Le néon

Une fois le panneau indiquant le nom de la ville passé, Judith fut surprise par l'aspect rude des maisons qui l'entouraient. Elle n'avait pas eu moultes occasions de visiter ce coin du pays et elle décida de s'arrêter un instant sur un parking désertique faisant face à l'océan. Le paysage devant ses yeux allait graduellement des herbes folles à des rochers escarpés, puis au sable jaunâtre pour se terminer sur l'océan, qui lui s'étendait vers l'infini jusqu'à se confondre avec le ciel.

— Eh bah... il fait vraiment pas très beau, souffla-t-elle à mi-voix.

Judith profita de cette petite pause pour sortir de sa voiture et prendre l'air. Elle laissa la cacophonie prisonnière de son véhicule s'échapper en ouvrant sa portière. La première chose qui la frappa fut l'iode qui saturait l'atmosphère puis ce parfum particulier que l'on attribuait à la mer. Le grand absent de cette caricature de paysage grisâtre et littoral était le vent, une fois de plus inexistant.

Des habitations de pierres, toutes identiques, toutes aussi froides les unes que les autres jalonnaient la longue route bordant l'océan. Ce dernier demeurait calme, les timides vagues qui venaient s'échouer jusqu'aux pierres paraissaient muettes. La végétation aux alentours semblait être à deux doigt de trépasser et de revenir à la poussière. Dans ce calme glacial, des croassements ponctuels brisaient le silence. Encore ces oiseaux de mauvais augure... Quelques frissons parcoururent le corps de Judith, tandis qu'elle se remémorait la transformation incroyable de la petite fille. Par quelle magie, ou plutôt quelle illusion, sa tête s'était mue en la sienne ?

— Jour zéro de l'enquête, nom de code... euh... "Mon boss m'envoie crever dans une parodie de film d'horreur" Ouais c'est accrocheur, mais je suis pas sûre qu'il appréciera haha... "Frayeur chez la Famille Adams"... Peut-être un peu trop visé et prématuré... Après il y a le classique "Ville fantôme", mais où est l'originalité ? Ou bien... "Vil fantôme" ? Ne l'oublie pas quand tu écouteras cet enregistrement Judith, je voulais dire "vil" sans e, ok ? Si si je t'assure, le jeu de mots rajoute beaucoup, fais-moi confiance Judith. Bref. Jour zéro de l'enquête, nom de code vil fantôme : je ne suis même pas encore arrivée dans la ville que des choses étranges se sont déjà déroulées. Une petite fille, très charmante cela dit, s'est métamorphosée en moi ! On avait la même tête... ce n'était pas croyable...

Après avoir arrêté son enregistrement, elle jeta un discret coup d'oeil par dessus son épaule. Personne n'était là pour l'écouter parler toute seule. Son honneur était sain et sauf. Cependant, elle remarqua quelque chose d'inhabituel. L'absence de musique et pire encore : sa voiture à l'arrêt.

— Merde ma batterie ! Mais quelle conne, c'est pas possible d'être aussi... AAAAAH BORDEL ! cria-t-elle à gorge déployée.

Elle donna un coup de pied au pneu à sa portée, ce qui eut pour effet de tordre son gros orteil. Une douleur vive parcourut tout son corps avant de s'échapper par un cri accompagné d'un nom d'oiseau. Judith sauta dans sa voiture à toute vitesse et tourna furieusement sa clé dans un acte désespéré. Ses multiples tentatives n'aboutirent à rien... Son véhicule resta inerte.

À cet instant, elle eut un gros doute sur le bon sens de ses actes. Et si cela n'était que pure folie ? Que faisait-elle au milieu de rien, à plus de cinq cents kilomètres de son petit lit douillet ?! Toute cette enquête était-elle bien raisonnable ?

Judith prit une grande inspiration, plaqua son visage contre ses paumes puis cria une fois de plus. De l'extérieur, un son ridiculement faible s'échappait de sa voiture.

La nuit commençait à tomber et la jeune femme restait désespérément perdue. Appeler un dépanneur lui coûterait un bras, surtout à cette heure-ci, et ce n'était pas comme si elle avait les moyens de se le permettre.

Elle resta immobile sur son siège pendant de longues minutes à questionner ses actes et ses choix. Il faisait nuit noire et le reflet de la lune flottait fièrement sur le drap obscur de l'océan. Si judith n'avait pas été si infortunée, peut-être aurait-elle trouvé ce paysage magnifique. C'était la toute première fois de sa vie qu'elle voyait autant d'étoiles dans le ciel. Dans un dernier geste lent et sans conviction, elle tourna la clé.

Rien ne se passa.

Soudain, un oiseau noir, d'un noir profond encore plus sombre que celui du ciel nocturne, se posa sur le capot de sa voiture. L'animal avait une taille respectable. Majestueux et imposant à la fois. L'arrivée de cet invité surprise fit sursauter la jeune femme. De ses yeux ébènes et perçants, l'oiseau l'observa avec grande attention avant de déployer ses énormes ailes. Un croassement plus qu'inhabituel s'échappa subitement de son bec, ce qui la fit sursauter une fois de plus.

Et comme si ses tressaillements à répétition ne suffisaient pas, une personne vint frapper à sa fenêtre. Trois petits coups rapides sur la vitre qui finirent de l'achever.

— Vous allez bien m'dame ?! Demanda l'inconnu d'une voix étouffée.

C'était vraisemblablement un homme, d'une allure rustre et accueillante. Il portait à merveille une marinière bleue marine et un petit bonnet retroussé jusqu'au dessus des oreilles. Très intriguée par ce style vestimentaire auquel elle n'était pas accoutumée, Judith resta la bouche entrouverte sans prononcer un mot.

— Vous allez bien ?! Demanda-t-il une fois de plus.

— Oui... Et vous ?

— J'entends pas ! J'vous entends pas là ! Cria-t-il en se montrant les oreilles. Je vous entends pas bien quoi.

La jeune femme ouvrit sa portière, posa un pied au sol et s'extirpa à moitié de sa voiture. En se tournant vers son capot, elle remarqua que l'oiseau n'y était plus. Non elle ne l'avait pas inventé de toute pièce, cet oiseau était bel et bien là... Où était-il passé ?

Elle se secoua la tête comme pour se remettre les idées en places et rétorqua :

— Oui je vais bien et vous ?

— Bah ça va plutôt bien, mais on se demandait avec les gars si tout allez bien pour vous-là... Parce que ça doit bien faire deux heures ou plus que vous êtes là vous savez...

— Ah... Oui... C'est à dire que... Ma voiture n'a plus de batterie...

— Si c'est qu'ça m'dame, on peut vous dépanner avec les gars... Vous savez c'est pas très recommandé de rester seule comme ça là tard le soir... Surtout si vous êtes une dame, m'dame.

— Comment ça ? Rétorqua-elle vivement, enfin je veux dire BIEN ÉVIDEMMENT que je veux de votre aide mais... Comment ça ce n'est pas très recommandé ?

— Bah vous savez avec les bruits qui trottent...

— Qui courent, le coupa-t-elle naturellement.

— Qu'est-ce que vous dites ?

— On dit : "les bruits qui courent" pas "qui trottent"... Enfin bref vous disiez ?

— Bah avec les bruits qui... Courent-là, il se dit que sûrement il y a l'esprit de l'autre clown mort-là qui s'en prendrait aux dames...

— Je... Le clown mort ?

— Oui ! C'était une bien triste nouvelle...

L'article l'ayant mené à ce parking des malheurs parlait effectivement d'un clown... Celui du village. L'article, ou plutôt le minuscule paragraphe, disait seulement que la mort du clown - un clown très réputé apparemment - avait grandement affecté le moral des habitants ainsi que le climat. Depuis sa disparition, plusieurs personnes avaient rapporté que non loin de leur maison et très souvent pendant la nuit : "des objets se déplaçaient de leur propre gré". Ce qui était complètement incorrect en plus d'être insensé, avait pensé Judith, puisque les objets n'en avaient pas en l'occurrence, de gré. Mais les rumeurs s'étaient propagées aussi vite qu'une épidémie gastrique, malgré l'évidente absurdité de l'expression, et en moins de trois jours il avait été convenu que Gwenaël le farfelu, même après sa mort, ne voulait pas quitter sa demeure afin de pouvoir poursuivre ses farces auprès de la population.

Cependant, rien tout au long de l'article ne laissait entrevoir l'ombre d'un esprit fantôme qui s'attaquerait à la gente féminine.

— Ok... souffla Judith, mais pourquoi ne s'en prendrait-il qu'aux dames ?

— Je sais pas trop si je peux vous le dire...

— Mais si vous pouvez ! De toutes manières à qui vais-je le répéter ?

C'était une technique que Basil, son détestable patron, lui avait enseignée à son arrivée. Il l'avait sobrement intitulé "la phrase passe partout". Une phrase qui pouvait délier une langue en quelques secondes et ouvrir toutes les bouches, si bien utilisée elle était. La jeune femme, peu fière de cette entourloupe, regretta un instant son utilisation, mais le regard hésitant du monsieur au bonnet confirmait l'efficacité de cette ruse. Alors aussi discrètement qu'elle le put, Judith lança un enregistrement sur son téléphone.

— Vous avez raison m'dame... Bah à ce qu'il parait le clown il aimait bien la compagnie de la gente féminine. Si vous voyez ce que j'veux dire... Et qu'un soir sa femme l'avait trouvé dans les bras d'une autre et dans son lit en plus... Alors là elle a vu vert la femme du clown...

— Elle l'aurait tué à votre avis ?

— Oui, mais pas de suite... Pendant son sommeil et deux jours après, pour pas qu'on la soupçonne... Mais vous savez une coïncidence comme ça c'est pas courant !

— Très bien... Et donc... S'il ne s'attaque qu'aux femmes ça serait pour se.. Venger de la sienne ?

— Voilà vous avez tout compris m'dame ! Mais vous inquiétez pas, on va faire ce qu'il faut pour remettre vot' voiture en marche m'dame.

Et en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire, le monsieur au bonnet et à la marinière avait ressuscité la voiture de Judith. Elle le remercia chaleureusement, puis roula en direction de son hôtel, encore bouleversée par ses révélations. Les maisons défilèrent une à une derrière sa fenêtre droite, l'océan resta immobile à sa gauche, jusqu'à ce qu'elle arrive au supposé quartier de son hôtel, où elle se mit à ralentir.

Comme toute personne cherchant un lieu en voiture, Judith prit le soin de réduire le volume de sa musique au minimum. Elle savait d'ores et déjà que la recherche de son hôtel allait lui poser problème. Malgré la méfiance qu'elle portait à l'égard de ce logement plus que louche, elle devait bien admettre que sans ce dernier elle n'aurait nulle part où loger. Elle avait - miraculeusement et dans la précipitation - dégoté un hôtel à un prix raisonnable. L'enseigne s'appelait "Les feux follets", ouvert depuis cinq générations apparement, mais impossible de voir ne serait-ce qu'une seule critique sur internet, ni même une simple photo des lieux. Comme s'ils n'existaient pas réellement. Judith n'avait pas eu le temps de vérifier, le sien était compté et elle ne voulait pas en perdre davantage. Peut-être aurait-elle dû demander son chemin au monsieur au bonnet avant de le laisser...

Après un bon quart d'heure à errer dans les rues du centre ville, Judith trouva enfin son hôtel. Elle pila sa voiture à l'entrée du bâtiment, qui sans grande surprise était une autre maison dont les murs se constituaient de pierres. Un peu plus grande que celles aux alentours, elle arborait une enseigne en néon d'une couleur violette pétante.

L'éclairage se reflétait sur les lunettes de Judith et se gravait sur sa rétine tel la marque d'un fer rouge sur les fesses d'un cheval. Il était écrit en lettres brillantes, d'une calligraphie fine et élancée : "Les feux follets".

Elle ne savait pas ce qui l'effrayait le plus : son hôtel, qui de l'extérieur ressemblait à une maison close, ou l'énorme oiseau noir qui était posté à l'entrée du bâtiment. Ce même oiseau qui s'était posé sur sa voiture et qui avait disparu aussi vite qu'il était arrivé. Ce même oiseau, au plumage si profondément noir que l'on ne pouvait le quitter des yeux. Ce même oiseau, qui de ses pupilles sombres la sondait d'un regard presque humain.

Après une longue minute qui s'étirait de manière infinie, le volatile s'envola. Judith eut soudain l'étrange impression d'être suivie, comme si une personne se trouvait juste derrière son dos. Elle se convainquit d'ignorer cette sensation, qui selon elle prenait sa source dans son épuisement physique et psychologique.

Pour le moment, elle voulait dormir et son hôtel était si près... Alors s'il était hanté soit ! Sa fatigue dépassait largement sa peur, maintenant que cet oiseau de malheur n'était plus sur son chemin. Elle avait hâte de s'enfoncer dans son lit.

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