Le souffle

Une odeur de brûlé envahissait l'habitacle du véhicule, passant dans la gorge de Judith pour mieux en ressortir en une toux irritante. Des petits curieux s'agglutinaient progressivement autour du logement en flammes, d'où s'élevait encore et toujours une fumée aussi noire que les pensées de la journaliste. Les minutes s'écoulaient lentement, lui laissant croire que l'instant allait s'étirer jusqu'à la fin des temps, dans l'obscurité et le feu qui allait faire de chaque personne sur place un rôti géant, mais sûrement succulent pour qui passerait dans la rue après le massacre. Alors le voilà, le bon retour des choses ! Le karma, pour Judith, qui avait fouiné là où il ne fallait pas et suivit les conseils d'un homme expirant pourtant la bizarrerie et la méfiance. Elle s'imaginait déjà en torche vivante, une belle punition pour qui avait condamné la vie d'une famille tranquille, quoique étrange.

Voilà où la coupable en était de ses divagations morbides quand surgit soudainement des décombres une silhouette qui semblait en porter une autre. Marjolaine, rayonnante, avec entre ses biceps le petit garçon aux cheveux blonds, blafard, ses petits bras pendouillant au grès des pas lourd de la femme. Ses joues d'un blanc immaculé étaient tachetées de suie, ses habits noircis et rongés par le feu. Il avait les yeux clos et la bouche mi-ouverte. Judith craignait le pire. Restait-il encore de la vie dans ce jeune garçon ? Pourrait-elle encore mener une existence normale, alors qu'elle était à l'origine de la mort d'un enfant ? Et si c'était le cas, trouverait-elle encore la force de continuer la sienne ? De se pardonner ? Marjolaine coupa le flot de pensées qui s'échappait de la tête de Judith en ouvrant la portière à côté d'elle. Elle plaça le jeune homme dans les bras de cette dernière. Il était froid. Mais pas glacial. Froid malgré le feu. Une contraction macabre empêcha la jeune femme de déglutir, nouant sa gorge comme un nœud de pendu. Elle voulait prononcer des mots, des mots qui se bloquaient comme l'air dont refusaient de se remplir ses poumons. Ses mains se couvrirent de moiteur, de la sueur glaciale envahit son dos, ses bras commencèrent à trembler.

Marjolaine posa sa paume sur l'épaule de la jeune femme, et lui dit d'un ton rassurant :

– Prends soin de lui, il est dans un mauvais état, mais je pense que ça va aller, ces gens-là sont plus résistants qu'ils en ont l'air.

– D'accord... répondit-elle à voix basse.

– Il faut que j'aille aider ton grand-oncle !

Marjolaine éclaira la jeune femme en pleine horreur d'un sourire franc et affectueux, avant de repartir d'aussi belle, son long manteau noir flottant au vent.

C'était la première fois de toute son existence que Judith devait prendre soin d'une personne inconsciente et d'un aussi jeune âge. Une petite partie d'elle-même était rassurée. L'enfant n'avait pas encore rendu l'âme, son torse se soulevait à un rythme lent et faible. Il semblait dormir paisiblement et son visage angélique apaisait son angoisse, grandissante à l'écoute des craquements sonores que produisait le feu contre les briques de la demeure.

Soudain, Marjolaine et Pascal, la mère des enfants sous les bras, sortirent des décombres. Ils avancèrent tant bien que mal sous le poids de leur protégée affaiblie. Très affaiblie. Sale. Vivante, et le cœur de Judith s'allégea considérablement. Ils installèrent la mère sur la place du conducteur, alors qu'elle marmonnait des paroles incompréhensibles.

– C'est bon madame, vous êtes saine et sauve, déclara Pascal.

La mère leva sa main en direction de son visage. Elle était d'une lenteur telle qu'elle semblait peser une tonne. Chacune de ses respirations grasses semblait lui lacérer la gorge. Elle tentait de communiquer avec le vieux sauveur, mais ce dernier ne comprenait rien.

– Gardez vos forces madame, nous allons prendre soin de vous et de votre enfant, tout va bien se passer maintenant.

Votre enfant. Ces mots résonnaient dans la tête de Judith comme une ruche de cloches de cathédrale. Votre enfant. Il en restait un dans les décombres. Votre enfant. Il restait encore la petite fille dans la maison. Votre enfant. Ni Pascal, ni Marjolaine ne semblait être au courant. Votre enfant. C'était ce que la mère voulait probablement dire à Pascal.

Judith tourna la tête d'un coup sec vers la maison qui continuait de tomber en ruine. Le cœur de la jeune femme se resserra au fond de son torse. Toutes ses inquiétudes s'effacèrent en un battement de cils. Un shoot d'adrénaline vint éveiller tous ses sens et elle se sentit pousser des ailes. Elle bondit hors du véhicule et effectua de grandes foulées en direction de la maison en feu. Elle ressentait déjà une vive chaleur lui réchauffer doucement la peau. Ne s'attendant pas à une telle réaction de sa part, Marjolaine et Pascal n'avaient pas eu le temps de la retenir et la jeune femme leur avait filé entre les doigts. Elle était déjà loin, ignorant les multiples alertes que son corps lui indiquait, comme la désagréable sensation de brûlure que lui imposait déjà la proximité des flammes.

Soudainement, un éblouissement vif, suivi d'une explosion et d'un souffle chaud l'expulsa dans les airs. Décrochée du sol comme une vulgaire poupée de chiffon, Judith n'eut d'autre choix que de subir les forces de la nature. Elle essaya de se recroqueviller sur elle-même, mais ayant perdu toute perception de l'espace, elle était dans l'incapacité de contrôler ne serait-ce qu'un seul de ses muscles. Dans un fracas métallique et brut, la jeune femme heurta violemment son dos contre la carrosserie de la voiture. La douleur se propagea à travers son corps à la vitesse de l'éclair. Elle ne sut pas si elle avait crié ou non, le choc ayant extirpé tout l'air emmagasiné dans ses poumons. Elle tomba lourdement au sol, la maison s'écroulant sur elle-même comme dernière vision.

À son réveil, Judith n'entendait rien d'autre qu'un bourdonnement métallique et diffus. Elle avait la joue collée à ce qui ressemblait à une portière de voiture. Ses vêtements embaumaient le vieux bois brûlé ou le lendemain de barbecue. La lumière du jour lui éblouissait les yeux et elle avait beau se frotter les paupières, la jeune femme voyait flou. Elle ne portait plus ses lunettes au bout de son nez.

– C'est ça que tu cherches ? lui demanda une petite voix enrouée.

La jeune femme tâtonna les alentours de ses mains malhabiles. Quand elle ne portait pas ses lunettes, Judith était aveugle comme une taupe qui serait elle-même atteinte de cécité. Soudainement, sa main rentra en contact avec une autre. Plus petite que la sienne et qui tenait sa monture. Elle se revêtit enfin de ses lunettes en remerciant la personne qui les lui avait rendues. Un de ses verres était fendu en deux et les fines branches de métal ne semblaient plus être tout à fait droites. Quand ses yeux purent enfin faire le point, la jeune femme remarqua le jeune garçon blond aux cheveux soyeux à côté d'elle. Ils se trouvaient dans la voiture de Pascal qui roulait à vive allure sur une route désertique. À côté du jeune garçon, sa mère, appuyée contre la porte. Elle dormait paisiblement, tenant fermement la main de son fils. Bien qu'amochée par les flammes et la fatigue, son aura naturelle était toujours aussi sublime.

Et tous les souvenirs de la veille revinrent à l'esprit de Judith comme un cheval au galop. Elle était percutée par de multiples brides de sa mémoire qui s'entremêlaient les unes aux autres, qui foutaient son cœur meurtri par l'angoisse et noirci de remords dans un champ piétiné par des millions d'éléphants blancs et qui nouait sa gorge comme un garrot taché de bien trop de rouges différents.

Elle était morte, la petite fille était morte, et tout ça était sa faute.

– Ah Judith, tu t'es réveillée, comment va ton dos ? l'interrogea Pascal, la zieutant à travers le rétroviseur.

Elle sentit un amer chagrin monter en elle et le poids du monde s'écrouler sur ses épaules, puis dégringoler à travers tout son corps. De grosses larmes inondèrent le bord de ses yeux avant de déborder en torrent sur ses joues.

– Mais qu'est-ce qu'il t'arrive Judith ?! demanda Pascal, soudain paniqué.

– Je suis... Je suis... suis vraiment désolée, bégaya-t-elle, la mâchoire tremblante.

– Désolé de quoi ?

– Tout ça, c'est ma... ma faute ! On... on en serait pas... là, pas là si... je n'avais pas déposé ce... cette foutue plume !

– Attends, Judith, je... continua Pascal en s'arrêtant sur le bas-côté.

– C'est ma faute si elle est morte !

– Qui ça ? Qui est morte ? reprit l'oncle déboussolé.

Judith se retourna vers le petit blond, prit sa main dans les siennes et la serra contre son torse.

– Petit, je suis vraiment... vraiment désolée, si j'avais su... Si j'avais su, je ne l'aurais jamais, jamais, jamais... jamais fait !

– Mais qu'est-ce que vous racontez madame ? demanda le jeune garçon, essayant de retirer sa paume tant bien que mal.

– Et bien, je.. Enfin.. A... A cause... cause de moi... je... j'ai tu.. tué ta... ta petite sœur... souffla-t-elle, la voix entrecoupée de gros sanglots.

– Ma petite sœur ? continua le blond de plus en plus mal à l'aise. Enfin, elle est pas... Elle est pas morte, madame. Donc heu...

– Quoi ?! Vraiment ? s'exclama Judith, en sentant l'espoir reprendre du terrain dans l'assaut de son cœur malmené par la culpabilité.

– Effectivement Judith, elle n'est pas morte, déclara Marjolaine.

– Mais pourtant la maison... elle a... elle a explosé ! Je l'ai vu...

– Non, Judith. Anna, la petite sœur de Lev, est bel et bien en vie.

– Mais... Comment...

– Elle est en vie, mais pas en sécurité, pour être plus précis, ajouta Marjolaine.

– Raphaël l'a prise avec lui, continua Pascal. Il n'a pas pu aller bien loin, la petite Anna s'est bien défendue et l'a blessé.

– Nous sommes en train de suivre sa piste, reprit Marjolaine. Car c'est un double plaisir que de chasser le chasse-peur, récita-t-elle en souriant tristement, une fine cigarette à la bouche.

S'ensuivit un long silence, Judith complètement bouleversée d'émotions et de questions, encore choquée par le ton amer que venait d'employer Marjolaine. Les secondes s'écoulaient, tandis qu'elle réfléchissait par quoi commencer son interrogatoire quand la voix hésitante du blondinet la ramena à lui :

– Euh Madame ? Pardon, mais euh... est-ce que vous... est-ce que vous pourriez lâcher ma main maintenant ?

– Oh ! Ah euh oui bien sûr. Excuse-moi, répondit Judith en desserrant sa prise.

Elle essuya ses larmes, se sentant subitement ridicule et mal à l'aise à côté du garçon dont elle venait de broyer la main. Pascal profita de l'intervention de ce "Lev" pour expliquer à Judith comment s'était terminée la soirée après l'explosion de la maison.

Les secours et les pompiers étaient arrivés peu après l'évanouissement de Judith. Marjolaine et les autres s'étaient éclipsés à ce moment-là, les témoins sur place tellement absorbés par le feu qu'ils n'avaient prêté aucune attention à eux.

Tout le monde avait été sonné par le souffle de l'explosion et Pascal appuya fortement sur le fait que la survie de Judith relevait essentiellement du miracle. Et effectivement, la jeune femme s'en sortait avec quelques égratignures et des lunettes à peine tordues. Comme un réflexe, elle sortit son téléphone de sa poche arrière pour se rendre compte qu'il était complètement irrécupérable. Toute son enquête était réduite en miette, mais curieusement, cela ne la chagrinait point.

– Judith, tu sais qu'il n'est pas trop tard pour que tu apprennes l'art du métier de chasse-peur, lui annonça soudainement Pascal.

Marjolaine, remarquant l'incompréhension évidente de Judith, lui fit un historique détaillé de l'histoire des chasse-peurs, de leurs buts et de leurs devoirs. Elle lui conta à quel point ils étaient aimés et adulés dans les temps anciens, quand les monstres pullulaient et que leur organisation venait à la rescousse des veuves et des orphelins.

– Mais, ce qui n'est plus vraiment le cas maintenant, anonça-t-elle, avec une tristesse certaine.

Chasse-peur, un mot bien étrange pour désigner des personnes qui luttent contre les monstres et pour le bien commun. Judith avait du mal à comprendre le concept.

– Si ces fameux chasse-peurs combattent réellement le mal, alors pourquoi s'en prennent-ils à une famille comme celle-ci ? Je veux dire, les elfes ne sont pas mauvais, si ? demanda-t-elle.

– Non, tu as raison.

Marjolaine était donc contrainte de lui raconter les heures les plus sombres des chasse-peurs et comment un groupe extrémiste avait terni leur image. Rendu fou par un culte sectaire, ce petit groupe d'individus s'était mis à chasser les elfes pour effectuer des expériences avec leur corps, de grès ou de force, car ils pouvaient soi-disant procurer des forces mystiques. C'est ainsi que des chasse-peurs se sont mis à en chasser d'autres, chaque groupe prônant et imposant son idéologie. Marjolaine lui assura que, eux, n'agissaient que pour le bien des elfes, mais Lev émit un petit grognement non convaincu.

– C'est cette triste période qui a fini par salir l'image des chasse-peurs, conclut-elle.

Le doute régnait dans l'esprit de Judith. On venait de lui faire un compte-rendu historique sur un groupe dont elle venait d'apprendre l'existence, et elle était déjà supposée croire en une partie de celui-ci plus qu'en une autre. Or tout ce à quoi elle pouvait penser à présent, était comment sauver la petite fille qu'elle avait peut-être condamné à mort.

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