La plume

Le lieu de rendez-vous n'avait pas été difficile à trouver, une petite demande d'orientation à la concierge de l'hôtel et Judith se retrouvait dans un café à l'allure maussade : vide, froid et impersonnel. Des multitudes de jeux à gratter et de magazines de mauvais goût débordaient des présentoirs, et bien qu'il était interdit de fumer, une odeur de cigarette froide semblait planer dans chaque recoin de la salle.

Judith s'avança vers la caisse, d'un pas timide et mal assuré, puis elle s'adressa à voix basse au monsieur qui se trouvait derrière le comptoir.

— Bonjour monsieur...

— Bah pourquoi vous chuchotez ? S'étonna son interlocuteur.

— Je... J'ai une... Un mal de gorge... C'est affreux... continua-t-elle embarrassée.

— C'est à la pharmacie qu'il faut aller alors, je ne peux rien pour vous moi !

— Non, je viens ici pour un rendez-vous...

— Hé j'sais pas ce que vous cherchez mais c'est pas non plus un cabinet médical ici hein ! S'esclaffa-t-il d'un rire gras.

— Non, j'attends quelqu'un... Enfin bref... Je vais prendre un café en attendant...

— Un café pour la dame s'il te plait Michel ! Cria-t-il derrière lui. Asseyez-vous là ma p'tite dame.

La jeune femme se mit donc à patienter devant sa tasse tiède, tuant l'ennui en y faisant tournoyer sa cuillère.

Il n'y avait personne d'autre dans la pièce miteuse, à part elle, le caissier et ce fameux Michel. Et cette constatation n'allait pas en changeant. Les dix heures avait été coursées et dépassées par de nombreuses minutes et pourtant le supposé informateur de Judith ne s'était toujours pas montré.

— Cette vieille peau s'est bien foutue de ma gueule... Grommela-t-elle, j'aurais dû m'en douter que c'était elle qui m'avait laissé ce message à la fenêtre... Avec l'aide de ce groom... Bordel t'es vraiment trop conne Judith...

La jeune femme se leva, jeta une poignée de pièces au comptoir, puis ramassa ses affaires avant de se diriger vers la sortie. Juste avant de passer le battant de la porte, elle heurta un large torse qui s'avérait appartenir à un homme. Un homme grand, qui portait un long manteau noir. Judith recula d'un pas vif, ce dernier ne bougea pas d'un pouce.

— Pardonnez moi, je ne vous avais pas vu, s'excusa-t-elle

— Ce n'est rien, c'est moi qui devrait me faire pardonner, je vous ai fait attendre.

Il s'installa à une petite table vide au fond du café, et Judith ne sut que faire excepté le suivre. Un silence mystérieux planait au-dessus d'eux et c'était comme si chacun jaugeait l'autre pour savoir qui allait le briser en premier.

La jeune femme examina méticuleusement chaque petit détail de l'homme lui faisant face. Ce dernier devait au moins mesurer plus de deux mètres. Il avait une carrure impressionnante, des épaules larges et une mâchoire carré. Du moins c'était comme cela qu'elle l'imaginait, cachée derrière une barbe noire proéminente. Une vieille, mais profonde cicatrice traversait verticalement son œil gauche, dont la pupille était blanchie. Ses mains massives aux doigts étrangement squelettiques paraissaient vielles tant elles semblaient abîmées par un travail rude et manuel. Une bague de phalange ornait son annulaire gauche. Sur ce petit bijou, Judith s'arrêta un long moment, sa couleur lui rappelant vaguement quelque chose. Où avait-elle bien pu voir ce discret reflet violet et cette blancheur fantomatique ? Elle l'avait au bout de la pensée.

— Puis-je vous offrir un café ? Proposa-t-il d'une voix feutrée.

— Non merci, rétorqua-t-elle, les yeux toujours rivés sur la bague. J'en ai déjà pris un en vous attendant.

— Encore une fois, je m'excuse de mon retard... J'ai eu... Des complications... Peut-on commencer alors ?

— Oui bien sûr !

Judith venait enfin de détourner son regard du bijou. Elle ajusta ses lunettes puis commença.

— Alors, déjà... Comment avez-vous su pour mon enquête ? Vous m'espionnez ?

— Pas vous spécialement. Hier soir, je vous ai entendu sur le parking et c'était juste un hasard.

— Pas moi. J'avais bien vérifié et il n'y avait personne d'autre à part moi sur ce parking.

— En êtes-vous bien certaine ? Demanda-t-il en sortant de sa poche intérieure une plume noire.

Il glissa la plume dans les mains de la jeune femme puis il lui fit signe de la prendre :

— Écoutez là, lui suggéra-t-il.

— Que je l'écoute ? La plume ?

— Oui allez y.

Judith était perplexe. Son enquête s'apparentait de plus en plus à une belle mascarade et elle allait probablement perdre son emploi, alors qu'est-ce qu'elle risquait de plus ? Du bout des doigts, la jeune femme colla la plume à son oreille, tout en sachant le ridicule de son acte. Très vite, un silence gênant s'installa. Et alors que Judith était sur le point de reposer la plume, un son lointain, comme un faible écho, lui caressa le tympan.

Une petite fille, très charmante cela dit, s'est métamorphosée en moi ! On avait la même tête... ce n'était pas croyable...

C'était sa voix qu'elle entendait à travers cette plume.

Elle n'en croyait pas ses oreilles.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? Demande-t-elle les yeux écarquillés.

— Une plume de corbeau.

— Oui mais encore ? Vous n'allez pas me dire que toutes les plumes de corbeau ont cette capacité-là ? Rétorqua-t-elle, incrédule.

— Vous avez raison... Pas tous les corbeaux.

— Et donc ?

— Nous ne sommes pas là pour parler animal, je vous ai contactée car... J'ai besoin de votre aide et vous avez besoin de la mienne. Je pense que l'on peut faire un échange de bons procédés.

— Attendez... Vous me montrez ça-là, dit-elle en désignant la plume, vous n'allez rien me dire de plus et là vous m'annoncez que j'ai besoin de votre aide... Je... Je dois rêver c'est ça ?

— Pardonnez-moi d'avance... Souffla-t-il l'air exaspéré.

— Vous pardonner de quoi ?

— De ça.

L'homme pinça l'avant bras de Judith qui par la douleur provoquée s'écria :

— Mais bordel ! Ça ne va pas ?

— Non, vous ne rêvez pas. J'aurais tout le loisir de vous expliquer les capacités hors du commun de mon corbeau mais je crains que le temps nous soit compté...

— Mon dieu je nage en plein délire... Donc je ne rêve pas. Tout ça est bien réel...

— Oui.

— Qu'est-ce vous me voulez ?

— Vous me rendez un service et en échange je vous donnerai des informations sur Gwenaël.

— Et qui me dit que vous n'allez pas me mentir ?

— Je ne suis pas du genre à mentir.

C'était le genre de phrase que Basil, son détestable patron, pouvait dire tout en mentant ouvertement. Judith fronça les sourcil puis demanda :

— Je dois vous faire une confiance aveugle donc ?

— En quelque sorte...

— ...

— Oui... Bon. Voyez vous, des personnes très... atypiques, on va dire, auraient besoin d'être approchées. Par vous.

— Pardon ? Et pourquoi moi ?

— Ces gens-là se méfient des gens comme moi... Vous en revanche, pas du tout.

— Des gens comme vous ?

— Oui, des gens comme moi. Pour vous prouver ma bonne foi, je vais vous donner une information cruciale qui aidera sûrement votre enquête : Gwenaël est mort assassiné, et c'est pour cela que son esprit est encore sur terre.

— Pardon ?!

— Tenez, son adresse, ajouta-t-il en posant un papier sur la table, la porte de son jardin est toujours ouverte, vous pourrez rentrer chez lui quand vous voulez. Personne n'y met les pieds depuis sa mort. Ce n'est pas une simple histoire de maison hantée, cette histoire peut vous rapporter gros...

— Oh mon dieu. Très bien, imaginons que je vous crois, pour je ne sais quelle raison idiote, puisque je ne vous connais ni d'Eve ni d'Adam, que vous semblez sortir tout droit d'un mauvais film noir, ou d'un TRÈS mauvais télé-crochet avec caméras cachées et farces absurdes en prime...

— Merci, lança-t-il en haussant un sourcil.

— Qu'est-ce que je suis censée faire de mon côté ?

— Déposez cette plume chez cette famille quelque peu étrange, à vos yeux en tout cas. La petite fille semble vous apprécier. Servez-vous en pour vous faire inviter, ils habitent juste en face de ce café. Je vous recontacterai plus tard.

Il sortit une autre plume de son manteau. Une beaucoup plus sombre et qui ressemblait davantage au plumage de l'étrange volatile de la veille. Il la posa délicatement sur la table, puis s'extirpa avec difficulté de sa chaise, trop petite pour sa carrure. Avec un léger hochement de tête, l'homme salua Judith et s'en alla sans demander son reste.

Elle resta figée sur place. Cette discussion surréaliste n'avait pas encore pu être tout à fait assimilée.

Quand elle sortit à son tour du café, la jeune femme eut l'étonnante surprise de retrouver le pick-up boueux et rouillé de la station service sur le trottoir d'en face. Son mystérieux informateur avait vu juste.

Pour autant, cette histoire était beaucoup trop obscure pour paraître honnête. Pourquoi cette plume devait se retrouver chez ces gens-là ? Pourquoi ELLE devait se retrouver chez ces gens-là ? Chez ces gens complètement inconnus et surtout farouchement étranges et visiblement peu recommandables et que sa mère n'aurait sûrement jamais approuvés pour la soirée d'anniversaire des 16 ans de Judith.

En même temps, il s'agissait ici de travail, de conscience professionnelle même ! On lui servait de nouvelles pistes sur un plateau d'argent - certes plutôt sale et certainement infesté de microbes divers vu l'état du café - et elle ne pouvait tout simplement pas ignorer des indices, même venus d'une source plus ou moins douteuse... Elle voyait déjà Basil la renvoyer à coups de pied dans le derrière après être revenue les mains vides. Sa mère aurait tout à fait compris, enfin, on ne choisissait pas ses informateurs ni ses suspects comme des amis lors d'une boom party ! Et puis, une plume n'avait jamais heurté personne non ? Elle devait seulement déposer une toute petite plume chez des inconnues, pas une bombe ! Sa mère pouvait déjà s'estimer heureuse de ne pas avoir une terroriste pour fille...

Elle traversa la rue d'un pas décidé et arriva très vite à la porte d'entrée. Judith prit une grande inspiration, puis frappa trois fois de son index droit. Une réponse quasi instantanée se fit entendre et la jeune femme réalisa qu'elle ne savait absolument pas comment prétendre devoir entrer dans la maison.

— Oui ? Qui c'est ? Redemanda une petite voix de l'autre côté de la panique brûlante et glaciale qui avait pris possession de l'avant de la porte, du jardin et de la rue entière derrière Judith, s'étendant du Groenland aux confins de l'Australie en passant par le nirvana, le jardin d'Eden, le septième ciel, le cosmos, l'Olympe, le centre de la terre et puis aussi le bar à huîtres où Judith était allée une fois avec son père, les toilettes qu'il avait bouchées, la table qu'elle avait cassé à 5 ans, le fond de la piscine qu'elle avait ouvert à 9 ans, la vitre qu'elle avait brisé à 12 ans, le lit qu'elle avait détruit à 16 ans avec l'aide de Baptiste et de son préservatif parfum fraise, la chat de sa grand-mère qu'elle avait-

— Hé oh ! Qui c'est ?

— B... B... Bon... Euh... bégaya la jeune femme.

— Je t'ai déjà dit mille fois de ne pas parler aux inconnus ! Intervint une autre voix, beaucoup plus mûre.

— Pardon, excusez-moi, se rattrapa Judith, c'est pour... Vous poser quelques questions sur Jes... Non ! Euh l'environnement ! Voilà juste quelques minutes.

À sa grande surprise, et alors qu'elle avait l'impression de se consumer sur place, la porte s'entrouvrit doucement. Elle aperçut dans la fine ouverture un visage qu'elle reconnut immédiatement : c'était la femme au volant du pick-up rouillé.

— Deux ou trois petites questions sur l'écologie, l'environnement, tout ça quoi... Ça ne vous prendra pas plus de cinq minutes... continua Judith avec un sourire crispé, se demandant si la chaleur qui se dégageait de son corps n'allait pas finir par brûler cette maison entière et elle avec.

Judith sentit la méfiance enfler dans le regard de cette femme jusqu'à englober tous les membres de la journaliste la moins préparée de l'univers. Peut-être son excuse totalement bidon et à la crédibilité proche du néant avait joué quelque chose là-dedans. Ou bien son attitude d'enfant au bord des pleurs ou du prochain mensonge, pris en flagrant délit de tricherie à l'évaluation de l'année.

Quand bien même, la femme ouvrit la porte et invita Judith à rentrer. 

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