur toi. Tu attires les mecs comme Bella attire le danger...
Si je ne m'abuse, c'est la deuxième fois qu'il la mentionne. Armand a visiblement un truc avec Twilight. Un crush sur Robert, peut-être.
— Je n'ai pas fait exprès, si tu veux tout savoir.
Je remets mon casque pour couper court, mais je l'entends quand même siffler à côté :
— C'est ça, madame-je-vais-chercher-des-snacks-et-me-fais-draguer-dans-le-galley...
Les heures passent, et après avoir visionné un deuxième puis un troisième film, mes paupières se ferment toutes seules. Sans m'en apercevoir, ma tête glisse de l'appui-tête pour échouer... sur un gros coussin moelleux.
Il est chaud et fleure bon le patchouli.
***
Je me réveille quand le commandant annonce la descente. En ouvrant les yeux, je réalise que suis blottie contre l'épaule d'Armand. Je m'en détache aussi discrètement que possible. S'il s'en aperçoit, il a la gentillesse de m'épargner un commentaire. Un coca à la main, il est en train de surveiller les paramètres de vols – position, altitude, vitesse – sur la carte qui montre notre progression.
Timidement, je m'éclaircis la voix :
— On devrait se changer avant l'atterrissage.
Lâchant l'écran des yeux, Armand me considère du regard. Il a un sourire entendu quand il approuve.
Nous débarquons ainsi aux premières heures du jour. Nous empruntons le chemin habituel. Entre notre équipage en deadheading et celui en fonction sur le vol, la salle des bisous est bondée.
Dans un coin, je remarque Éric en grande conversation avec un homme élégant dont le regard est tourné vers moi. Il ne porte pas d'uniforme, mais un costume ordinaire ainsi qu'un badge rouge – une accréditation aéroportuaire.
Mettant soudain fin à leur aparté, il s'avance dans ma direction, l'instructeur cavalant derrière lui tel un valet.
— Vous devez être Mlle Vasseur.
Il me vouvoie. Manifestement, ça n'est pas un navigant.
Et Armand pose sur moi un regard inquiet.
— C'est exact.
— Alexandre de Carrère, déclare-t-il simplement, et je crois entendre un couperet tomber. Il faudrait que nous parlions. Dans mon bureau.
C'est marrant, mais quand j'observe Armand, il n'a plus l'air si sûr que je ne vais pas me faire virer...
NDA :
Et voilà, comme promis, le chapitre est posté aujourd'hui ! Désolé du retard, en ce moment j'ai pas mal de choses à gérer au travail, et c'est pas évident niveau organisation... ^^'
Laurine et Armand continuent de se rapprocher, mais comme je vous l'avais annoncé la semaine dernière, ça commence à tourner vinaigre pour elle...
Et sinon, ça vous énerve les gens qui parlent pendant les films ? xD (Comme c'est Armand, on lui pardonne ...)
Si vous appréciez votre lecture, laissez un commentaire ou une petite ⭐️ pour me soutenir ! Et moi, je vous donne rendez-vous vendredi prochain !
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