Épilogue estival

Une chaleur étouffante pesait sur les petites épaules fatiguées de Judith. Fatiguées par les huit longues et interminables heures passées dans son avion. Avion, qu'on pourrait croire, en cette période estivale, plein à croquer de touristes bronzés et autres vacanciers. Ce qui, bien évidemment, n'avait pas été le cas de celui de la jeune femme.

Entre le retraité à la bouche béante et aux ronflements dantesques et le jeune bambin pleurant à tout bout de champ sa mère adorée, elle n'avait pas vraiment profité de son voyage. Et encore moins de "l'espace zen" décrit dans la brochure de la compagnie aérienne, qu'elle aurait plus volontiers appelé "cacophonie aléatoire et chaotique".

Une fois hors de l'appareil et sortie de l'aéroport, un calme relatif avait heureusement refait surface dans ses chakras, et elle s'était assise sur sa grosse valise rose bonbon, à l'ombre d'un abribus. Sa mère la lui avait offerte à ses dix-huit printemps, depuis lesquels Judith s'évertuait à recouvrir de stickers la couleur agressive du cadeau empoisonné.

Malgré son éventail, tout aussi extravagant par sa couleur arc-en-ciel, la jeune femme peinait à se rafraîchir sous l'écrasant soleil américain. Des perles de sueur ne cessaient de couler doucement le long de ses tempes, comme si son corps n'avait pour seul objectif que d'inonder le trottoir, pour s'écouler en rivière dans les forêts floridiennes.

Elle tentait de s'éventer tant bien que mal, cette fois en soulevant légèrement son Tee-shirt, quand elle sentit un énorme poids s'écraser à deux centimètres de ses orteils. L'objet qui avait bien failli lui retirer un pied et un cri tonitruant était vert foncé et avait la forme d'un sac à dos.

Et puis, une voix joviale parvint à ses oreilles rougies par le soleil.

– Salut, salut !

Et puis, Judith leva la tête et poussa un soupir.

Mi-amusé, mi-exaspéré.

– Camille...

Et puis, celle-ci sourit de toutes ses dents.

– C'est bien moi, chère cousine ! Contente de me revoir ?

– Bah... on s'est quittées il y a à peine quinze minutes. Et puis, tu viens quand même de tenter de m'amputer d'un membre...

– Ah oui, ça m'a glissé des mains, pardon dit-elle, en soufflant sur les mèches rousses et moites qui cachaient la moitié de son visage.

Elle portait à son flanc un long katana, logé dans un fourreau noir aux motifs dorés. Camille resta debout quelques instants, puis, quémanda d'une moue suppliante un peu de place sur le trône coloré de Judith. Celle-ci positionna joyeusement sa valise à l'horizontale pour accueillir la nouvelle arrivante, qui s'assit aussi lourdement qu'elle avait lâché son sac. La journaliste retint un grognement agacé et posa finalement sa tête sur l'épaule de Camille. Toutes deux semblaient exténuées par le voyage et toutes deux voulaient profiter de la faible fraîcheur provoqué par l'éventail.

– Ils sont où ? demanda Camille, les yeux clos, en bâillant longuement.

– Qui ça ?

– Les gosses, précisa-t-elle, ils sont où ?

– Bah ils étaient avec toi, non ?

– Non, la dernière fois, ils étaient avec toi, assura Camille de sa plus grande nonchalance.

Judith se leva en trombe, éjectant dans la foulée sa cousine de leur siège improvisé et désagréable. Elle tomba, les fesses en avant, sur l'asphalte brûlant.

– Merde Camille ! Tu m'as dit que tu garderais un œil sur eux et là, tu me dis que tu ne sais pas où ils sont ?!

– Bah oui ! J'en sais rien moi ! répliqua Camille se massant vigoureusement le derrière.

Judith commença à pivoter sur place, se tournant dans tous les sens, tel un gyroscope désorienté. Elle cherchait, aussi loin que ses yeux humains le lui permettaient, deux petites têtes innocentes qu'elle ne devait en aucun cas perdre de vue.

– Et merde, jura Camille. Les ennuis commencent.

– Non mais tu te rends pas compte ! C'est bien plus que des ennuis-là ! C'est une... une catastrophe !

– T'exagères Ju... Je suis sûre que c'est rien.

– Comment tu peux être aussi calme !?

– Mais c'est bon, je te dis ! Je mettrai ma main à couper qu'ils sont juste aux toilettes, voilà tout !

– Il y a pas de temps à perdre, il faut les retrouver tout de suite ! s'écria Judith en traînant sa valise d'une main et Camille de l'autre.

Après avoir parcouru l'aéroport de long en large, les deux jeunes femmes s'arrêtèrent au beau milieu de la foule. Cherchant à retrouver leur souffle, elles s'agrippèrent l'une à l'autre, alors que s'élevaient autour d'elles des protestations diverses.

– Ho ça va hein! s'exclama bruyamment Camille. On voit que ça vous arrive pas souvent de perdre des gosses, à vous !

– Ouais, enfin, c'est plutôt censé se passer comme ça en fait... chuchota Judith, un sourire paniqué aux lèvres.

Elles lâchèrent en même temps un râle d'épuisement, tant mental que physique.

– Bon, ok, j'avoue, c'est la merde, confirma Camille, le souffle court.

– Ils ont pas pu aller bien loin, si ?

– Ouais... Il faut qu'on aille à l'accueil ou quelque chose comme ça. Là où ils passent les annonces.

– T'as raison, faisons comme ça.

Alors qu'elles allaient reprendre leur course, deux agents de sécurité apparurent devant elles, visage fermé et mains tendues pour les arrêter dans leur élan. A la vue de leur costume caractéristique, les voyageurs alentours se montrèrent soudain plus conciliants, prêt à s'enfuir pour laisser s'épanouir toute l'épaisseur de leur carrure imposante.

Un petit monsieur s'extirpa ensuite d'entre les corps des gardiens en s'étouffant à moitié, comme sorti par enchantement de leurs bottes matelassées. Le crâne dégarni, les lunettes en cul de bouteille et les joues rouges, il s'écria, le visage ridé par la colère :

– There! It's them! I recognize them, it's them, do you hear me ?! Catch them. They're accomplices of those little brats !

– Euh... No ? dit Judith timidement, Je... enfin... It's not us your are looking for... right ? demanda-t-elle de son fort accent français, en jetant un regard suppliant à Camille.

Malheureusement, la jeune femme au katana était elle-même au bord de l'implosion, aussi rouge qu'une tomate, non pas à cause de la chaleur, mais du fou rire qui menaçait de s'échapper de son corps. Elle avait chaviré en constatant l'apparence cartoonesque du nouveau venu, et Judith fut happée par son hilarité avant d'avoir pu s'en protéger.

Elles se retrouvèrent en deux minutes chrono enfermées dans une salle étriquée : lumière blanche et agressive, carrelage froid et hideux, bagage et liberté perdus.

– Ça te fait rire, encore ? s'étonna Judith voyant le petit rictus aux bords des lèvres de Camille.

– Non, mais t'as vu la tête de ce type ? Oh non, ça va repartir, je crois bien...

Après un court instant à se regarder dans le blanc des yeux, elles éclatèrent d'un rire franc et synchronisé.

– Quelle galère quand même ! souffla Camille, essuyant une larme de joie au coin de son œil.

– Je ne te le fais pas dire, ça pour une galère...

– Et l'autre type, il devait pas venir nous chercher aussi ?

– Bah si, mais je pense qu'à l'heure qu'il est, il doit être en train de poiroter à l'entrée de l'aéroport.

– Mais ils vont nous garder combien de temps comme ça ?

– Vas savoir... Au moins, ici, on est au frais !

– C'est déjà ça oui, soupira Camille.

– Y a intérêt à ce que ce voyage soit utile. Que tout ça en vaille la peine, grommela Judith en tentant d'ouvrir la porte.

– Grand-père nous a assurées que ce type pouvait nous aider !

– C'est quoi son nom déjà ?

De son plus bel accent russe, Camille s'exclama, figée dans une pose théâtrale :

– Georgiy Vladislav, le vampire.

– T'exagère, affirma-t-elle, toutes les personnes avec un nom aux sonorités slaves ne sont pas des vampires.

– Non mais lui c'en est vraiment un, de vampire.

– Mais comment un vampire peut nous aider ? s'étonna Judith.

– Il a pas mal bossé avec les chasse-peurs d'ici dans les années 50. Notamment dans la traque des braconniers d'elfes.

– Mais qu'est-ce qu'il va nous apporter ?

– Une planque pour la gamine, déjà, puis il doit sûrement savoir comment lui enlever cette malédiction...

– Quoi il a bossé avec l'ordre du corbeau aussi ? questionna Judith, incrédule.

Le silence de Camille en dit long sur le passé suspect du dit-vampire. Elle pinça simplement ses lèvres et secoua la tête de haut en bas.

– On peut vraiment lui faire confiance ? s'inquiéta Judith.

– D'après grand-père, oui. De toute manière, on a pas vraiment d'autres options si on veut aider la petite.

– Quand même... toute cette histoire pour de simples os...

– Os ou non, dès que tu ajoutes argent et pouvoir dans l'équation, les pires espèces de cette terre ne se privent de rien. Et puis, à l'époque, un simple fémur d'elfe supérieur pouvait te permettre de vivre sur deux générations, sans même travailler !

La mystérieuse bague de Raphaël voguait dans l'esprit de Judith. Savoir qu'elle était fabriquée à partir des ossements d'un pauvre elfe lui provoquait des sueurs froides.

Les deux jeunes femmes patientèrent ainsi dans la minuscule pièce blanchâtre, entre réminiscences de frissons et de fous rires. Quand enfin l'ennui eut fini de les endormir, la porte hurlante et brutale s'ouvrit sur une petite tête blonde aux cheveux soigneusement tressés.

– Tata Juju ! s'exclama l'enfant d'une voix aiguë.

– Oula ! Doucement Anna !

– Le méchant monsieur, il voulait pas nous laisser partir !

Un jeune homme penot entra à son tour. Mort de gêne, il ne cessait de tortiller l'extrémité de son t-shirt. Son vêtement en était si tendu que l'on peinait à reconnaître son motif de loup criant à la lune. Le maladroit et malaisé quidam jeta un regard coupable vers Camille et haussa les épaules en guise d'excuse.

– Léo, qu'est-ce que tu as fait encore ?

– Hé c'est pas moi ! Et puis en réalité on a rien fait, c'est juste un malentendu, précisa-t-il.

– C'est vrai ! valida Anna. On a rien volé, je voulais juste montrer le porte clé à Léo ! Mais il était sorti du magasin et là les machins, ils ont commencé à sonner puis tout d'un coup les messieurs pas gentils, ils sont arrivés et là-

– Ok Anna, l'interrompit Judith, on a saisi l'idée.

Un troisième invité fit son entrée. Il était grand, élégant, svelte et charismatique. Sa mâchoire parfaitement carrée et sa barbe taillée lui seyait à merveille. À l'aide d'un peigne de poche, il plaquait en arrière ses longs cheveux blancs, dans un geste qui respirait la minutie et le soin. Il portait une chemise beige, dont les premiers boutons étaient détachés - et d'où l'on apercevait évidemment son torse aussi lisse qu'une peau de bébé - derrière une veste légère. C'était le cliché même des mannequins de publicité pour caleçon.

Il s'arrêta devant l'entrée, balaya la pièce d'un coup d'œil rapide et fut surpris de ne voir aucune expression d'admiration s'étendre sur le visage des jeunes femmes.

Il sortit néanmoins avec un sourire radieux une flasque métallique de sa poche intérieure. Il but une délicate gorgée, puis exposa ses canines pointues pour annoncer d'une voix solennelle :

– Je suis la lumière dans les ténèbres.

– Et ma lame pourfendra les peurs, finit Camille sur le même ton.

S'en suivit une poignée de main ferme et amicale.

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