La fumée

- Calmez vous monsieur, votre femme ira mieux maintenant, assura Pascal. Du calme.

- Sachant que je viens de voir un piaf sortir de sa gorge, je pense que vous pouvez vous calmer sur les "du calme" !

- Ah, donc vous préférez peut-être que je l'y remette ? Histoire qu'il la possède un peu plus longtemps et qu'elle commette un autre meurtre, hum ?

- Mais enfin vous n'allez pas me faire croire qu'elle était possédée par un corbeau, c'est complètement ridicule, même pour un clown ! Je reste terre-à-terre moi, espèce de taré !

- Vous êtes actuellement en train de flotter cinq centimètres au-dessus du sol, monsieur. Pour le côté terre-à-terre, on repassera. Je pensais qu'étant donné votre statut, vous comprendriez que ce monde n'est pas aussi banal qu'il n'y paraît.

- Mais enfin, vous êtes en train de me dire que vous l'avez quoi, exorcisée ?!

- En quelque sorte, oui. Pour vulgariser, elle était possédée par un corbeau, corbeau lui-même manipulé par une tierce personne.

Judith était complètement sidérée par la situation et se retenait de rire à grand peine en écoutant la discussion de Gwenaël et son grand-oncle. Ce dernier était d'ailleurs en train de se triturer affectueusement la moustache, plongé dans ses pensées, quand des bruits aigus de meubles bousculés en tous sens leur parvinrent du rez-de-chaussée. Dans un premier temps, tout le monde pensa qu'un nouvel énergumène faisait son entrée dans la maison à allure de moulin. Mais non, en se regardant dans le fond des yeux, Judith, Pascal et Gwenaël remarquèrent qu'il manquait quelqu'un à leur observation oculaire. L'homme qui fricotait avec la femme du clown avait profité du moment de flottement permis par l'envol du corbeau pour se faire la malle, et il passait déjà la porte d'entrée.

- Oh mon dieu, il s'enfuit le lâche ! cria Gwenaël, la tête à travers la fenêtre. Ah bah non, je n'ai rien dit. Une dame vient de lui faire un croche-patte. Haha bien fait pour ta gueule ! Et voilà que... Ah si c'est bien ça, elle nous le ramène ! Tu n'iras pas plus loin du malotru !

Gwenaël revint au côté de sa femme évanouie et Pascal sortit d'une poche intérieure de sa doudoune une craie blanche. Pendant qu'il traçait des cercles concentriques sur le sol, la fameuse dame au croche-patte fit son entrée, avec le fuyard sur l'épaule. Elle était vêtue d'un long manteau de cuir et portait sous le coude un haut-de-forme que reconnut aussitôt Judith, surprise et ravie.

- Marjolaine ! Mais tu es là toi aussi ! Tu es venue avec Pascal, c'est ça ? s'écria la jeune femme.

- Ma petite Judith, qu'est-ce que tu fais là ?! lui répondit aussitôt ladite Marjolaine.

- Comme je suis contente de te voir, ça fait si longtemps, Marjolaine ! continua Judith sans même prendre le temps de répondre.

- Tu as grandi, dis donc ! s'étonna l'autre, ayant déjà oublié sa première question. Quoi de neuf, ma p'tite Judith ?

- Oh bah écoute, rien de spécial... Apparemment, je peux voir les morts, un corbeau s'est écrasé contre la fenêtre, à vrai dire, il sortait de cette femme là, où est-elle ? Ah là, tu peux la voir étendue sur le sol, je me demande si elle est pas morte d'ailleurs... M'enfin rien de bien nouveau sous le soleil quoi !

- Mais qu'est-ce que tu fais de beau ici ? demanda Marjolaine, nullement choquée. Je ne m'attendais vraiment pas à te voir.

- Bah écoute, je menais tranquillement une enquête sur une soi-disant maison hantée, et puis je suis tombée sur ce fantôme là, puis sur cette femme qui l'a tué, elle était en train de s'envoyer en l'air avec le type que tu nous as ramené, et finalement Pascal a fait son entrée avec son style imparable, et je comprends même pas comment je suis pas encore morte d'une crise cardiaque !

Marjolaine rigola d'un rire franc, puis lança grossièrement l'amant inconscient de son épaule sur le lit. Elle dépoussiéra son chapeau, avant de le remettre sur sa tête avec la plus grande des délicatesses, puis dit à Judith :

- Tu sais on est tous passés par là ! Mais qu'est-ce que tu deviens maintenant ? Le travail ? Les garçons ? ajouta-t-elle avec un clin d'œil faussement discret.

- Pfff m'en parle pas ! Je pense que je préfère rester célibataire pour le restant de ma vie !

- Oh tu n'es plus avec le petit Jordan ? lui demanda Marjolaine.

- Non Marj', rétorqua-t-elle aussitôt avec un petit sourire. C'était il y a longtemps, et puis j'étais qu'une gamine à cette époque. C'était rien, un petit amour de fac, c'est tout.

- Roh... Vous alliez si bien ensemble...

- Mais non, dit elle d'un mouvement de main. Et toi ? Les amours ?

- Ah ma petite Juju, tu sais ces choses-là ne sont plus vraiment de mon âge.

- Dis pas n'importe quoi ! Et avec... chuchota-t-elle en désignant discrètement Pascal.

Ce dernier se racla la gorge, coupant court à la discussion un poil inadapté des deux femmes, au vu des événements récents. Il était maintenant debout, au milieu d'une multitude de grands cercles qui s'emboîtaient les uns dans les autres, avec de petits dessins mystérieux et arcaniques tout autour. Judith reconnaissait certains symboles qu'elle avait entrevus sur le vieux parchemin de la mère de famille flippante, et sa curiosité était ainsi piquée à vif.

- Les filles, commença Pascal, je suis moi aussi friand des discussions de salon de thé, mais je pense qu'à l'heure actuelle, des choses plus importantes sont en jeu. N'es-tu pas de mon avis Marjolaine ?

- Si bien sûr ! Rah, jamais content celui-là, fit elle à Judith à voix basse.

- D'ailleurs... qu'est-ce que vous comptez faire ? demanda-t-elle timidement.

- Et bien ma petite Judith, annonça Pascal, je ne pensais pas te le dire un jour. Je croyais que tu n'étais pas disposée pour ce genre d'affaire. Mais le fait que tu puisses voir les morts me fait penser à présent le contraire. Vois-tu, continua-t-il en sortant du cercle, notre famille est un peu spéciale. Nous sommes ce qu'on appelle des...

- Chasse-peur ! intervint Marjolaine.

- Oh c'est vrai ! lança Gwenaël. Attendez, rassurez moi, vous ne faites pas partie de ces racailles de l'ordre du cor-

- Non, nous ne sommes pas des extrémistes, affirma Pascal.

- Très bien... alors j'aurais besoin de votre aide. Avant que vous m'envoyiez de l'autre côté, je veux dire, dit-il d'un ton solennel.

- J'ai bien peur mon cher ami que votre temps ne soit compté, déclara Marjolaine. Vous êtes déjà resté bien trop longtemps dans le monde des vivants. Ce n'est ni très sain pour vous, ni pour nous.

- Allez, placez-vous dans le cercle, je vous prie, ordonna calmement Pascal.

- Juste une seconde, dit-il en s'exécutant. Il y a une famille qui habite non loin d'ici, ce sont des elfes et leur petite fille va bientôt faire sa chrysalide.

- Nous sommes au courant, une telle information ne serait pas tombée dans l'oeil d'un sourd.

- On dit dans l'oreille d'un muet, Pascal, le corrigea Marjolaine.

- Non, c'est dans la bouche d'un aveugle, enfin ! continua Gwenaël.

Judith ne saisissait rien de ce qu'il se disait devant elle. Ces trois personnes, bien qu'ils parlaient la même langue qu'elle, semblaient s'exprimer dans un dialecte incohérent composé d'expressions ratées et de mots étranges. Elfe, chrysalide, fantôme, chasse-peur. Et puis, soudainement, la jeune femme se souvint qu'elle devait faire un reportage sur cette affaire. Depuis l'incident du lit, elle avait complètement oublié la raison de son intrusion dans cette demeure de fou. Elle sortit discrètement son téléphone, enclencha l'enregistrement, puis le cacha derrière son dos.

Au même moment, le cercle dessiné au sol se mit à luire d'une teinte verdâtre et un vent sibérien s'en échappa. Il vint frapper directement les os de la jeune femme, et de petits nuages lactés se formaient déjà devant son visage au rythme de sa respiration. Du givre apparaissait sur les vitres de la pièce, produisant des bruits de craquement qui résonnaient entre les quatres murs de la chambre. Ceux-ci furent bientôt couverts par les cris de Gwenaël qui brillait à son tour.

- Aidez-les, s'il vous plaît, supplia Gwenaël. Un chasse-peur les traque depuis longtemps. J'ai réussi à protéger leur maison, mais j'ai bien peur que cela ne suffise pas.

- Comment ça ? Qui les traque ? demanda Pascal.

- Je ne sais pas comment il s'appelle, je sais juste qu'il est grand, très grand. Et si ma femme s'est bien fait posséder par un corbeau, alors tout porte à croire que c'est votre homme. Il en a un étrangement sombre.

Le vent s'intensifia davantage, soulevant les rideaux et emportant les draps déjà froissés à l'autre bout de la pièce. Celle-ci se mit à trembler doucement, tandis que Gwenaël disparaissait peu à peu. Dans un premier temps, ses pieds se dissipèrent dans le froid, suivis progressivement par le reste de son corps. Sa voix de plus en plus basse se mêlait au vent, la rendant difficile à comprendre. Dans un dernier cri, Judith distingua les mots « dites à ma femme que je... », puis plus rien. Le fantôme disparut dans un murmure furtif. La température ambiante revint aussitôt à la normale.

La mise en garde de Gwenaël était pour Judith limpide comme de l'eau de roche. Bien qu'elle ne comprenait pas encore tous les tenants et aboutissants de cette affaire de chasse-peur, la description, même partielle de l'individu, lui rappelait fortement la personne qui lui avait donné cette étrange plume noire. Et cette soi-disant famille d'elfe n'était autre que la famille de "dégénéré" au look zen et décontracté ! Elle devait en informer son grand-oncle !

- L'homme dont il parlait... Je pense savoir qui c'est, lança la jeune femme.

- Vraiment ? s'étonna Pascal. Si c'est le cas tu dois nous le dire tout de suite !

- C'est un mec bizarre, je l'ai rencontré dans un café, enfin, il m'a donné rendez-vous dans un café.

Voyant que Marjolaine et Pascal commençaient tous deux à la regarder d'un œil étrange, la jeune femme enchaîna :

- Pas pour un rendez-vous galant, je vous rassure !

- Ah ouf, souffla Pascal. Pendant un instant, j'ai cru que j'allais devoir te faire la leçon sur tes fréquentations !

- Euh... Pascal. Je crois que je suis un plus trop vieille pour ça de toute façon. Bref, non. En réalité, si je suis ici, c'est parce que je mène une enquête sur un esprit frappeur, et il semblerait que c'était celui que vous venez de faire disparaître.

- Va à l'essentiel Judith, fit Pascal.

- Eh bien, j'ai loué une chambre dans un hotel miteux, un hotel où des fantômes résident d'ailleurs, je ne sais pas si ça vous intéresse, et il y avait ce type étrange aussi, ce groom, qui est un fantôme, un de plus, voilà, il squattait ma chambre et je pense bien que c'est un pervers.

Pascal regardait sa petite-nièce avec un léger pincement aux lèvres et les bras croisés. Marjolaine, quant à elle, tournait vigoureusement ses mains pour encourager Judith à accélérer son récit.

- Oui l'essentiel, pardon ! reprit la jeune femme. Donc ce mec bizarre, il m'a demandé de cacher une plume dans la maison de cette famille tout aussi bizarre voire plus !

- Et ? demanda Marjolaine.

- Bah c'est ce que j'ai fait !

- Non, qui est l'homme dont nous parlait le fantôme ?

- Bah le mec qui m'a demandé de cacher une plume.

- Mais son nom !

- Je ne sais pas moi ! s'écria Judith. Je sais juste qu'il était vraiment grand, une carrure énorme même, une grosse barbe noire !

- Ça pourrait être n'importe qui, marmonna Marjolaine.

- Je ne pense pas, affirma Pascal. Peu de gens de l'ordre du corbeau correspondent à cette description. Cependant, s'il traque vraiment des elfes, alors ce qui m'inquiète le plus, c'est ce que tu as fait Judith.

- Je m'en doute. Mais cette plume... Qu'est-ce qu'elle a de spécial ? s'inquiéta-t-elle.

- Tu vas nous conduire chez cette famille Judith, et nous t'expliquerons tout ça dans la voiture, on a assez perdu de temps comme ça.

Marjolaine et Pascal sortirent de la pièce en trombe, suivis de près par Judith. Les deux compères s'installèrent dans la voiture, laissant la banquette arrière à la jeune femme. Elle se retrouva à côté de deux grands sabres d'argent, un fusil un peu vieillot et une tonne de brochure pour un petit village campagnard. Pascal avait déjà démarré la voiture, alors qu'elle était encore en train de se battre avec sa ceinture. Il se retourna vers elle. La jeune femme comprit tout de suite, et avant même que son grand-oncle ne lui demande la direction, elle lui indiqua :

- Retourne dans le centre-ville, après je te dirai.

- Très bien, acquiesça Pascal, qui appuya aussitôt sur le champignon. Si mon intuition est bonne, tu as fait la rencontre de Raphaël, un chasse-peur aux idées... extrêmes.

- Pourquoi il chasserait des elfes ? Et d'ailleurs, je veux dire, ça ne devrait plus m'étonner, mais ça existe vraiment ?

- Oui ça existe, et pourquoi les chasse-t-il ? Parce qu'ils sont rares.

- Et les elfes pouvant faire une chrysalide bien plus encore, affirma Marjolaine.

- Mais quand vous dites : "ils les chassent", c'est dans quel sens ?

- Dans le premier sens du terme, mais c'est interdit depuis les années 50.

- Là ! Tourne à droite, lança Judith. D'accord et... au risque de paraître stupide, qu'est-ce que c'est une chrysalide ? Du moins chez les elfes...

- C'est l'équivalent d'une puberté... Difficile. Avec une grosse crise d'adolescence. Enfin, chez les humains, c'est bien moins... explosif ! dit Marjolaine.

- Les elfes ont une capacité naturelle d'illusion sensorielle, ils peuvent donc tromper les sens rien qu'avec la force de leur esprit, reprit Pascal.

- Peur, joie, chaleur, illusion d'optique, tout y passe, enchaîna Marjolaine.

- Et ceux qui ont la chance de faire leur chrysalide sont bien plus puissants, conclut Pascal.

- Mais cette plume alors, qu'est-ce qu'elle fait ?

- Raphaël avait besoin de se rapprocher de cette famille, et un contact direct ne devait pas être possible.

- Alors il a dû opter pour une plume de transposition, c'est un avantage considérable que de se retrouver comme par magie dans la même pièce que la plume en un claquement de doigts.

- Et ça, peu importe la distance qui te sépare de la plume.

Une colonne de fumée noire aux reflets orangés, par-delà les lotissements, attira leur regard. Pascal s'y dirigea instinctivement. Tout le monde dans la voiture savait que c'était là leur destination. Une boule d'angoisse commençait à s'accroître dans le ventre de la jeune journaliste. Plus ils approchaient, plus cette boule lui pesait. Avait-elle signé l'arrêt de mort de cette famille en donnant la plume à cette petite fille ? Il ne restait plus qu'une rue avant d'arriver, Judith l'avait compris, à la maison qu'elle avait condamnée. Des gens sortaient dans la rue pour admirer le désastre, et courir en tous sens, tandis que les plus frileux restaient à leurs fenêtres.

Pascal pila brusquement et sortit rapidement de la voiture. Marjolaine en fit autant. Judith, elle, était paralysée par la peur et rongée par le remords. Le rougeoiement qui se reflétait dans ses lunettes illuminait le ciel nocturne d'une couleur chaude et apaisante. La maison où elle s'était introduite ce matin-même, brûlait, sous ses yeux horrifiés. De longues flammes s'échappaient des fenêtres et la porte d'entrée était réduite en cendres. Le toit s'effondra, nouant la gorge de Judith dans la foulée.

Pascal et Marjolaine n'hésitèrent nullement et pénétrèrent dans les ruines enflammées, disparaissant ainsi dans une épaisse fumée noire.

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