Chrysalide
Anna se dirigeait d'un pas lent et ferme vers Raphaël. Ses pieds minuscules laissaient des marques dorées sur le plancher de la cale, mais ces traces à l'allure divine s'estompaient derrière elle. L'homme corbeau, lui, reculait. Marjolaine et Pascal, eux, étaient en garde, même si le danger aux grands yeux insupportablement irrésistibles ne s'avançait pas vers eux. Arrivé à mi-chemin, il s'arrêta.
Celle qui captait tous les regards s'accroupit ensuite, délicatement, au-dessus de sa mère, effleurant son visage de ses tresses. Elle lui caressa la joue d'une lenteur sublime. La scène avait tous les traits d'une peinture baroque : surchargée de détails, d'émotions et de lumières. D'une beauté si douloureuse, qu'elle arracha une larme à Judith.
– Tu crois que tu me fais peur petite ?! cria soudain Raphaël, la voix tremblante. Tu n'es qu'une pauvre gamine ! Qu'une pauvre elfe de rien du tout ! Tu ne peux rien, rien contre moi !
Il devenait évident que la folie avait pris le trône de son esprit, tant les veines de son cou au bord de l'explosion avaient pris la place de son ancien flegme. Les multiples bras émergeant de son torse béant se tortillaient sur ses flancs, dans un craquement osseux très désagréable. Quelques bouts de peau, et peut-être même d'organes, s'échappaient de ses plaies pour venir choir à ses pieds, accompagnés par un long flux continu de liquide noirâtre. Comment pouvait-il encore vivre ? Comment pouvait-il faire partie de ce monde ? Ce genre de monstre n'existait même pas dans les pires cauchemars de Judith. Et pourtant, les muscles de Raphaël avaient bien triplé de volume, déchirant sa peau noire pour laisser entrevoir sa chair à vif.
Anna ignora les menaces et insultes de son adversaire et continua de caresser la chevelure de sa mère. Elle n'était pas morte, mais son état semblait critique. Peut-être que ses jours étaient en jeu, personne ne pouvait le savoir, et personne ne le pourrait, car comment sortir de cette immobilité morbide dans laquelle tous s'étaient figés ?
– Oui c'est ça ! Reste à côté de ta mère ! continua de s'égosiller le corbeau. Ne t'inquiète pas, tu vas très vite la rejoindre !
– Ça suffit, ordonna la petite fille d'une voix ferme, mais sans bouger les lèvres.
La lumière qui l'entourait s'intensifia de plus belle, et le son de sa voix résonna en écho, comme si Anna avait parlé depuis le cœur d'une église.
– Écoute moi Anna, commença Pascal, la main tendue vers la petite fille, tu dois te calmer... Reste avec nous.
La petite fille se tourna vers le vieil homme et ce dernier baissa aussitôt le regard. Une grosse goutte de sueur lui coulait sur la tempe. Marjolaine et lui effectuèrent simultanément une marche arrière. Lente.
– Vous me faites pitié ! cracha Raphaël. Vous reculez devant cette vermine ?! Ha, vous n'êtes vraiment pas dignes de porter le nom de chasse-peur !
Il s'avança à toute vitesse vers Anna et lui porta un coup-de-poing fulgurant d'un de ses multiples bras. La petite fille, qui n'avait jamais décidé d'attendre sagement l'arrivée de son adversaire, s'élança vers lui, laissant sa mère hors de la zone de combat.
Elle planta brutalement ses pieds délicats dans le sol, puis vint arrêter en douceur le coup du corbeau, en plein vol, d'une seule main. Comme si elle voulait attraper une feuille tombant d'un arbre. Quand elle resserra sa main, ses minuscules doigts brisèrent avec grand bruit les solides os de Raphaël, comme on briserait des brindilles. Il hurla, et Judith dut se boucher les oreilles tant le bruit lui perçait les tympans.
La petite fille arracha son membre rompu, ouvrant la vanne qui retenait le liquide sombre dans les plumes de son adversaire. Ses vêtements d'enfant furent trempés d'un fluide cadavérique à l'odeur nauséabonde.
Raphaël fit un pas en arrière, prit de l'élan contre le plancher, puis revint à la charge, comme s'il n'était pas en train de se vider de son sang.
Les mouvements des deux combattants restaient vifs, tellement vifs que Judith ne pouvait que les supposer. Le corbeau, cette fois-ci, élança son pied gauche sur la petite fille. Elle ne le bloqua pas et reçut de plein fouet son tibia sur la joue droite. Le coup, sûrement mortel en d'autres circonstances, ne fit que pencher légèrement sa tête dans le sens opposé. En retour, elle tenta d'attraper son ennemi, ce qu'elle réussit avec une facilité déconcertante. Il ne se laissa cependant pas faire et décida de son propre chef de briser sa jambe, au risque de se trouver en difficulté face à Anna.
Circonspecte, elle laissa tomber le pied, puis sauta sur Raphaël. En un demi-battement de cils de Judith, la petite fille arriva à sa hauteur. Il était trop tard pour esquiver la prochaine attaque d'Anna, c'est pourquoi il essaya simplement de réduire les dégâts qu'elle allait fatalement lui occasionner. La petite fille, toujours brillante comme un soleil, enfonça sa petite main arrondie en poing au fond du torse de son adversaire. Elle lui arracha un nouveau cri de douleur, ainsi qu'une paire de côtes. Raphaël, de rage, empoigna son corps frêle entre ses bras, pour le relâcher immédiatement. Ses mains rougirent et se crispèrent douloureusement, comme si elles venaient de rentrer en contact avec un feu ardent.
Ce pauvre fou lui asséna alors d'autres coups, autres coups qui furent arrêtés aussi facilement que le tout premier. Et tout comme ce dernier, chacun d'eux étaient récompensés par un membre arraché.
Il se retrouvait maintenant avec un nombre de bras inférieur à la normale.
À bout de souffle et probablement vidé de son sang, Raphaël, la peau - du moins ce qui lui en restait - contre les os, se mit à genoux. Petit à petit, il reprit des couleurs, naturelles. La noirceur de sa peau s'estompa lentement, en commençant par l'extrémité de ses oreilles. Les plumes qui ornaient sa tête s'affaissèrent, puis tombèrent une à une.
– Achève moi... supplia-t-il dans un souffle rauque.
Il toussa des caillots de sang, sombre. Anna regardait le pauvre homme, patchwork mourant, d'un humain et d'un volatile auparavant majestueux. Voyant que la petite fille ne répondait pas à sa dernière volonté, il siffla faiblement :
– Où que tu ailles, sale vermine de ta sous-race, nous l'ordre du cor-
Anna, d'un revers de main, lui arracha la tête, comme on arracherait les ailes d'une mouche : sans pitié, ni difficulté. Un flot d'hémoglobine jaillit en cascade, tandis que le corps de Raphaël s'écroulait lourdement au sol. La petite fille, tint, une dizaine de secondes, son visage, figé, par la mort, sans doute, à quelques centimètres du sien. Puis elle le lança nonchalamment de l'autre côté de la cale. Comme un jouet qui ne satisferait plus ses caprices d'enfant, la tête sans vie de Raphaël roula jusqu'à sa mère.
L'homme au corbeau était vaincu. La tension dans la pièce étroite perdurait.
Malgré sa baisse d'intensité lumineuse, Marjolaine et Pascal restaient à une bonne distance d'Anna, leurs armes cependant en retrait.
Judith sentit quelque chose la frôler et un élancement la ramener vers la droite. Lev tirait sur son T-shirt. Le jeune garçon, tout comme elle, n'avait pas raté la moindre fraction de seconde du combat.
Quelques larmes lui coulaient sur les joues - ainsi qu'une longue traînée de morve. De joie ou de tristesse, Judith n'aurait pas su le dire. Néanmoins, elle se permit de les essuyer de sa paume, puis dans un chuchotement qui se voulait rassurant, elle lui glissa à l'oreille :
– Ne t'inquiète pas, tout est enfin fini.
Lev acquiesça en secouant simplement la tête, puis pointa sa soeur du bout du menton. La petite fille ne brillait plus et venait de s'endormir, ou bien de s'évanouir, mais elle respirait encore. Judith sut qu'enfin tout cela allait s'achever, que tout allait rentrer dans l'ordre, même si rien ne serait plus jamais comme avant. La jeune femme en était convaincue. Convaincue, car à présent, c'était Liliya qui tenait sa fille dans ses bras.
Le reste du voyage forcé au fond de la fine cale se dessina dans le silence. Personne n'osa prononcer un mot. Et personne ne voulait rester près du cadavre.
Finalement, tout le monde remonta sur le pont. L'air y était plus respirable, bien que le ciel portait un long et lourd manteau de nuages gris. Pascal monta le dernier, il devait apparemment régler une "dernière petite chose" avec la dépouille de Raphaël. À son arrivée, ils essayèrent tous ensemble de trouver une terre où accoster, mais la mer, ou l'océan, personne ne le savait encore, s'étendait autour d'eux à perte de vue.
Le grand-oncle de Judith esquissait du bout des lèvres un sourire discret et familier. Et Judith se demanda soudain pourquoi ils agissaient tous comme si tout cela était anodin. Personne n'en parlait. Personne ne parlait ! Elle entendait la question tabou lui brûler les méninges et le mot Interrogation lui remuait les lèvres.
Elle profita de la pause clope de Marjolaine pour s'isoler avec elle, à l'abri des oreilles indiscrètes. La jeune femme se plaça à son côté, comme si de rien n'était, et comme si de rien n'était, elle se racla la gorge.
– Tu veux une clope ? demanda Marjolaine, les yeux perdus au-delà de l'horizon.
– Non merci.
– Sacrée histoire, hein ? lança-t-elle avec un haussement d'épaules.
– Oui...
– Bon, qu'est-ce que tu veux savoir ? souffla la fumeuse en pouffant légèrement.
– Juste... Pourquoi ?
– Pourquoi quoi ? rétorqua Marjolaine, un peu surprise.
Elle venait enfin de se tourner vers Judith.
– Enfin pas pourquoi, je veux dire, continua la jeune femme... Il est où ?
– Qui ça ? Qui est où ?
– Et bien Raphaël ? Il est où ?
– En dessous.
Et c'était comme une évidence.
– Je parle de son fantôme. Il est où ?
– Oh ! Eh bien... Les gens comme lui n'ont plus d'âme depuis bien longtemps.
– C'est à dire ?
– Ça t'intrigue hein ? dit la chasse-peur en riant faussement. Les personnes faisant partie de l'ordre du corbeau, fit-elle en mimant la folie avec l'une de ses mains, sont un peu particulières, comme tu as pu le constater. Au départ, des humains lambdas, et qui par un concours de circonstances subissent de multiples mutations et... autres expériences occultes.
– Dans quel but ?
– Pour la puissance, la soif de pouvoir... mais surtout contre eux, conclut-elle d'un mouvement de tête, désignant la famille de Liliya.
Voyant que la jeune femme ne saisissait toujours pas ce qu'elle lui expliquait, Marjolaine continua.
– Tu as bien vu de quoi était capable Anna ?
Judith acquiesça.
– L'ordre du corbeau juge que personne ne devrait avoir ce genre de pouvoir. C'est pour cela qu'ils chassent tous les elfes, par crainte qu'ils ne surpassent l'Homme et le réduisent en esclavage... pfff ! Ces pauvres fous ont décimé à eux seuls la quasi-totalité des elfes de ce monde.
– Hum... Et vous, pourquoi vous voulez les aider ?
Marjolaine détourna son regard et pinça les lèvres. Elle tira une grosse bouffée de sa fine cigarette, puis relâcha un long panache de fumée blanchâtre. Elle se retourna vers Judith, lui proposant une fois de plus sa cigarette. Offre qui fut déclinée poliment, sur un regard appuyé d'obstination. Elle voulait sa réponse.
– Car il vaut mieux que ce genre de personnes soit dans notre camp, plutôt que dans le leur.
Judith savait pertinemment que cette réponse n'était pas complète. Ni fausse, ni vraie. Elle pouvait concevoir qu'une personne ayant la force d'Anna soit un allié de taille, mais qui voudrait utiliser un enfant dans une guerre ? Et surtout comme une arme, chaude de lumière dans une guerre froide d'obscurantisme entre chasse-peurs ?
– Tu en apprendras plus au moment venu. D'après ce que j'ai compris, tu vas devenir une chasse-peur toi aussi.
Judith n'était à vrai dire pas vraiment sûre de le vouloir. Le fait que Marjolaine et son grand-oncle décidaient pour elle la dérangeait fortement. Et plus la jeune femme en apprenait sur eux, moins elle avait envie de rejoindre leur rang. Alors qu'elle était sur le point d'énoncer ses quatres vérités, Pascal interrompit leur petite discussion d'un...
– Terre en vue !
Et il s'écria tel un joyeux pirate.
Ils accostèrent sur une plage désertique, non loin d'une falaise de calcaire. Pascal remit le bateau en mer, après que Marjolaine ait improvisé un petit dispositif pour que la coque prenne feu à retardement. Ce travail réussi, le bateau coula donc dans les tréfonds des fonds marins, emportant avec lui le cadavre de Raphaël. Tous regardèrent ce spectacle étrangement beau, tandis que le soleil se couchait derrière l'horizon.
Quand les étoiles montrèrent le bout de leur nez, l'heure des adieux sembla être enfin arrivée. Liliya et le reste de sa famille remercièrent cordialement Marjolaine et Pascal. Elle refusa de les suivre et leur assura que désormais, plus personne n'oserait s'attaquer à eux.
– Rendez-le moi, lui demanda Liliya d'un ton ferme, la paume ouverte vers Pascal.
– En êtes-vous sûr ? Cela ne vous servira à rien, rétorqua le vieux chasse-peur.
– Peut-être bien, mais je n'ai aucune confiance en vous.
– Je suppose alors que négocier serait une perte de temps ?
– Vous supposez très bien, dit-elle d'une voix glaciale.
Pascal extirpa donc de sa poche une bague blanche aux reflets violets. Celle-là même que portait l'homme corbeau maintenant noyé dans le ciel marin. Puis, Pascal donna une plume noir à Liliya, et puis le cœur de Judith se retourna. Une plume noire, qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à celles de Raphaël.
Liliya accepta le présent plus qu'étrange de son grand-oncle, sans sourciller. Ce ne fut pas le cas de Judith dont les arcades sourcilières se courbèrent étrangement, comme pour accueillir les nuages.
Après les ultimes adieux, la petite famille les quitta, la promesse de ne pas les suivre comme dernière requête, ce que Marjolaine et Pascal acceptèrent à contre-cœur.
Quand les petites têtes blondes disparaissèrent derrière les pieds de la falaise, Judith se sentit, pour la première fois depuis le début de cette semaine, soulagée et apaisée.
Et pourtant.
Et pourtant.
Et pourtant, une petite partie d'elle-même savait, oui savait, que son chemin allait recroiser celui de Liliya.
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