Saucisson ne meurt jamais

Alors qu'on marchait sans trop savoir où on allait, elle me demanda :

« Est-ce que tu dois rentrer à ton hôtel bientôt ? »

Cela me fit réaliser que j'avais un peu oublié mes parents. Je regardai mon téléphone pour voir si j'avais reçu des nouvelles de leur part. Treize messages. Tous de ma mère. Des photos de couronnes, de bagues et de bijoux royaux sous toutes les coutures. Et une batterie de questions à la fin : "Cc ça va mon chou ? Tu te reposes bien ? Tu dors toujours ? Nous, on s'amuse trop bien !!!! On va voir un spectacle et peut-être faire une balade sur la Tamise. Ça ne te dérange pas si on rentre un peu plus tard que prévu ?"

Je lui envoyai : « ça va je vais prendre un peu l'air pas de soucis »

Je reçus une réponse presque instantanément : « ok soit prudent mon chou ! » Suivi d'une brochette de smiley bisous.

« J'ai tout mon temps ! affirmai-je à Kessy. »

Avec le recul, peut-être aurais-je dû écouter le conseil de ma mère.

***

Kessy voulut aller dans un bar qui avait soi-disant « la meilleure vue de Londres ». Je n'avais plus spécialement soif après toutes ces Ginger Beer, bien au contraire, mais s'il y avait une jolie vue, pourquoi pas ? Et puis, il y aurait sûrement des toilettes. Voilà ce que je m'étais dit.

On prit le métro jusqu'à un quartier d'affaires. Il n'y avait pas vraiment de bar de visible. En tout cas, aucun avec une vue plus intéressante que le ballet des working people en costard-cravate. Quand je lui en fis la remarque, elle me présenta d'un grand geste théâtral le plus grand et le plus pointu de tous les immeubles. On aurait dit une grosse épine.

« Tadaaaam ! This is The Shard !

- Il y a un bar là-dedans ?

- Plusieurs bars.

- Et on a le droit d'y entrer ?

- Of course ! Comment tu crois ils gagnent de l'argent ? »

J'avoue, ça se tenait.

***

Tout dans ce bâtiment transpirait le luxe et le protocole. Portiers à l'entrée, portiques de sécurités, guides qui vous accompagnaient jusqu'à l'ascenseur. Est-ce qu'on vous essuyait les fesses aussi, en sortant des toilettes ?

Le bar en question, l'Aqua Shard au trente-et-unième étage, témoignait encore davantage du raffinement britannique avec ses lustres dorés, ses banquettes en cuir ou tissus mordorés et ses serveurs qui se tenaient droits comme des piquets. Quand on arriva, l'un d'eux nous détailla de la tête aux pieds. Il tiqua légèrement sur les déchirures du jean de Kessy et sur son t-shirt décoré de taches de peinture à l'eau, mais nous autorisa finalement à le suivre. Je me félicitai d'avoir opté ce matin pour un pantalon en toile plutôt qu'un short. Mais le serveur me témoigna également son mépris d'un regard noir quand je manquai de tomber en descendant les escaliers qui nous menaient à la salle. Il faut dire qu'avec la vue qui nous était offerte par les immenses baies vitrées, je regardais partout sauf là où je mettais mes pieds. Malheureusement, l'homme nous installa à une table assez éloignée des vitres. J'étais un peu déçu, mais la vue restait impressionnante.

Je laissai encore une fois Kessy choisir les consommations pour nous deux, un thé glacé de Long Island, à ce que je compris. Elle avait l'air de s'y connaitre et semblait à son aise.

« Faut pas avoir le vertige pour travailler ici, fis-je remarquer, histoire de faire la conversation.

- Je pense c'est tout le contraire.

- Comment ça ?

- Si tu as peur de quelque chose dans la vie, tu as deux solutions. Tu peux escape or fight. Je pense fight est le mieux. Ça te fait sentir vivant. Vivant là, fit-elle en se tapotant le haut de son torse. De quoi tu as le plus peur, toi ?

J'étais incapable de citer une seule chose qui m'effrayait plus que les autres.

« Je sais pas, un peu tout je crois. C'est assez gênant au quotidien. Parfois, je me sens un peu bloqué pour faire des choses toutes simples... Par exemple, là, tout de suite, je n'ose pas me lever pour m'approcher de la fenêtre et regarder la vue. J'aurais peur de gêner les gens qui sont à côté. Franchement, je me passerai bien de tout ça. Si la peur n'existait pas, le monde serait bien meilleur, d'après moi ! »

Kessy haussa un sourcil et un petit sourire mutin étira ses lèvres. Je sentais qu'elle allait me proposer d'y aller, mais le serveur nous apporta à ce moment-là nos boissons, des mini cakes au crabe et la note dans une petite pochette en papier doré.

Kessy prit son verre et le sirota.

« Moi, je pense la peur est le truc le plus important dans la vie. Look, si les architectes avaient pas peur on tombe, alors ils auraient pas mis des fenêtres solides. No security without fear.

- Mouais...

- Et toi, tu sais que grâce à la peur, tu es l'une des personnes les plus courageuses ?

- On me l'avait pas faite celle-là, encore ! Faudra que je la raconte à mon psy...

- Tu dis tu as peur de faire des basics choses. Mais tu les fais quand même. ça veut dire tu as trouvé le courage de les faire ! Quelqu'un très intelligent a dit "il n'y a pas de courage sans crainte". No courage without fear ! »

Je soupirai en saisissant mon thé. On me l'aurait déjà dit si la peur rendait les gens beaux, riches ou intelligents !

Je bus une gorgée et manquais m'étouffer.

« Qu'est-ce que c'est ce truc ?!! m'écriai-je, la gorge en feu.

- Long Island Iced Tea. Tequila, gin, vodka, rhum, lemon and... Cola ! »

Je la regardai d'un air ahuri.

« J'ai pensé tu avais besoin d'un remontant... fit-elle d'un air faussement apeuré.

- Sérieux, ça arrache, ton truc ! »

Elle éclata de rire, puis me proposa d'aller admirer la vue. Je la suivis un peu à contrecœur, gêné de déranger les gens attablés. Mais une fois devant la vitre, je contemplai la ville, ses toits, ses routes, ses buildings, et en oubliai mes appréhensions.

Quand on retourna à notre table, Kessy me demanda :

« So ! C'était si terrible ?

- Non, ça va... dus-je admettre. Mais c'est parce que tu étais là.

- Ha ha ! Je sais de quoi tu as besoin ! Un truc qui te donne du courage. Moi, par exemple, c'est la confiture. »

Elle sortit de son sac une dizaine de petits pots de confitures semblables à celui qu'elle m'avait donné dans l'avion, les disposa sur la table puis en consulta les étiquettes une par une.

« À chaque fois j'ai besoin de courage, je mange de la confiture. Mes amis m'appellent "chutney" à cause de ça ! m'expliqua-t-elle. Toi aussi tu dois te trouver ton totem courage. Ha ! This one ! ça sera bon avec crabcake. »

Crabcakes et chutney coco-mango. J'avoue, c'était pas mal !

***

Après avoir bu mon verre, j'eus un peu la tête qui tournait. Cela devait se voir car Kessy me dit :

« Tu devrais aller aux toilettes.

- Ah bon ? Mais heu...

- Trust me. »

Je suivis son conseil et entrai dans les toilettes. J'y fus pris de vertige, et ce n'était pas (seulement) à cause de l'alcool. Toutes les toilettes fermées étaient occupées et je dus utiliser l'un des urinoirs. Situés devant une baie vitrée. À cent cinquante mètres au-dessus du sol. J'avais presque l'impression de faire la chose sur la ville de Londres et je restai bloqué un long moment. Je ne parvins à me détendre qu'après avoir fermé les yeux.

En me lavant les mains, je m'observai dans le miroir. Qu'est-ce ce que Kessy avait pu y voir pour me conseiller d'aller aux toilettes ? C'est vrai que je n'avais pas l'air très frais, mais je ne constatai rien d'anormal. Et puis, je n'étais pas si pompette que ça ! Je me passai un peu d'eau sur le visage et m'essuyai avec la serviette de toilette la plus douce que je n'avais jamais touchée. Pas de serviettes en papier au Shard, c'est pour les pauvres !

En sortant des toilettes, je me retrouvai nez à nez avec Kessy. Elle me tendit ma besace.

« Viens, c'est par là la sortie.

- Ah ? Mais heu... Tu as payé pour nous deux ? bredouillai-je, un peu déçu de ne pas profiter plus longtemps de la vue.

- Of course.... NOT ! So come on !

- QUOI ?! Mais...

- Chut ! »

Un peu hébété, je la suivis. On fit quelques détours dans des couloirs, puis la rousse poussa une porte interdite au public.

« Attends, mais où tu vas ? On a pas le droit d'entrer, là !

- Shut up and hurry up ! They're coming.

- Whaaat ? »

Je remarquai alors les bruits de course dans le couloir. Paniqué, je restai figé. Dans quoi cette fille m'avait-elle embarqué ? Tout ça pour deux cocktails au nom trompeur ? Mais Kessy me tira par le coude pour me faire entrer dans ce qui se trouvait être une cage d'escalier. Elle balança sa veste sur les marches du bas et se mit à gravir quatre à quatre celles qui montaient.

« C'est pour faire croire on est passé par en bas !

- Mais tu veux monter jusqu'où, comme ça ?

- Senventy two ! »

J'hallucinais. On se serait cru en plein film d'action, sauf qu'on avait pas eu le budget pour la musique symphonique ni pour les doubleurs entraînés. Parce que, sérieux, gravir les étages au pas de course, ça restait quand même plus facile à la télé ! D'ailleurs, au bout de seulement huit étages, je sentis un début de crise d'asthme et je ralentis le rythme malgré moi. Kessy s'en aperçut et redescendit une volée de marche pour se mettre à mon niveau.

« OK, I have an idea to let you rest*.

- Quoi ? Tu veux... m'abandonner... ici ? haletai-je avec désespoir. Tu peux pas... me faire ça ! Je...

- Non, tu viens avec moi, me coupa-t-elle en fronçant les sourcils.

- Je comprends rien !

- Come on ! »

Elle saisit ma main et me tira à sa suite. Sa peau était douce et chaude et, à son contact, je me sentis un peu mieux. À l'étage du dessus, le quarantième, Kessy nous fit sortir des escaliers et on se retrouva dans un somptueux couloir où toutes les poignées de porte étaient en or. La moquette atténuait nos pas et j'avais l'impression de flotter. Je me dis un instant que j'étais peut-être encore en train de rêver et que, d'un moment à l'autre, une hôtesse de l'air allait venir me réveiller. J'espérai qu'elle fasse ça vite.

Un groupe arrivait en face de nous et je manquai perdre l'équilibre quand Kessy me tira subitement en arrière pour nous faire entrer dans un local technique.

***

Quand vous voyez un grand bâtiment, la première chose à laquelle vous pensez, ce n'est certainement pas la taille de ses placards à balais, mais, inconsciemment, vous les imaginez plus grands que ceux de votre appart. En fait, ce n'est pas du tout le cas ! Enfin, ça dépend de la taille de votre placard. En tout cas, après que Kessy et moi on fut entrés dans celui du Shard, même un leprechaun n'aurait pas pu s'y faufiler. Mais si, vous savez bien, ces petits lutins verts avec des trèfles à quatre feuilles !

Bref, on était là, dans le noir à essayer d'éviter de faire tomber une serpillère ou de trop se coller l'un à l'autre. On resta figé ainsi bien après que les gens soient passés, bien après que le silence se soit fait, bien après que j'aie repris mon souffle. Mais mon cœur, lui, ne cessait de toquer à ma poitrine. Kessy me tenait toujours la main et ses cheveux me chatouillaient le visage. Ça sentait bon la vanille et le détergent pour les sols. À cet instant, je sus que Kessy était mon totem courage.

***

Je ne saurais dire par quel chemin on passa après être sortis du placard. On prit plusieurs ascenseurs, fit plusieurs détours, évita une demi-douzaine d'agents de sécurité tout en croisant un milliard de bibelots clinquants, de tissus luxueux et de lustres rutilants. Mais je ne voyais que la chevelure rousse qui m'entraînait jusqu'au soixante-douzième étage.

Là-haut, c'était l'observatoire à ciel ouvert du Shard. Une sorte de verrière géante avec vue à 360° sur un Londres qui commençait à s'embraser sous les flammes du soleil. Touristes oblige, la sécurité était renforcée et on passa presque littéralement à travers les jambes d'un agent pris au dépourvu.

Autour de nous, ça criait dans des talkies-walkies, ça se bousculait, ça s'offusquait. Nous, on courrait à perdre haleine vers le mur de verre. On était arrivé au terminus et on savait que, d'une minute à l'autre, on allait se faire arrêter. Alors je profitais des dernières secondes. De sa main dans la mienne, de ses yeux plongés dans les miens et de ses lèvres.

Et puis son parfum qui m'enlaçait tandis que sa voix cascadait au creux de mon oreille.

« No love without fear. »

Elle me lâcha et je cessai de respirer. Je l'observai se précipiter vers la paroi de verre, grimper le long les poutres métalliques sans pouvoir esquisser le moindre geste. Je criai son nom et voulu la retenir, mais quelqu'un me fit une clé de bras et me força à me pencher. Avant que mon front ne touche le sol, j'aperçus le paquet que Kessy venait de lancer dans le vide tournoyer sur lui-même au bout d'un mini parachute. Quelqu'un hurla "Bomb !" et ce fut la panique générale.

C'est vrai que ça y ressemblait, mais je n'avais aucun doute sur ce dont il s'agissait en vérité. Mon saucisson s'évadait à la James Bond, et moi, je me préparais à vivre la pire nuit de ma vie.

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*To rest : se reposer en anglais.

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