Deadheading (1/2)

22 - Taylor Swift

— Lethabo ! s'exclame Armand pour saluer le Ranger qui s'avance sous le soleil austral.

Un bob kaki le protège des rayons lumineux tandis qu'une arme est accrochée à sa ceinture. Malgré son impressionnante stature et ses traits burinés qui lui donnent un air de gros dur, une expression chaleureuse se dégage de son visage. D'autant plus lorsqu'il nous sourit de ses dents ivoires.

— Armand, mon ami ! répond-il en lui serrant la main.

Une petite voix dans ma tête ricane « même au fond de la brousse sud-africaine, il est connu... »

Comme s'il décryptait mes pensées, Armand glisse à mon intention :

— Je viens dès que je suis de passage à Joburg.

— Aucun besoin de te justifier, rétorqué-je avec la pointe piquante d'un sourire.

L'abréviation qu'il vient d'employer, comme s'il était du coin, ne fait d'ailleurs que le renforcer.

Lethabo reprend alors de sa voix grave, en nous faisant signe de le suivre :

— Ça fait plaisir de te revoir. Accompagné, pour une fois, ajoute-t-il en se tournant vers moi pour me détailler.

Pour une fois ?

Alors qu'un petit rire que je devine gêné échappe à Armand, je peine à soutenir le regard de Léthabo. Je ne sais plus où me mettre. S'il y avait un trou de souris à proximité, je m'y faufilerais volontiers pour ne plus jamais en ressortir.

Moi qui imaginais qu'Armand embarquait quelqu'un de différent à chaque périple, j'en ai pour mes frais. Je baisse les yeux sur mes sandales. Quoi que ça puisse signifier – rien, très probablement – je préfère tenir cette information à distance pour l'instant. D'abord, parce qu'elle me décontenance, au point que je rougis et n'ose plus regarder aucun des deux hommes. Et aussi... parce que... parce que...

Punaise, Armand avait raison... Ça m'effraie !

Il m'est inconfortable de le reconnaitre, mais il a vu juste hier soir.

Sous le préau qui abrite l'entrée du parc, Lethabo scanne pour nous les billets. Nous poussons le tourniquet et faisons face à une étendue rase, à perte de vue. Une savane. On aperçoit divers enclos, de grandes tailles, et d'autres bâtiments, dont un restaurant et une buvette indiqués par des pancartes.

— Donc, c'est un zoo ? demandé-je.

La voix caverneuse de Lethabo gronde aussitôt :

— Absolument pas.

Je me sens minuscule, tout à coup. J'ai l'impression d'avoir perdu cinq bons centimètres.

— C'est une réserve naturelle, rectifie Armand. Pour l'étude et la préservation de la vie sauvage. Ça permet la reproduction de certaines espèces menacées et leur réintroduction dans la nature.

Notre guide acquiesce.

— Tu en parles mieux que moi. On devrait t'engager ! (Il jette un œil à un petit groupe de touristes agglutinés près de tables de piquenique. De la tête aux pieds, ils sont barbouillés de crème solaire mal étalée.)  D'ailleurs, je dois vous laisser, j'ai une visite programmée. Mais Armand fera un excellent guide, tient-il à me rassurer.

Ce dernier promet alors de revenir bientôt pour partager une bière avec lui et un certain Themba, puis Léthabo prend congé :

— Amusez-vous les jeunes !

Sous l'abri, nous sommes seuls. Les touristes s'éloignent déjà sur un chemin de terre.

— Allez suis moi, dit Armand en prenant la direction opposée.

Je m'exécute et on s'enfonce sur le sentier balisé. Des barrières à hauteur de la taille nous cernent part et d'autres, si bien qu'on ne peut pas se perdre. En plus, Armand semble connaître l'endroit comme le fond de sa poche. Il marche avec assurance, suivant un itinéraire précis dont j'ignore tout, et cela me plait.

— Donc tu viens souvent...

Mon ton est involontairement dubitatif.

— Ça te surprend ?

— Non, enfin...

Je hausse les épaules tandis qu'il me devance dans le passage qui se rétrécit.

— Un peu, avoué-je. J'en déduis que « animal lover » c'est pas juste pour la drague.

— Attends une seconde. Qu'on soit bien d'accord, tu viens de citer ma bio Instagram, là ?

— Faut dire qu'elle est mémorable...

— Hmmm... ça ne sonne pas comme un compliment, constate-t-il avec sérieux. Ben, sache que non, j'aime vraiment les animaux. Et si tu veux mon avis, ceux dont ce n'est pas le cas n'aiment pas davantage les humains !

Un peu exagéré à mon sens. N'empêche, mon esprit effectue lui-même un rapprochement avec Hugo.

Ces derniers mois, j'ai bataillé pour qu'on adopte un chien ou un chat, lui présentant plus ou moins subtilement l'affaire, mais il a refusé tout net. Pour sa défense, il souffre d'une grosse allergie aux poils d'animaux. Ça lui fait pleurer les yeux et gonfler les nasaux. Alors on ne peut pas dire qu'ils ne les aiment pas. C'est plutôt eux qui ne l'aiment pas.

Plusieurs fois j'ai soumis l'idée qu'il se désensibilise chez un allergologue. Sans succès pour le moment. Un effort trop important selon lui.

De toute manière, au-delà de ce problème médical, il faut aussi se rendre à l'évidence : notre appartement est trop exigu pour accueillir sereinement un compagnon à quatre pattes. Cela devra attendre que nous déménagions.

Armand lève soudain le bras gauche, indiquant l'intérieur de l'enclos.

— Tiens, un de tes congénères !

Son index pointe une pierre plate sur laquelle se dresse fièrement un petit animal couleur sable. Ses deux pattes avant sont repliées contre son abdomen. En nous voyant, il pousse un cri suraigu qui ressemble à un sifflement.

Un suricate.

Les mains sur mes hanches, j'ironise :

— Tu sais que t'es drôle quand tu veux !

— On me le dit souvent.

— On te ment.

— Ben voyons.

Importunée par notre irruption sur leur territoire, c'est toute la famille qui va se mettre à couvert. Des petites boules que je n'avais pas remarquées et dont le pelage se confond avec la terre alentour, courent jusqu'au terrier, puis disparaissent à l'intérieur.

Nous passons donc notre chemin, ne cherchant pas à les effrayer davantage.

Plus loin, le sentier nous conduit jusqu'à une cabane surélevée de plusieurs mètres, accessible par un escalier. Et je comprends bientôt pourquoi l'édifice est ainsi perché. De là, nous avons une vue panoramique sur le parc, et c'est la hauteur idéale pour faire la connaissance de ces sympathiques girafes qui se laissent volontiers observer de près. En contrebas, les zèbres, eux, paraissent plus farouches.

Je soupire en admirant la plaine qui s'étend jusqu'à l'horizon.

Lorsque je me préparais ce matin, je n'étais pas sûre de ma décision en accompagnant Armand, mais c'était indéniablement la bonne. Je m'amuse comme une folle au milieu des animaux. C'est régressif. Je retombe en enfance. Ça me rappelle quand papa et maman nous amenaient, Mathilde et moi, au zoo de Vincennes. Nous passions des heures à observer les lions. J'adorais ça – même si en grandissant, j'ai changé de regard sur les parcs animaliers.

La matinée file sans que je m'en aperçoive. Il est déjà plus de treize heures quand nous faisons une pause à la buvette pour avaler un sandwich et nous désaltérer.

Si tant est qu'on puisse considérer l'alcool comme désaltérant...

— Tu ne peux décemment pas quitter l'Afrique du Sud sans avoir goûté son vin, décrète Armand en revenant à table avec deux verres de blanc dans les mains.

Je note qu'il a quand même acheté des bouteilles d'eau fraiches, en homme prévoyant qu'il est. Et comme il l'annonçait, le vin est exquis : fruité, sans être écœurant.

Notre repas englouti, nous partons explorer une nouvelle zone du parc, plus excentrée des installations. À découvert. Le soleil tape fort – le vin aussi – j'en ai la tête qui tourne. Je n'ai émis aucune plainte à ce sujet, je viens juste de m'essuyer le front, mais il n'en faut pas plus pour qu'Armand me tende sa casquette.

— Merci.

Elle est un peu large – sûrement à cause de sa grosse tête – mais j'arrive quand même à l'ajuster correctement.

— Tu vois que c'est pas que pour les chauves ! blagué-je.

Ici encore, des clôtures sont érigées. Elles sont cependant plus hautes que dans le reste du parc et le grillage paraît plus épais. Je les imagine destinées à protéger les visiteurs du danger, mais de quoi précisément ? Hyènes ? Rhinocéros ?

J'ai ma réponse en découvrant l'écriteau planté dans la terre :

« Zone réservée aux lions. N'essayez pas de les nourrir. Ne passez pas vos mains à travers le grillage. »

Deux consignes à la signification rigoureusement identique, de mon point de vue. Et qui paraissent relever du bon sens. Personnellement, je n'avais pas l'intention d'offrir ma main aux fauves en guise de hors-d'œuvre.

Quoiqu'il n'y a pas grand risque : les lions sont loin. Paresseux. On les voit roupiller à l'ombre d'un acacia comme le faisait Caramel sous le ficus du balcon, en été. Armand me tend des jumelles pour les observer, puis il me fait signe de le suivre vers un enclos de taille modeste.

Je crois m'entendre pousser un cri d'émerveillement en découvrant ce qui s'y trouve. D'adorables peluches vivantes. Trois lionceaux – de la taille d'un petit chien – qui jouent à la bagarre, sautant les uns sur les autres de manière pataude.

— Leur mère a été tuée par des braconniers, m'explique Armand. Le parc les a recueillis pour éviter qu'ils ne meurent de faim. Ça arrive souvent, malheureusement.

— Les pauvres... soufflé-je en collant mon nez au grillage pour les observer.

— On s'occupe bien d'eux ici. Et plus grands, ils seront regroupés avec les autres.

Du coin de l'œil, je le vois se diriger vers la porte de l'enclos.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Tu ne veux pas les voir de plus près ? s'amuse-t-il.

— On peut ?

L'un des soigneurs en poste à côté s'avance alors et nous demande en anglais :

— Vous voulez entrer ?

— On aimerait bien oui, confirme Armand.

— Dans ce cas, vous aurez besoin de ça !

Il s'en va quelques secondes dans le local attenant – on entend des bruits d'ustensiles, de pots que l'on secoue – et revient avec deux biberons remplis de lait.

Nom de dieu, je vais m'effondrer de joie ! Enfin je pourrais. En tout cas, une chose est sûre, j'ai des étoiles dans les yeux ! Armand me dévisage.

— Tu vas pleurer ?

— Quoi ?! Non.

Il hausse les sourcils d'un air moqueur.

— Ah, parce qu'on dirait !

Je profite que le soigneur confie à Armand les biberons pour m'essuyer discrètement les yeux. Il nous ouvre ensuite l'enclos où nous pénétrons à pas lent. Les lionceaux continuent de jouer pendant quelques secondes avant de noter la présence d'intrus. Effrayés, ils reculent alors dans le fond, en feulant. En tentant, plutôt. Leurs vocalises ressemblent davantage à des miaulements de chatons furieux.

Armand s'agenouille. Je l'imite, en évitant les gestes brusques. Nous restons là, côte à côte, en silence, sans bouger pendant plusieurs minutes. En diagonale, il m'adresse un sourire auquel je ne parviens pas à résister – je lui retourne au centuple. Nous partageons un moment unique. Suspendu.

L'un des lionceaux, plus téméraire que ses frères et sœurs, s'avance prudemment vers nous. Il tend le cou pour nous renifler.

— Ne bougez pas, m'ordonne le soigneur depuis l'extérieur. Il va venir de lui-même.

Retenant mon souffle, j'attends.

Le petit félin finit par se présenter devant mes genoux, me lançant un regard curieux.

— Allez-y, donnez-lui le biberon, continue de nous instruire l'employé.

Armand me le passe et je le présente timidement devant la gueule de l'animal qui hésite. Je décèle dans son regard une forme d'envie, tempérée par son instinct sauvage et la crainte que je lui inspire. Sa gourmandise prend cependant le dessus. Le bout de son museau vient effleurer la tétine, dont bien vite il s'empare entièrement.

— Maintenant vous pouvez le caresser.

— Vraiment, je peux ?

— Juste le dos. Gentiment.

Il n'a pas besoin de le répéter. Ma paume vient effleurer le poil du jeune lion. Ou de la jeune lionne, je ne sais pas. C'est rêche, plein de poussière – je m'attendais à plus doux – mais c'est grisant.

Les yeux du lionceau m'observent avec amour. Enfin, c'est mon analyse d'humaine biberonnée aux Disney depuis la plus tendre enfance. Peut-être ne rêve-t-il que de m'arracher la tête...

Un grognement trognon s'échappe de sa gorge tandis qu'il commence à loucher sur son biberon.

— Mes partenaires ont presque le même regard... commente Armand en le regardant téter.

Pourquoi faut-il qu'il ait ce don de gâcher les moments exceptionnels ?!

Même si j'ai un peu envie de rire, je me retiens, lui adressant plutôt un regard accusateur.

— Si tu me dis qu'ils ronronnent, j'appelle la S.P.A...

— Non, pas de ronron. (Il se mord la lèvre.) En revanche, ah ça oui ils gémi-

La sonnerie de son téléphone vient interrompre ce chapelet d'obscénités. Il le sort de sa poche et décroche.

— Allo ?

Il demeure silencieux, perdant son sourire à mesure que parle son interlocuteur.

— D'accord, je comprends. Oui, oui. On fait comme ça, entendu. À tout à l'heure.

Fronçant les sourcils, je l'interroge du regard.

— C'était la CDB. L'avion que nous devions prendre pour repartir demain a un problème technique... Les ops ont décidé d'annuler le vol.

— Les mécanos n'avaient pas le temps de le résoudre d'ici là ?

Le petit morfal à mes pieds se met à grogner, mécontent de voir mon attention absorbée ailleurs. Je redresse le biberon pour faire couler correctement le lait puis me retourne à nouveau vers Armand, attendant sa réponse. Il grimace.

— Je crains que non, il leur manquait une pièce pour les réparations. Du coup, on prend le vol de ce soir. On rentre en deadheading.

Deadheading ?

"Dead" et "head" ? Littéralement : « mort » et « tête ». Tête morte ? J'ignore ce que ça veut dire, mais je ne vois pas comment ses deux mots pourraient faire bon ménage dans la même expression... Encore moins dans l'aviation.

Apparemment amusé par la confusion que laisse entrevoir mon visage, Armand dévoile une rangée supérieure de dents blanches.

— Tu verras bien.

NDA :

Beaucoup de Taylor Swift dans la playlist ces derniers temps... Vous aimez ? Je trouve que ces morceaux collent bien aux passages légers et romantiques... 🙃

Malheureusement, l'escale aura été plus courte que prévue pour Cendrillon. Le retour à la réalité s'annonce difficile après cette parenthèse d'insouciance... 🥲😅

Si vous appréciez votre lecture, laissez un commentaire ou une petite ⭐️ pour me soutenir ! Et moi, je vous donne rendez-vous vendredi prochain !

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